Marine Turchi : "Adèle Haenel n’imaginait pas déclencher un tel débat"

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Journaliste à Mediapart, Marine Turchi publie "Faute de preuves" (Le Seuil). Une enquête fouillée et éclairante sur les défaillances de notre justice face aux dossiers de violences sexuelles démultipliés par la vague #MeToo.

En novembre 2019, l’actrice Adèle Haenel témoigne sur Mediapart, au micro de Marine Turchi, des agressions dont elle aurait été victime adolescente. Et lance cette phrase qui bouscule, "La justice nous ignore, on ignore la justice", assumant ainsi son refus de porter plainte.

La boîte mail du journal est alors au bord de l’explosion : des milliers de personnes de tous les milieux et de tous les âges y racontent les violences sexuelles subies, beaucoup se sentant "déçues ou broyées" par la justice.

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Marine Turchi, enquêtrice de l'ère #MeToo

Pour Marine Turchi, ce n’est pas vraiment une surprise. Journaliste à Mediapart depuis 2008, elle a longtemps couvert le Front national, avant de rejoindre en 2017, le service "enquêtes" où elle travaille principalement sur les affaires de violences sexuelles. Mais elle est interpellée : "Si les pouvoirs publics prenaient vraiment en charge cet énorme problème de santé publique que sont les violences sexuelles et conjugales, nous ne recevrions pas autant de messages. C’est le point de départ de mon enquête", dit-elle.

Cette enquête, rigoureuse et minutieuse, menée pendant deux ans au cœur de la machine judiciaire, Faute de preuves (Seuil). Enquête sur la justice face aux révélations #MeToo, est publiée aux éditions du Seuil. Riche de témoignages y compris de magistrats et de policiers, elle reprend aussi neuf dossiers récents (une agricultrice, des agents d’entretien, une policière, la photographe Valentine Monnier qui a accusé Roman Polanski de viol, l'habitante de Tourcoing qui a porté plainte contre Gérald Darmanin, l'affaire Luc Besson, l'affaire PPDA, etc.) parfois encore en cours, avec l'entretien exclusif d’Adèle Haenel, deux ans après son témoignage coup de poing.

Chaque parcours judiciaire est particulier mais les mêmes questions se posent : pourquoi 70% des plaintes pour viol sont-elles classées sans suite ? Comment se passe le recueil de la parole des victimes ? Quelle réparation attendre de la justice ? Quel est le rôle des médias dans ces affaires ? Existe-t-il une justice de classe ?

Rencontre avec Marine Turchi, une journaliste pugnace qui a rayé le mot "impunité" de son vocabulaire. 

Marie Claire : En novembre 2019, Adèle Haenel lance dans Mediapart (1) : "La justice nous ignore, on ignore la justice..."

Marine Turchi : Adèle Haenel n’imaginait pas déclencher un tel débat. J’ai voulu vérifier si cette défiance était fondée en rencontrant les concernés dans le monde judiciaire. Deux choses m’ont surprise : une partie d’entre eux estiment qu’il n’y a pas de dysfonctionnements et ce monde judiciaire se révèle très hétéroclite J’ai été étonnée d’entendre autant de paroles différentes voire opposées. J’ai été bousculée aussi en tant que journaliste, j’ai voulu affronter ce reproche : "Vous, les médias, jetez des noms en pâture". Beaucoup de témoignages se retrouvent effectivement dans l’espace public, sur les réseaux sociaux ou dans les médias, et pas dans les prétoires. C’est tout le débat posé par #MeToo.

"'Faut-il porter plainte' est une question qu’on se pose tous les jours", vous dit également Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT)… 

Oui, alors même que leur travail est d’accompagner dans les procédures judiciaires. J’ai essayé de créer un dialogue entre deux mondes qui ne se comprennent pas. La planète des victimes, des militantes et des associations et celle des policiers, des magistrats, des avocats qui ne parlent pas la même langue. D’ailleurs, il y a un hiatus : pour les personnes victimes, la plainte est l’aboutissement de tout un processus. Elles ont hésité des mois, des années à porter plainte et, un jour elles poussent la porte d’un commissariat. La justice les voit comme des plaignantes au début du processus. Une incompréhension qui mène à un dialogue de sourds.

La justice pénale est là pour juger un auteur, pas pour réparer la victime. Il faudrait pourtant, dites-vous, penser à des alternatives, lesquelles?

Dès qu’une histoire sort dans la presse, on entend dans la bouche de ministres, mais aussi de magistrats, "Il faut porter plainte". Mais cette injonction se heurte à une réalité, le juge Edouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), le déplore : "Vous devez parler, porter plainte mais on ne vous croira pas".

La première chose serait de demander aux personnes victimes : "Qu’attendez-vous de la justice ?", et d’adapter la réponse pénale à leurs besoins. Les récits recueillis montrent qu’elles attendent surtout une reconnaissance des faits par l’agresseur mais aussi par leur entourage.

Le magistrat Antoine Garapon propose une sorte de plaider coupable. Avec des explications, une reconnaissance des faits, des aveux, le mis en cause ne serait pas forcément incarcéré, et il pourrait y avoir une médiation ou d’autres formes de sanction.

La première chose serait de demander aux personnes victimes : "Qu’attendez-vous de la justice ?", et d’adapter la réponse pénale à leurs besoins.

Comme des indemnités financières trop peu demandées?

Presque toutes les victimes se sentent obligées de préciser, "Attention, moi je ne demande pas d’argent", face à la suspicion de vénalité, du "Elle fait ça pour l’argent". Pour beaucoup d’avocats, non seulement il est normal qu’elles demandent réparation mais par ailleurs, la recherche et la démonstration des préjudices, comme une perte d’emploi due aux conséquences psychologiques des violences, vont être des éléments de preuve dans le faisceau d’indices concordants.

"J’estime que c’est normal. Ce ne sont pas 40.000 euros qui vont réparer dix ans de dépression, de rupture de lien avec ma famille…", déclare avec sincérité Adèle Haenel. Et puis comme le précise Marilyn Baldeck, l’argent sort de la poche de l’agresseur et cette sanction financière devient la plus importante comme ces affaires se soldent souvent par une condamnation avec sursis. 

En France, 70% des plaintes pour viol sont classées sans suite, à quelle étape situez-vous les dysfonctionnements ?

C’est l’étape de l’enquête préliminaire, celle du parquet, qui est cruciale. Déjà c’est une loterie selon le commissariat ou la gendarmerie où vous déposez plainte. Et face à l’afflux des dossiers à gérer, il est quasi impossible de mener des enquêtes de fond, des policiers le déplorent : "On a 3000 dossiers, on ne peut pas tous bien les traiter, il est impossible aller chercher d’autres victimes potentielles dans le dossier…"

On a fondé une Brigade des stups en 1989, le Parquet financier pour la délinquance financière en 2013, mais pour les violences sexuelles et conjugales, alors qu’elles sont un problème majeur de santé publique, les moyens ne sont pas à la hauteur des enjeux.

Que penser des nominations de Gérald Darmanin et d’Eric Dupond-Moretti ?

Des policiers et des magistrats m’ont dit : "On a cru à une blague !". Les militantes féministes l’ont vécu comme un énorme bras d’honneur : d’un côté on déclare les violences faites aux femmes "grande cause du quinquennat", et de l’autre on nomme ministre de l’Intérieur, un élu visé par une enquête pour viol, et un ministre de la Justice qui a été un des porte-voix des adversaires de #MeToo, accusé de remarques sexistes.

À cette question, dans une interview croisée au Monde (2), Elisabeth Moreno, ministre de l’Égalité femme-homme répond : "présomption d’innocence", son homologue espagnole, Irene Montero : "La société espagnole ne le tolèrerait pas." En Espagne, ils ont 20 ans d’avance sur nous : des moyens conséquents y sont consacrés depuis 2004.

Dénoncer des violences sexuelles n’est jamais facile et jamais sans conséquences, même quand on est Adèle Haenel.

Vous avez longuement enquêté sur l’affaire de Gérald Darmanin, cela a été compliqué ?

Je l’écris dès l’introduction, nous avons un ministre de l’Intérieur qui est à la tête des services de police chargés d’enquêter sur son dossier. Lorsque les deux plaintes qui l’ont visé ont été déposées, il était ministre du Budget. C’est le pot de terre contre le pot de fer. L’une des deux plaignantes, dont j’ai recueilli le témoignage, "Sarah" dans le livre, a pendant un moment disparu des radars. C’est intéressant de raconter les coulisses, le climat de peur et de paranoïa, vécu, à tort ou à raison, par cette jeune femme.

Les avocats de Gérald Darmanin ont évoqué dans la presse des SMS de soutien que la plaignante aurait envoyé au ministre à sa nomination à l’Intérieur en 2020. Ils m’ont affirmé que ces SMS ont été adressés "spontanément", que Gérald Darmanin n’avait pris "aucun contact direct ou indirect" avec Sarah et qu'"aucune négociation", "aucune pression" n’avaient eu lieu. Mais mon enquête a été difficile car il est un baron local à Tourcoing, et maintenant un ministre avec des moyens de communication, et des accès aux médias.

Sarah qui vit du RSA, a eu une enfance compliquée et a déjà été victime de violences, se retrouve face à un homme puissant, le décalage entre eux est saisissant. Dire que notre justice est une "justice de classe" ou "à deux vitesses" est un reproche très fréquent. Le dossier de Sarah a été classé sans suite, celui de l’autre plaignante (Sophie Patterson) s’oriente vers un non-lieu, mais cette affaire revêt d’autres dimensions que judiciaires. Elle pose des questions morales, éthiques, politiques, sur l’usage que fait de son pouvoir un élu, devenu ministre : peut-il avoir des relations sexuelles avec deux femmes venues lui demander de l’aide pour un dossier qui leur était vital et envoyer des courriers d’intervention leur laissant penser qu’il a un levier d’action ? La question d’un éventuel abus de pouvoir, que lui dément, se pose.   

Plusieurs témoins le rappellent, on n’a rien à gagner à être une victime…

Non, on n’a rien à gagner à être une victime publiquement, de voir son nom associé à vie sur Google au mot viol ou inceste. Quel est l’intérêt d’aller dénoncer un viol au commissariat ?

Cela ne signifie pas que 100% des personnes disent la vérité. C’est une des questions que j’affronte aussi dans le livre, celle des fausses déclarations. Une juge m’a déclaré : "Il y a aussi des femmes qui mentent". D’après des études à l’étranger (États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Australie), cela reste très minoritaire dans la pratique des magistrats, entre 2% et 8%. Je cite une étude lilloise de référence menée par six chercheuses qui évalue à 3,6% les fausses déclarations, souvent d’ailleurs le fait d’une tierce personne : un mari dont la femme a parlé de viol pour cacher qu’elle a un amant, et qui va faire le signalement, ou une lycéenne qui a menti à ses parents.

Les policiers sont formés pour déceler cela mais certains disent que ces dossiers polluent leur travail. Il faut affronter ce stéréotype "elle ment" qu’on entend rarement quand il s’agit d’un vol de portable. C’est un préjugé spécifique au viol.

On n’a rien à gagner à être une victime publiquement, de voir son nom associé à vie sur Google au mot viol ou inceste. 

Avec le recul, quel regard pose Adèle Haenel sur le raz-de-marée médiatique qui a suivi son témoignage dans Mediapart ?

Ce qui se dégage des deux années qu’elle vient de traverser, c’est que dénoncer des violences sexuelles n’est jamais facile et jamais sans conséquences, même quand on est Adèle Haenel. Elle est combative mais aussi très sincère dans notre entretien. Elle explique ce que ça lui coûte humainement, et professionnellement. Après l’article, elle a accepté la main tendue de la justice, qui s’est auto-saisie, et elle a porté plainte contre le réalisateur Christophe Ruggia. Il a été mis en examen, pour "agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime". La garde à vue du cinéaste a été annulée par la justice en septembre mais il reste mis en examen. Adèle Haenel se retrouve dans la situation de beaucoup de plaignantes avec un long combat judiciaire à mener.

Elle l’explique bien : "Cette affaire est tout le temps-là, en fait". Comme le dit une plaignante dans le livre : "On ne sait pas si on doit oublier ou se souvenir". La procédure est en cours, impossible d’oublier. On doit se souvenir car il faudra raconter encore et encore sans être confuse, sans faire d’erreurs, alors que quand vous venez porter plainte, vous êtes souvent dans la confusion, c’est d’ailleurs l’un des symptômes post-traumatiques.

Le mis en cause, lui, peut faire valoir son droit au silence. Et on n’a pas toujours les mêmes exigences envers lui : les enquêtes préliminaires sont très axées sur la plaignante, et contrairement à elle, il ne sera soumis à une expertise psychiatrique que s’il est mis en examen pour viol, mais comme 70% des plaintes sont classées sans suite…

(1) "#MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou", Mediapart, 3 novembre 2019,

(2) Le Monde du 27 juillet 2021.

[Dossier] Le mouvement #MeToo - 68 articles à consulter

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