"Il n’y a pas d’étude qui démontre une corrélation entre des résultats électoraux et le succès d’une personne sur les réseaux sociaux", pointe d'entrée Virginie Spies, maitresse de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’université d’Avignon.

Pourtant, environ un quart des 18-24 ans ont voté pour Jordan Bardella [1,7 million de followers sur Tiktok, ndlr] aux élections européennes, soit 9 points de plus pour cette catégorie d’âge (et +10 points chez les 25-34 ans) que lors des élections de 2019, selon une étude Ipsos pour France Télévisions

Un "effet TikTok" dans les urnes ?

Car les réseaux sociaux sont aujourd’hui la matrice qui va distiller les sujets d’information à la plupart des médias mainstream. "Pour Bardella, TikTok est en quelque sorte le réseau social 'natif' dont les vidéos de communication vont ensuite être diffusées partout ailleurs."

Vidéo du jour

S'il n'est pas le seul représentant politique à être inscrit sur la plateforme - le premier ministre Gabriel Attal est inscrit depuis mai 2023 et compte 3119K de followers et le président Emmanuel Macron compte 4,5M de followers, NDLR - le président du parti d’extrême droite, et derrière lui son équipe de communicants, en maitrisent parfaitement tous les codes. L’utilisateur de TikTok est alors assailli de courtes vidéos, des "edits", montrant Jordan Bardella en boite de nuit ou mangeant un biscuit dans les loges d’un plateau télévisé. Un excellent moyen de dépolitiser le discours extrême du jeune président de parti, qui ne garde, par le biais de ces vidéos très brèves, que des bribes de ses interventions médiatiques. 

Il ne faut pas fétichiser la technique. Il n’y a pas d’aspect magique aux réseaux sociaux.

"Ces clips courts viennent du monde de la K-pop, analyse Virginie Spies. À l’origine, ils sont faits par des fans pour magnifier un artiste. Une punchline, une musique rythmée. Ce qui compte, c'est le physique et la bonne phrase, à aucun moment le discours politique." Ce qui permet à Jordan Bardella, âgé de 28 ans, de séduire une partie de la jeunesse.

Celle-ci transforme-t-elle pour autant cette appétence en vote dans les urnes ? Selon le sociologue spécialiste des extrêmes droites Ugo Palheta,"il ne faut pas fétichiser la technique. Il n’y a pas d’aspect magique aux réseaux sociaux. S’il y avait réellement un 'effet TikTok', alors l’ensemble de la jeunesse aurait voté RN."

Pour le maitre de conférence en sciences de l’éducation, il n’est pas tant question des usages de TikTok que de la réception qui est faite de ces messages et vidéos. Certaines personnes auraient ainsi des "dispositions" à entendre et à adhérer à ce type de discours, "façonnées par leur parcours familial et scolaire. Les effets de la socialisation politique familiale sont à mon avis toujours plus forts que TikTok". 

Une nouvelle étape dans la peopolisation des politiques

D’autant que si le réseau social plébiscité par les jeunes est peut-être le "stade suprême", dixit Ugo Palheta, de la peopolisation des hommes et des femmes politiques, celle-ci existe déjà depuis un bon moment.

En témoigne l’émission de Karine Le Marchand qui permettait à Marine Le Pen de déclamer son amour des chats, tout sourire, sur un bout de canapé [dans un épisode d'Une ambition intime, sur M6, diffusée durant la campagne présidentielle 2017, NDLR.]

Les électeurs les plus dépourvus des outils proprement politiques de perception et d’appréciation sont les plus susceptibles de privilégier ce prisme esthétique.

Et si Virginie Spies évoque les cas Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, dont la vie privée était fortement médiatisée, la spécialiste en communication remonte à John Fitzgerald Kennedy dans les années 1950. "JFK ne faisait pas autre chose, il jouait sur ses qualités physiques comme Jordan Bardella joue du selfie. C’est un peu le Nabilla du Rassemblement national ! Le politique devient une star, au même titre qu’une chanteuse ou un acteur."

Dans son livre Pouvoir et beauté – Le tabou du physique en politique (Éditions PUF, 2021), le professeur des universités François Hourmant constate à quel point "l’homo politicus est devenu un homo aestheticus, un entrepreneur esthétique désireux de plaire et de séduire."

Ce qui compte est donc d’être vu, de faire parler de soi. Et à ce jeu-là, les idées rances ne semblent hélas pas éclipser le physique. Dans le documentaire visible sur Arte, La jeunesse n’emmerde plus le RN, on y voit de jeunes adultes hurler "Jordan" avec ferveur en s’exclamant : "C’est un bel homme (…) Il a un peu la notoriété d’un mannequin ou d’un mec de téléréalité".

Mais quid de ses idées et de celles de son parti, qui bafouent les droits des femmes, des personnes LGBTQI+, des personnes racisées ?

Dans son ouvrage, François Hourmant rappelle également que plusieurs enquêtes ont insisté "sur la propension, chez les moins informés, à privilégier un biais heuristique esthétique (…) Les électeurs les plus dépourvus des outils proprement politiques de perception et d’appréciation sont les plus susceptibles de privilégier ce prisme esthétique et de créditer les candidats d’un certain nombre de qualités ou de valeurs qui font sens à leurs yeux."

Par le fonctionnement algorithmique et leur contenu (volontairement) vidé de substance politique, les réseaux sociaux de l’extrême droite sont donc devenus des acteurs à part entière dans la course au buzz.

Déjà à l'époque, le Front national avait su se saisir très rapidement des enjeux des nouvelles technologies, comme le rappelle cet article de The Conversation : "L’idée était alors d’utiliser les outils numériques afin de toucher un public par ailleurs difficilement atteignable via les médias dits traditionnels, ces derniers étant réticents, à l’époque, à inviter des représentants de l’extrême droite sur les plateaux".

Législatives : les influenceurs engagés pour contrer cette stratégie

"Sur les réseaux, il est plus question de like que d’avis, note Virginie Spies. Les rares contradictions sont noyées dans la masse. Mais ce qui fonctionne en tout cas, c’est une forme de main d’œuvre gratuite. Ce sont les fans qui font le mieux la com’ de leur candidat."

Voilà pourquoi la gauche tente, pour ces élections législatives anticipées, de reprendre du pouvoir là où elle ne s’attendait pas à en perdre tant. Le chroniqueur de la radio Mouv’ Tahzio a ainsi lancé un appel aux créateurs et créatrices de contenus pour diffuser en masse des vidéos dédiées au Nouveau Front Populaire sur les réseaux sociaux. Une idée qui fait des émules et a, au moins, le mérite de ne pas laisser à l’extrême droite l’apanage des réseaux sociaux tant appréciés par la jeunesse.