Elle s’est retrouvée au coeur de l’actualité pour deux dossiers qui n’ont aucun point commun. Dans le premier, elle représente la famille de Shaina Hansye, poignardée et brulée vive à 15 ans à Creil (Oise) en octobre 2019, après avoir été victime d’un viol collectif deux ans plus tôt. Dans le second, elle défend Mohamed Amri, soupçonné d'avoir aidé Salah Abdeslam à s'enfuir vers la Belgique et jugé en ce moment au procès des attentats du 13 Novembre 2015.

Des hasards de calendrier qui démontrent toute la palette du rôle d’avocat et sa multitude de facettes. Et qui nous ont donné envie de rencontrer Maître Negar Haeri, 41 ans, avocate de ces deux affaires. Rendez-vous est pris au cabinet qu’elle partage avec d’autres confères et consœurs, non loin de l’Opéra Garnier, où elle nous reçoit dans une salle de réunion.

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"En une semaine, ces deux histoires sont sorties. D’un côté, l’ordonnance de mise en accusation d’un garçon mis en cause, dans le dossier de Shaïna Hansye et l’article du Monde qui a suivi. De l’autre, toute la question autour de "Comment défendre l’indéfendable ?", avec le procès des attentats du 13 Novembre qui s’ouvrait", note-t-elle.

En revenant en profondeur sur chacun de ces dossiers, l’éloquente professionnelle nous renvoie à "des mots-clés", ces valeurs qu’elle s’emploie à incarner dans son métier : la droiture, la nuance, la dignité, face à la régression et au fléchissement du droit.

Des infractions "honteuses"

Shaïna Hansye, d’abord, dont elle accompagne la famille. "Elle a été victime au cube. Non pas parce qu’elle est victime trois fois – d’un viol, puis d’un passage à tabac et d’un assassinat ; mais parce qu’elle se retrouve victime de son statut de victime, cela va justifier son traitement aux yeux de ses agresseurs." Pas uniquement à leurs yeux. Dans les rouages du système judiciaire également.

L’avocate souffle, réfléchissant à voix haute : "Les victimes n’ont pas la même qualité selon ce qu’elles ont subi. Quand on est victime d’agression sexuelle, c’est quasiment honteux, comme il y avait autrefois des maladies honteuses." De fait, lorsqu’en 2017, Shaïna porte plainte après son viol, à 13 ans, l’officière de police note en majuscule dans son compte-rendu que la jeune fille "NE MANIFESTE AUCUNE ÉMOTION PARTICULIÈRE". "On lui reproche une absence de dramatisation. Alors qu’elle traverse un état de sidération, elle est en train de digérer ce qui vient de lui arriver", rappelle Negar Haeri, qui a repris le dossier après l’assassinat de l’adolescente.

Habituée des plaidoiries, elle revient, posément, sur la "désaffection". C’est dans un hôpital désaffecté que Shaïna Hansye a été violée. Dans un cabanon désaffecté que son corps a été retrouvé. "La polysémie du mot m’interpelle. L’affection, la dés-affection. L’accusé n’a pas eu de considération pour sa victime, il l’a réduite à un objet, ce qui autorise le passage à l’acte."

Au cours de la conversation, riche et intense, elle souligne néanmoins le fait que, lui aussi, a le droit à une défense. Comme pour enchaîner, sans s’en apercevoir sur le procès qui constitue aujourd’hui son quotidien, celui des attentats du 13 Novembre.

Les fondements de la démocratie

Défendre l’indéfendable, donc. Presque un sujet de philosophie. Pour autant, Negar Haeri, formée à Nanterre, à la Sorbonne puis à Assas avec un saut à Duke University (USA), s’est récemment rendue compte que les citoyens comprenaient assez bien son rôle et les raisons d’être à cette place. "C’est tout l’honneur de notre système judiciaire. Vous attribuez aux accusés la dignité qu’ils ont dénié aux victimes. Votre comportement peut être indigne, mais votre dignité, elle, reste imperdable, elle est collée à votre peau. Il s’agit d’un des principes fondamentaux de notre démocratie."

L’avocate l’admet, elle est impressionnée par les victimes qui témoignent actuellement au procès. Bouleversée et émue, aussi. "Quelle distance et quelle lucidité, quand elles viennent à la barre dire qu’elles croient en la justice, qu’elles sont fières qu’on juge les accusés ici, convenablement, et pas en Syrie. Il faut être vachement solide pour avoir été ébranlé comme elles l’ont été et garder le sens des valeurs qu’on défend. On ne leur demande pas un truc pareil."

Vous attribuez aux accusés la dignité qu’ils ont dénié aux victimes.

Effectivement, à la barre, nombreuses sont les parties civiles à insister sur ce point. "Je ne souhaite pas de vengeance. Je souhaite que ces accusés soient jugés équitablement. Montrez-leur notre dignité, nos valeurs, et qu’on oublie à jamais leur nom", déclare Nicolas, rescapé du Bataclan, cité dans un tweet du journaliste Guilaume Auda.

Emmanuel, lui aussi rescapé du Bataclan, affirme : "Je n'ai pas de haine pour ces messieurs. J'attends juste qu'ils soient jugés avec justice et humanité. Il ne faut pas leur dénier leur statut d'être humain. À Salah Abdeslam, je voudrais répondre : liberté, égalité, fraternité", cite la journaliste Charlotte Piret. Emmanuel Domenach, vice-président de l'association "13 novembre fraternité et vérité" (qui a été interviewé pour Marie Claire) remerciera, lui, les avocats de la défense.

Une force morale puissante, bien éloignée de certaines propositions politiques. "À chaque fois que le droit et ses principes fondamentaux s’inclineront pour une politique répressive, on commettra une régression. À chaque fois qu’on dénaturera nos principes, on commettra une régression", assène clairement Negar Haeri.

Secrétaire de la Conférence

Elle s’est retrouvée à défendre l’un des accusés du procès des attentats du 13 Novembre via la Conférence, "une institution géniale vieille de 200 ans", s’enthousiasme-t-elle. À l’issue d’un concours d’éloquence, douze avocat•es sont élu•es Secrétaires de la Conférence chaque année. "On obtient ainsi la priorité pour défendre des personnes mises en examen dans des affaires criminelles. Si une personne est mise en examen dans une affaire grave et qu’elle n’a pas les moyens de s’offrir une défense, on est commis d’office en priorité sur les autres", explique l’avocate, qui fait partie de la promotion 2015.

Son arrivée à la Conférence marque également son retour à la musique. En effet, jusqu’à ses 23 ans, elle joue du piano, au point même d’intégrer le Conservatoire de Genève. Mais elle arrête pour se concentrer sur ses études de droit.

"Quand j’ai intégré la Conférence, on m’a proposé de faire un concert. C’est drôle, de retrouver la musique via le droit." Elle travaille en ce moment des compositions de Schubert, une manière "d’apercevoir la lumière" après la dureté des témoignages du procès des attentats. "Tous ces gens tués ce jour-là aimaient la musique", relève-t-elle.