En périphérie de Dijon, dans une petite maison posée aux bords des champs, l'horloge de la salle à manger sonne les 11 heures, les deux perruches et le canari sautent dans la cage. Assis à la table en bois massif, Michel Bluzet et sa fille Sandrine commentent avec tendresse les photos de Virginie. "Et cette photo, tu te rappelles ? C'était au restaurant pour le baptême de Kevin." "Et celle-là ? Elle était avec Jean Reno, elle avait fait de la figuration dans un film tourné à Savigny-lès-Beaune."

Sur les tirages papier, une jeune femme blonde, de petite taille et au regard décidé. "La Pépette, elle était gentille et pas bien épaisse, mais il fallait pas l'embêter, ouh là ! Ça, elle en avait du caractère", se remémore son père.

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Depuis vingt-sept ans, ce chauffagiste à la retraite en a vu passer, des journalistes. Il s'est habitué à leurs questions. Pendant que sa compagne, Anne-Marie, propose café et langues-de-chat, Michel sort les coupures de presse rangées dans une chemise avant même que l'on demande s'il est possible de regarder.

Ces quelques heures n'atténuent pas le chagrin, bien sûr, mais au moins sa fille se retrouve au cœur de l'attention. Et, sait-on jamais, "parler dans les médias" aidera peut-être l'enquête.

L'insupportable idée que l'assassin de sa fille est en liberté

Le 17 mars 1997, le corps de Virginie a été retrouvé sur les berges de la Saône, à Verdun-sur-le-Doubs, en Saône-et-Loire. La jeune femme de 21 ans, qui avait disparu le 7 février à Beaune, était partiellement dévêtue, bâillonnée avec une taie d'oreiller et menottée. Le crime n'a jamais été résolu.

Les faits paraissent très anciens, mais les familles concernées vivent à l'époque où ils se sont produits.

Avec Françoise, son épouse, ils se l'étaient juré, "quand le premier s'en ira, l'autre continuera". Le 1er novembre 2005, alors qu'elle se préparait pour aller au cimetière sur la tombe de sa fille, Françoise est morte d'une crise cardiaque.

Vingt-sept ans après les faits et autant à être hanté par cette insupportable idée que l'assassin est en liberté, Michel Bluzet, aujourd'hui âgé 75 ans, tient enfin une raison d'espérer.

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Une enquête parmi des centaines de "cold cases"

Louisa Ben

L'affaire Virginie Bluzet fait désormais partie de la centaine d'enquêtes sur lesquelles travaille le pôle des crimes sériels ou non élucidés du tribunal de Nanterre. Cette juridiction spécialisée, créée il y a deux ans, est dédiée aux "cold cases" et aux parcours des tueurs en série.

À l'automne 2023, la cour d'appel de Dijon a accepté de transférer le dossier à Nanterre. Et le 24 avril dernier, Michel Bluzet a été auditionné par une juge d'instruction. "Elle a été impeccable, très à l'écoute, pendant presque deux heures, raconte-t-il. On sent qu'elle a de la volonté et qu'elle va se battre pour Virginie. On est enfin considéré.

Dans tous les crimes, mais peut-être encore plus lorsqu'il s'agit d'un "cold case", l'écoute empathique de la justice est essentielle, confirme l'avocat, Didier Seban : "Les faits paraissent très anciens, mais les familles concernées vivent à l'époque où ils se sont produits. C'est d'autant plus douloureux qu'elles sont en permanence aux aguets : 'J'ai peut-être croisé le tueur au supermarché', 'c'est peut-être le voisin'... Après cinq, dix, vingt, trente ans, les parents peuvent se dire, ça y est, 'quelqu'un s'occupe de mon enfant'."

À la mort de sa petite sœur, Sandrine, elle, avait 29 ans et les poussées de la maladie de Crohn déclenchée peu de temps après l'y ramènent sans cesse. "À cause de l'écart d'âge entre nous deux, Virginie était plus proche de nos sœurs, Angélique et Stéphanie. Nous, nous nous retrouvions souvent en boîte, au Jazzband, et nous partagions maquillage et vêtements. Je lui avais prêté une bague, elle est morte avec."

À l'époque, comme les neuf autres frères et sœurs de la fratrie, Sandrine a été interrogée par la gendarmerie. "Une seule fois au début de l'enquête et, depuis, c'est silence radio", déclare-t-elle, amère.

Pourtant, elle avait parlé de "choses qu'(elle) trouvai(t) super-importantes" et elle a passé toutes ces années sans comprendre "pourquoi personne ne (l)'a écoutée".

À 56 ans, elle attend sa prochaine convocation à Nanterre comme "une délivrance". Près de trois décennies après, elle va "redire la même chose".

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Tenir grâce à la solidarité entre familles de disparus

Louisa Ben

Le soir de sa disparition, Virginie a passé la soirée à Beaune, à la brasserie de L'Union, avec des amis. Elle se serait disputée avec son amant, un caïd local surnommé "Didi". Deux témoins certifient qu'elle est montée dans son 4 x 4 Cherokee aux alentours de 23 h 30. C'est la dernière fois qu'elle a été vue.

Cet homme marié et mis en cause dans des trafics de stupéfiants a été rapidement suspecté, puis incarcéré. Mais la justice a rendu un non-lieu et l'affaire a été classée. "Soi-disant qu'il n'y avait pas assez de preuves, grince Michel. Je ne vois pas ce qu'il leur fallait de plus."

Cette certitude qui le ronge lui donne "envie de faire (s)a loi". Les années passant, et malgré une réouverture du dossier obtenue en 2010 parce que des scellés n'avaient pas été exploités, l'enquête a pâti de ne plus être considérée comme prioritaire par la justice.

"C'est l'Association Christelle qui fait tenir Michel. Sans elle, on ne serait pas arrivé à Nanterre et ça fait bien longtemps qu'on n'en parlerait plus", affirme Anne-Marie. Cette association, qui regroupe des familles de jeunes filles tuées en Saône-et-Loire, a été fondée par Marie-Rose Blétry, la mère de l'une d'elles.

En 1996, sa fille, Christelle, a été retrouvée sur un chemin, tuée de 123 coups de couteau. En 2005, à force de recherches, cette mère déterminée est parvenue à localiser Michel Bluzet et lui a téléphoné pour qu'ils unissent leurs forces. Il a immédiatement dit "oui".

Depuis, il participe dès qu'il peut aux réunions, toujours épaulé par Anne-Marie. Tous les deux ont assisté aux procès de deux meurtriers, celui de Christelle Blétry et celui d'une autre jeune fille, Christelle Maillery, condamnés respectivement vingt-deux ans et trente ans après leur crime.

Le travail de l'association et de ses avocats pour que les dossiers restent ouverts et demeurent vivants dans les mémoires paye : cinq d'entre eux ont été acceptés par Nanterre. "Le pôle dispose de moyens considérables que les tribunaux locaux n'ont jamais eus", se félicite Marie-Rose Blétry, qui y a accompagné Michel Bluzet le jour de son audition.

En plus de la reprise de l'enquête qui a été faite à l'époque, les nouvelles investigations devraient se concentrer sur des tueurs en série avérés ou potentiels. "Trois sont passés dans la région, je ne prétends pas que ce sont eux, mais il faut explorer ces pistes", renchérit Didier Seban, par ailleurs avocat du père d'Estelle Mouzin, une des victimes de Michel Fourniret. Ce dernier, qui se déplaçait en camionnette et pouvait choisir ses proies au hasard, a reconnu deux meurtres dans l'Yonne voisine. Il possédait une paire de menottes semblables à celles qui entravaient la jeune Beaunoise.

Une recherche d'ADN, qui n'avait jamais été réalisée, devrait être effectuée. L'itinéraire de Pascal Jardin, qui a tué Christelle Blétry quelques semaines avant la mort de Virginie, devrait également être passé au crible.

Enfin, le profil de Jacky Martin, condamné pour avoir violé et tué Anne-Sophie Girollet, dont le corps a été retrouvé dans la Saône en 2005, demande à être vérifié, selon l'avocat : "Malgré nos demandes répétées, nous n'avons jamais eu accès à son dossier." 

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Des témoignages récents, un nouvel espoir

Louisa Ben

Si le temps qui passe joue le plus souvent contre les enquêtes, il peut parfois se transformer en allié. Dans le cas de Virginie, les dernières expertises sur les scellés remontent à une dizaine d'années.

Aujourd'hui, une micro-trace d'ADN peut suffire à une identification, alors qu'à l'époque, une grande quantité était nécessaire. Des personnes, qui gardent le silence parfois pendant des décennies, peuvent aussi se décider à parler.

Avec la médiatisation récente du dossier de Virginie, "des témoins se sont manifestés, se réjouit d'ailleurs Didier Seban, preuve que cette histoire continue à travailler dans certaines têtes".

À Bretenière, chez Michel et Anne-Marie, les photos de petits-enfants et d'arrière-petits-enfants disposées sur le buffet de la salle à manger évoquent une vie, amputée, qui se poursuit sans Virginie.

Souvent, le soir, lorsqu'elle lit dans le canapé, lui se retire dans son bureau. "Il n'y a que moi qui y vais, c'est mon coin, j'y suis bien", dit-il. Il reste là, entouré de sa collection de papillons exotiques accrochée aux murs, de ses modèles réduits de voitures Ferrari placés dans une vitrine et d'un grand portrait de sa fille.

Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 863, daté août 2024.

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