Le 7 janvier 2015, c’est l’anniversaire de Luz, dessinateur à Charlie hebdo. "Tu diras aux gens de Charlie que t’as le droit d’être en retard, c’est ton anniversaire, merde !", ronchonne son épouse, Camille Emmanuelle, journaliste, autrice et "féministe pro-sexe". Le couple traîne au lit, Luz sirote son café, part à la bourre au journal. Et arrive deux minutes après que les frères Kouachi sont entrés dans les locaux et ont commis leur massacre à la kalachnikov.

Un retard qui sauvera la vie de Luz, mais n’empêchera pas les conséquences psychiques diverses du traumatisme, sur le dessinateur et sur Camille Emmanuelle. Elle publie un livre, titré Ricochets (1), pour mettre en lumière le trauma spécifique des proches de victimes d’attentats, les victimes "par ricochet", et son impact éprouvant sur leur quotidien. Interview. 

Marie Claire : D’où vient cette expression, victime par ricochet ?

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Camille Emmanuelle : Le jour de l‘attentat, Luz, qui avait vu les corps sans vie de ses collègues et amis, et les frères Kouachi tirer dans la rue, a rencontré une psychologue de la cellule d’urgence médico-psychologique. Il m’avait demandé de l’accompagner.  À la fin, la psy s’était tournée vers moi : "Et vous, madame, comment allez-vous ?" La question m’avait surprise : je ne faisais qu’accompagner mon mari.  Mais elle avait poursuivi : "Vous êtes la proche d’une victime, vous êtes une victime par ricochet."

Pour qui avez-vous écrit votre livre ? 

D’abord pour les autres proches de victimes d’attentat. Je me suis dit que je ne devais pas être la seule à ne pas aller bien, et à chercher des réponses sur les multiples bouleversements de mon quotidien.  Ainsi, après l’empathie des premiers temps, la vie reprenait son court pour tout le monde, tandis que, forcée de déménager pour des raisons de sécurité, je visitais des appartements, sans aucune aide de l’État, en calculant le risque éventuel d’être touchés par des balles de sniper... 

C’est pourquoi j’ai voulu rencontrer d’autres proches de victimes, les interviewer, cerner leurs réactions, leurs émotions. Les "ricochets" ont le sentiment de vivre sur une autre planète que les gens "normaux", et il y a un lien invisible, un vécu commun entre eux.

Alors que mon mari était vivant, et que je n’avais donc pas le droit de me plaindre, à moins d’être vraiment égocentrée, j’ai traversé une période de dépression.

Votre livre est paru peu avant le début du procès, toujours en cours, des attentats du 13 novembre 2015 (au Bataclan, sur les terrasses des cafés, et devant le stade de France). Vous vous identifiez aux proches des victimes qui viennent témoigner ? 

Bien sûr, ce procès résonne fort, émotionnellement. J'espère de tout cœur qu’ils prennent soin d'eux-mêmes, et sont reconnus et considérés dans tout ce qui leur est arrivé depuis. Sachant que d'un point de vue strictement juridique, les proches de rescapés ne sont pas reconnus comme des victimes indirectes par le Fonds de garantie des victimes de terrorisme, si la victime n'a pas été blessée physiquement de façon grave.

C'est quand même assez fou quand on examine les situations. En gros, on explique par exemple à une mère qui a cherché sa fille toute la nuit, qui l’a récupérée dans un état post-traumatique aigu, et qui s’est occupée d’elle chez elle, pendant des mois et des mois, qu’elle n’a pas subi de préjudice, car sa fille n’a pas pris de balles. C'est une double punition puisqu'il n'y a pas de reconnaissance de ce que les attaques et ses suites ont impliqué pour cette mère-là.

Elle est devenue aidante familiale...

Oui, les proches doivent du jour au lendemain tenir un nouveau rôle. Le mien ? C’était soutenir, consoler, écouter mon mari, en stress post-traumatique, sans compter sa culpabilité du survivant. Répondre encore et encore à toutes les sollicitations, notamment les journalistes, faire barrage, rassurer les proches, prendre soin, être solide, ne pas craquer, anticiper les angoisses, déménager mille fois, vivre sous protection policière, gérer le quotidien…

Être aussi en permanence en état d’hyper-vigilance, tout lire et s’informer sur les menaces terroristes qui continuent. Et puis réussir à parler de l’avenir, porter la vie... Évidemment, Il n’y a pas de manuel de parfait soutien aux victimes lors d’un événement traumatique. On apprend sur le terrain.

Les proches des victimes et des rescapés souffrent eux aussi, en silenceÇa se manifeste comment ?

J’avais des crises de paranoïa, j’éprouvais des sentiments que je ne comprenais pas, que je noyais dans le pinot noir ou le chardonnay. Alors que mon mari était vivant, et que je n’avais donc pas le droit de me plaindre, à moins d’être vraiment égocentrée, j’ai traversé une période de dépression. Je n’avais plus envie de rien, ni de travailler, d’écrire, de lire…

Est-ce que c'était normal ces réactions-là ? Je suis allée voir des psys qui m’ont répondu oui, tout à fait, et qui m’ont aidée à décortiquer les "pensées intrusives". Oui, j’étais une victime par ricochet. Je souffrais de voir mon mari souffrir. Mais quand on appelait, c'était toujours pour avoir de ses nouvelles à lui, jamais de moi (à part ma sœur et quelques proches). C’était à la fois normal et insupportable. Car si le proche va mal, qui est là pour soutenir la victime directe ? 

Une anecdote qui peut paraître futile : une fois, un ami me dit, "tel éditeur, veut absolument ton numéro". Donc j’accepte qu’il le lui donne, ravie. Et en fait ce n’était pas pour moi, mais pour avoir les coordonnées de Luz, pour lui proposer un projet. Comme si j’étais l’assistante de mon mari ! Profondément féministe, il culpabilisait des conséquences de l’attentat sur moi, que ça me porte préjudice professionnellement, que je ne puisse plus travailler en raison de nos multiples déménagements.

Les douleurs seront réactivées à chaque attentat ou procès de terroristes, parce que ça ne s’arrête jamais.

Comment avez-vous vécu les prises de position contre Charlie, après l’attentat ?  

Très mal. Ça fait d’ailleurs partie de cette colère sourde qu’il fallait que je décrypte. Je me suis mise à la boxe, mais ça ne me calmait pas, surtout quand les anti-Charlie se sont révélés dans des milieux où je ne m’y attendais pas. 

Alors que nous nous désespérions que Luz ne puisse pas aller à tous les enterrements, parce qu’il y en avait trop simultanément, et qu’il devait faire des choix terribles, j'entendais des connaissances, des féministes progressistes, pinailler pour justifier leur absence de soutien à Charlie. Elles tapaient sur ce milieu de "mâles blancs hétéros", alors que leurs cadavres étaient encore chauds… Se demandaient si Charlie n’était pas un peu islamophobe, alors qu’ils n’ont fait que leur travail de dessinateur dans un journal satirique qui se moque de toutes les religions, et dans un pays où le blasphème n’est pas interdit. … Bref, "au fond, bien fait pour eux. Ils l’avaient tout de même un peu cherché..."

Le comédien et militant Océan, - avec Luz, on était allés voir son spectacle quelques heures avant l’attentat, on avait bu des coups avec lui -, a dit sur France Inter (2) que "l’injonction" à aller manifester le 11 janvier pour soutenir Charlie était "difficile à vivre". Oh... pauvre chou... Puis il s’est demandé, au micro, si les caricatures n’étaient pas des "incitations au terrorisme", après tout. Sérieusement ? Trouver des justifications aux terroristes revient à les soutenir. Je me suis pris tout ça en pleine tronche.

Et comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

Écrire ce livre a été un acte de résilience. Ricochet n’est pas une identité, mais je le serai à jamais, et les douleurs seront réactivées à chaque attentat ou procès de terroristes, parce que ça ne s’arrête jamais. Attaque dans une église à Nice, décapitation de Samuel Paty, procès des attentats du 15 novembre…

J’ai ainsi pleuré toute une journée après l’attentat dans la boîte de nuit gay à Orlando, aux États-Unis, le 12 juin 2016. J’ai même envisagé de m’y rendre. Je ne l’ai finalement pas fait, étant jeune maman. Ça peut paraître cucul, mais je voulais soutenir les proches, les prévenir : "Voilà ce qui va peut-être se passer dans votre tête, dans votre vie." Car moi aussi, j’aurais aimé que des proches de victimes partagent leur expérience avec moi, m’expliquent les différentes étapes du ricochet, même si chaque parcours est extrêmement différent. 

(1) Editions Grasset.

(2) Océan, qui n'avait pas encore entamé sa transition de genre à l'époque, avait été invité de l'émission Si tu écoutes j'annule tout, le 15 janvier 2015. Le sujet de la liberté d'expression, et de Charlie Hebdo, est évoqué à partir de 16:55. L'acteur dit "ne pas 'être Charlie'" : "Il y a de bonnes raisons. À la base, 'être Charlie', ça ne veut pas dire grand chose. Donc, il faut redéfinir. À la manifestation [pour les victimes de Charlie, ndr], il y avait quand même des chefs d'État avec qui on n'avait pas forcément envie d'être. Aller à cette manif, moi, personnellement, non, je n'avais pas envie d'y aller, de suivre une injonction à être présente. Évidemment que je trouvais ça très bien, et que je comprenais que les gens étaient heureux de ce mouvement collectif."

Parlant des caricatures, Océan dit : "À quel moment ça devient de l'incitation au terrorisme, à quel moment les caricatures ne l'étaient pas ? Je trouve qu'il y a un deux poids deux mesures." Lorsque le chroniqueur Guillaume Meurice réagit en disant que les caricatures de Charlie Hebdo n'ont jamais été une incitation au terrorisme, Océan répond : "Au terrorisme, non." Guillaume Meurice évoque ensuite des commentaires sur les réseaux sociaux se réjouissant des attentats, qui ont été condamnés par la justice, et dit qu'il s'agit d'incitations au terrorisme. Océan répond : "Moi je pense que c'est assez ambigu et qu'il faut faire attention, prendre le temps pour y réfléchir deux minutes, vraiment."