Valérie Rey-Robert : "La question de la domination masculine est presque insoluble"

violences sexuelles
#MeToo, #MeTooInceste, #MeTooGay : tous les mouvements de prise massive de parole autour des violences sexuelles ont notamment un point commun, celui de souligner le rôle de la domination masculine dans ces crimes. 3 experts, dont Valérie Rey-Robert, nous expliquent ces dynamiques de pouvoir.

Depuis l'émergence du mouvement #MeToo, la parole des victimes de violences sexuelles s'est faite de plus en plus présente médiatiquement, même si les changements sociétaux, et politiques, se font encore attendre. 

Les victimes ont commencé à regrouper leurs voix par secteur, professionnel, culturel ou social, donnant lieu à des mouvements localisés, précis : #MeTooMusique, #MeTooThéâtre, #MeTooInceste, #MeTooGay, #SciencesPorcs, #MeTooPolitique, ou encore #MeTooMedias... Les exemples sont innombrables. "Il faudrait un #MeTooSociété", soutient notamment Valérie Rey-Robert, spécialiste de la culture du viol en France.

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Au coeur des violences sexuelles, la domination masculine

Si des sous-mouvements émergeant régulièrement au sein de #MeToo ont chacun des problématiques propres, ils présentent aussi un dénominateur commun : la domination, principalement masculine. Les femmes et enfants sont les plus à risque de subir des violences. Celles-ci sont majoritairement commises par des hommes, et en masse. C'est ce qui transparaît dans les chiffres (voir l'enquête VIRAGE de 2020), et les témoignages.

Qu'entend-on par "domination masculine" ? La sociologue féministe Christine Delpy définit la domination masculine comme étant le bénéfice que les hommes tirent de l'exploitation des femmes, qu'elle soit économique, sexuelle, politique, ou autre.

Bien sûr, les violences sexuelles ne peuvent être simplement expliquées par cette racine commune. D'autres facteurs, de classe, de race, de genre, d'âge, sexuels, peuvent entrer en jeu, se superposer, comme dans toute dynamique d'oppression jouant sur plusieurs tableaux. 

Mais nous avons voulu comprendre pourquoi la domination masculine se retrouve dans différents "types" de violences sexuelles. Pour cela, Marie Claire s'est tourné vers trois experts : l'essayiste Valérie Rey-Robert, Dorothée Dussy, anthropologue longtemps spécialiste de l'inceste, et Florian Vörös, dont l'ouvrage Désirer comme un homme (La Découverte, 2020) interroge les masculinités à travers le prisme du porno.

Chacun•e de ces expert•es nous a accordé un long entretien pour expliquer en quoi la domination masculine est à la racine des violences sexuelles. 

Un continuum de violences

Après l'analyse de Dorothée Dussy, autrice de l'ouvrage majeur Le berceau des dominations, anthropologie de l'inceste (Pocket, 2021, initialement publié en 2013), place à celle de Valérie Rey-Robert (ouvrage le plus récent : Dix questions sur le féminisme, Libertalia, 2021), essayiste devenue l'une des dernières voix majeures en France sur la culture du viol et les masculinités. 

Valérie Rey-Robert : Face aux déferlantes #MeTooInceste et #MeTooGay, j'ai ressenti une énorme inquiétude, parce qu'on enjoint les victimes à parler. C'est dangereux pour elles de parler sans filet de sécurité derrière, car parler fait remonter des souffrances. Il faut leur offrir un cadre pour se réparer. On leur demande d'exposer leur intimité sur la voie publique, pour espérer que derrière, les structures changent. Certains disent même que la société est en train de changer en profondeur, alors qu'on n'a aucune preuve de ça ! 

Je n'ai jamais constaté qu'invoquer la compassion fasse changer les choses. Si c'était le cas, les hommes ne violeraient pas. Quand ils violent, ils ont parfaitement conscience qu'ils font du mal, encore plus lorsqu'ils violent des enfants. Les politiques fonctionnent quant à eux en réaction, parce qu'électoralement, c'est dans leur intérêt. Ils prennent des mesurettes qui ne sont pas très intéressantes, et peu coûteuses. Pour le moment, je ne vois que des pansements.

Quand on commence à poser les questions qui dérangent, comme "Comment peut-on prévenir le viol ?", il n'y a pas de réponse simple. C'est un continuum de violences, et la domination masculine est en la source. Mais il ne faut pas se méprendre : la domination masculine ne disparaît pas quand tu es au lit avec un homme, car elle est partout, dans l'intimité, la famille, à l'école, au travail, et donc dans la sexualité.

La domination masculine est partout, dans l'intimité, la famille, à l'école, au travail, et donc dans la sexualité.

Violences sexuelles et sexualité

Cependant, les violences sexuelles ne sont pas que de la domination, les hommes en tirent aussi un plaisir sexuel certain, et ce serait dangereux de nier qu'il y a de la sexualité là-dedans. La sexualité peut être un outil de domination. Dans la sexualité hétéro, que j'étudie dans mon livre, il est bien montré que la pénétration est un outil de domination de l'homme sur la femme. Tout le vocabulaire empruntant à la chasse, à la mort, à la violence ("tirer une femme" par exemple), le montre bien. On peut citer aussi le verbe "baiser" qui signifie "avoir des rapports sexuels pénétratifs" mais aussi "se faire avoir". Quand on sait qu’on dit souvent qu’une femme est baisée par un homme (et rarement l’inverse) cela laisse songeur sur la vision de la sexualité.

C'est un sujet compliqué, car tout un tas de pratiques ne sont pas forcément considérées comme des infractions aux yeux de la loi. Lorsque Sara Müller, qui a créé le hashtag #balancetonporc, raconte qu'un homme lui a dit pendant une soirée qu'il veut lui lécher les seins, c'est une pratique de domination, puisqu'il écrase par sa parole vulgaire la femme devant lui, il en fait sa chose. C'est de la domination, mais pour autant, c'est dans un rapport de sexualité, parce que s'il lui dit ça, c'est bien parce qu'il espère qu'elle ait envie de lui ensuite.

Changer notre rapport à la virilité

La question de la domination masculine est quasi insoluble, car la virilité est extraordinairement encouragée chez les garçons : on met en avant le fait que les valeurs viriles sont bonnes pour la société. Par exemple, la violence est valorisée si elle est maîtrisée. On refuse de voir tout ce qui y est rattaché, et notamment, la violence contre soi et les autres.

À travers mon métier de modératrice de commentaires en ligne, je vois une évolution de la société par rapport à il y a 10 ans, et l'affaire DSK. On ne nie plus l'existence des violences sexuelles, mais on demande : "Et alors ?" À l'heure actuelle, la virilité, c'est considéré comme coucher avec beaucoup de femmes. Quand Darmanin évoque "sa vie de jeune homme" (1), ça passe très bien auprès de l'électorat conservateur de droite, qui disent "On aurait fait pareil". Pas mal de commentaires sous-entendent que ça le virilise. Il y a une grande indifférence autour des violences sexuelles. Il n’est pas nommé malgré le fait qu’il ait commis des violences, mais parce qu’elles ont peu d’importance. Tout comme les soutiens de DSK disent : "C'est un bonhomme, il a de gros besoins". C'est pour ça qu'il est compliqué de dissocier la sexualité des violences sexuelles. 

On n'arrivera pas à lutter contre les violences sexuelles si on ne déconstruit pas ces idées de la virilité. Mais c'est très difficile. Par exemple, les campagnes de sensibilisation disant "Les vrais hommes ne violent pas" entretiennent l'idée qu'il y a des "vrais hommes" et des "faux hommes". C'est très dangereux.

Repenser entièrement la société

L'autre danger, c'est que la domination masculine est un invariant culturel universel. Quand on parle de racisme ou sexisme systémique, ou structurel, cela signifie que pour en venir à bout, il faut détruire et refaire les structures. Or, ce n'est pas un discours très vendeur. En face, on a des Zemmour et consorts qui nous disent "Mais vous voulez détruire la société !" Et en soi, ils n'ont pas totalement tort ! Oui, pour mettre fin aux structures sexistes, il faut repenser entièrement la société. Pour mettre fin à l'inceste, il faut mettre fin à la famille. Et ça, c'est impensable à l'heure actuelle, quand on voit comment la famille hétérosexuelle a été défendue mordicus, par exemple avec La Manif pour tous.

L'autre problème, c'est que l'une des caractéristiques de la culture du viol, c'est que le viol, c'est l'altérisation. On pense : "Le viol, c'est les autres, pas nous." À une période donnée, on dira que le viol, c'est dans les classes populaires, pas très alphabétisées, et à d'autres moments, c'est dans les populations racisées, puis les élites, etc. Altériser le viol évite de s'interroger sur nous, ce qui se passe dans notre propre classe sociale. C'est un confort. On isole les violences sexuelles, racistes, etc, on en fait des faits-divers commis par des "pervers", des "tarés"…

La difficulté, c'est que les féministes ont été obligées de démontrer que le viol est un crime absolument monstrueux, pour qu'il soit pris au sérieux. Avant le procès d'Aix-en-Provence en 1978, l'idée était de balayer ce sujet. On a dû montrer qu'il y avait des conséquences psychologiques, physiques. Mais du coup, les gens ont pensé qu'à crime monstrueux, il y a un monstre. C'est très compliqué de faire comprendre qu'on peut commettre des actes monstrueux sans être un monstre. C'est très compliqué, parce qu'évidemment, quand on pense à un violeur, on pense à Dutroux, Fourniret, etc, des êtres archétypaux. Mais non, le viol c'est Monsieur tout le monde. 

(1) "Il faut quand même mesurer ce que c'est que d'être accusé à tort, de devoir expliquer à ses parents ce qu'il s'est passé parce que, c'est vrai, j'ai eu une vie de jeune homme", Gérald Darmanin à la Voix du Nord, juillet 2020

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