Soyons lucides, nous sommes toutes ou presque accros à notre smartphone. Un bel objet lisse à l’impact écologique insoupçonnable. Comment imaginer que nos données vont parcourir des milliers de kilomètres de câbles qui courent sous les océans, être stockées aux quatre coins de la planète dans des data centers énergivores ?

Si cette vaste numérisation du monde nous échappe, ce n’est pas sans raison. "Le mot d’ordre des GAFAM (Google Facebook Amazon Microsoft, expression désignant les plus grosses entreprises numériques) pourrait être 'pour vivre heureux, vivons dématérialisés'", explique Guillaume Pitron.

Trois ans après La Guerre des métaux rares*, le journaliste publie L’enfer numérique, Voyage au bout d’un like** qui dévoile le coût environnemental de ce secteur dématérialisé, dont la pollution n’a ni goût ni odeur. Pendant deux ans, le reporter a suivi la route de nos e-mails et de nos "like" sur quatre continents.

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Le coût environnemental colossal du numérique

C’est instructif et vertigineux à la hauteur des chiffres avancés : le clip de Gangnam Style a été visionné 1,7 milliard de fois, ce qui correspond à 297 gigawatts-heure, soit la consommation d’électricité annuelle d’une ville comme Troyes ou Quimper. Un e-mail avec une lourde pièce jointe consomme autant d’énergie qu’une ampoule allumée pendant une heure. Chacun de nous génère près de 150 Gigaoctet de données par jour. De quoi remplir la mémoire de 9 iPhones de 16 gigaoctets. Si le numérique était un pays, il se classerait au quatrième rang des consommateurs d’électricité.

Guillaume Pitron ne prône pas le retour à "la France du 19e siècle", mais nous encourage à une meilleure régulation de notre rapport à Internet. Entretien.

Marie Claire : Le premier e-mail a été envoyé en 1971 via Arpanet. En 2030, les géants du Net auront connecté toute l'humanité, cette révolution numérique a été très rapide…

Guillaume Pitron : Oui, c’est vertigineux. J'aime bien la réflexion de l’essayiste, Byung-Chul Han, qui dit que ce média nous reprogramme sans que nous ne soyons complètement en mesure de comprendre ce qui nous arrive. Nous sommes bouleversés par cette révolution anthropologique. 

Vous expliquez que dans ce monde dématérialisé, la pollution est inodore, incolore donc insoupçonnable…

Oui, on n’est pas sensibilisés à ces pollutions faute d’affronter sensoriellement cette technologie qui, présentée comme immatérielle, se cache souvent volontairement. L'industrie se dissimule derrière des paravents, des sociétés qui portent des noms tout à fait anodins. Certains data centers sont effacés de Google Maps jusqu’au dernier moment et agissent dans la plus grande discrétion comme l'entreprise Pinnacle Sweden AB, au fin fond de la Suède.

Du coup, comment percevoir une industrie et son impact écologique si elle cherche à se soustraire à cette matérialité en s’invisibilisant ? Et puis, il y a une esthétique de l'immatérialité. Prenez le téléphone portable. C'est un bel objet, une sorte de perfection esthétique. D’ailleurs Steve Jobs était fasciné par le bouddhisme zen, il a créé des iPhones un peu comme des temples bouddhistes Zen, avec des formes très épurées.

On n’est pas sensibilisés à ces pollutions faute d’affronter sensoriellement cette technologie

 Ce qui est beau ne peut être sale ou dangereux… 

Il est malheureusement difficile de prendre conscience de ce danger, ce n’est pas comme si c’était une fumée noire qui sortait d’une cheminée. Et puis il y a un énorme manque d'information sur ces infrastructures. On ne visite jamais ou rarement une mine, un data center, on ne sait pas à quoi ressemblent les câbles de fibre optique sous-marins. Des ONG, des militants, des entrepreneurs du numérique responsable agissent. Et dans l'industrie même, des personnes que j’ai interrogées sont parfaitement conscientes de ces problèmes. Mais cela représente peu de monde en regard de la gravité du sujet.

Il faut se méfier du greenwashing, les engagements pro-écologiques creux, opportunistes des grandes entreprises…

Oui, il y a beaucoup de greenwashing, de langue de bois et de faux-semblants. 

Mais l'industrie commence à prendre conscience des risques pour sa réputation. Facebook, Amazon, Apple, les GAFAM investissent dans des fermes solaires. Ils en sont même quasi-propriétaires pour être maîtres de la chaîne de production énergétique et électrique. Pour autant, il y a beaucoup d'ambiguïtés sur la comptabilité verte et les certificats d'énergie verte, et beaucoup de langue de bois dans les salons et les conférences, 

Greta Thunberg est suivie par 16 millions d'abonnés via ses comptes Twitter et Instagram. C’est assez paradoxal pour la "génération climat", non ?

Des tweets sont utiles, et ces 16 millions d’abonnés font passer un message fort, mais ce chiffre raconte à quel point cette génération est devenue accro à ces outils. Aux États-Unis, un adolescent passe sept heures et vingt-deux minutes de son temps libre par jour devant un écran, dont près de trois heures à regarder des vidéos. En France, un adulte de 18 ans a déjà possédé en moyenne cinq téléphones mobiles. Et plus on est jeune, plus on renouvelle souvent ses équipements, lesquels comptent pourtant pour près de la moitié de la pollution numérique.

Je trouve cette génération très contradictoire. Elle s'attaque à de bons sujets mais en même temps recrée, compte tenu de ces nouveaux modes de consommation, de nouveaux problèmes. Je le dis volontairement de façon provocatrice pour secouer un peu le cocotier. Un industriel du numérique responsable m’a dit que ça lui fait penser à mai 68 : une génération qui professe des idéaux et qui quelques années plus tard, se retrouvera à faire l'inverse de ce qu’elle avait professé. La génération Greta Thunberg, compte tenu des objets numériques, sera-t-elle vraiment la "génération climat" ?

Votre enquête ne dresse pas qu’un constat, vous proposez aussi des solutions…

Absolument. J’ai rencontré des personnes inspirantes comme ce marin néerlandais qui récupère de vieux câbles internet au fond des océans ou Joost de Kluijver, qui à la tête de l’association Closing the Loop poursuit un projet fou, réimporter en Europe la même quantité de vieux téléphones que celle que nous avons envoyée dans les décharges électroniques d’Afrique afin de les recycler. Il pense à terme, réexpédier deux millions de téléphones chaque année.

La première des solutions est d'agir directement sur le portable. Près de la moitié de la pollution numérique, c'est d'abord les interfaces (tablettes, ordinateurs, smartphones). Il serait sage de garder son téléphone le plus longtemps possible, de le réparer, le recycler, de l’acheter d’occasion. Éviter le dernier iPhone sur le marché, c’est être limité dans ses usages, avec un écran plus petit, on a moins envie d'aller regarder une vidéo sur TikTok. Il faut acheter des téléphones Fairphone, la première marque à commercialiser, depuis 2013, des smartphones dits "éthiques".

Près de la moitié de la pollution numérique, c'est d'abord les interfaces (tablettes, ordinateurs, smartphones)

La pollution est générée par ces milliards d’interfaces mais aussi par les données que nous produisons à tout moment. Comment en produire et en consommer moins ?

Si cela devenait un service payant, ça ferait tomber de facto toute la politique de production de données. Y sommes-nous prêts ? Je ne suis pas sûr. Et puis, on ne peut pas faire l’impasse sur une réflexion globale, systémique et politique : comment mettre de la contrainte dans une industrie qui, par définition, est libérée de toutes les contraintes ? C'est pour cela que la question de la priorisation des usages se pose. Mais je n'y crois pas un instant.

Notez quand même que les Chinois ont limité l’usage des jeux vidéo à 3 heures par jour pour les adolescents. À Taïwan, si vous êtes surpris en train d’exposer un enfant de moins de 2 ans à un écran, vous écopez d’une amende de 1500 euros, c’est considéré comme de la maltraitance, mais il faut vivre en Chine ou à Taïwan pour que ça fonctionne.

Il y a déjà 20 milliards d'objets connectés en circulation dans notre monde de plus en plus connecté…

Quand on parle du numérique responsable, on parle le plus souvent de nettoyer sa boîte mail, mais c’est quasiment dépassé dans la mesure où la donnée devient de plus en plus une donnée produite de manière industrielle pour des besoins industriels. On entre dans une échelle de volume complètement folle. L’entreprise américaine Cisco donne des chiffres sur ce que ça va leur rapporter le fait de connecter le végétal, le minéral, l’animal, l’humain, à la plateforme.

On se dirige vers un monde de l'Internet de tout, et je ne vois rien qui puisse arrêter cela puisque la donnée, c'est de l'information, et l'information, c'est de l’argent et l’argent, c’est le pouvoir. C'est pourquoi mon dernier chapitre traite de géopolitique. La donnée sera le pétrole du pouvoir au XXIe siècle. Et comme l'homme est ainsi fait, il ne s’arrêtera pas de chercher des données, de l’information qui l'avantagera stratégiquement. C'est donc la poursuite de l'histoire avec ces nouvelles armes alors que le réseau revendique un aspect plutôt ludique.

On se dirige vers un monde de l'Internet de tout

Comme la trottinette électrique, un objet a priori ludique qui en fait pompe à notre insu toutes nos données…

J'avais lu un article qui disait que les entreprises qui commercialisent les trottinettes perdent de l'argent alors que les investisseurs y mettent des milliards. Je me doutais bien que l'enjeu, c'était les données. Mon enquête m’a fait découvrir les trackers (pisteurs) qui font des trottinettes des aspirateurs à données à l’insu des utilisateurs.

L'Union des libertés civiles américaines avait pourtant averti que lorsque vous ouvrez une application pour trottinette électrique, "vous montez sur un objet compulsif qui compulsivement pompe des informations sur vous." Ces informations collectées sur vous, souvent sans lien avec l’utilisation de trottinettes, sont par la suite transmises à d’autres entreprises poursuivant leurs propres objectifs commerciaux. Un hacktiviste (contraction de hacker et activiste) m’a expliqué que ce sont les pisteurs de Facebook et de Google qui sont les plus présents dans les applications.

Un retour en arrière est–il envisageable?

Non. J’ai lu Ombre et lumières* d'Hervé Krief, personnage sympathique qui écrit : "La faible lueur d’une bougie est préférable aux ténèbres de la modernité connectée." Ce monsieur défend l’idée d’une France du XIXe siècle. Moi, je ne crois pas du tout à retour en arrière, pourquoi revenir en arrière, notre monde est si délicieusement agréable.

En revanche, lors de ces deux ans d’enquête, je m’attendais à voir surgir des limites techniques, matérielles et énergétiques. Et puis, est arrivé le câble Dunant, tiré par Google et Orange sur la France. Il est épais comme un tuyau d'arrosage. C'est dans ce câble que passent chaque seconde, trois fois l'ensemble des informations contenues dans la bibliothèque du Congrès américain. J'ai eu un déclic, j’ai compris que ça ne s'arrêterait jamais. Il n'y a pas de limites techniques, il suffit d’ajouter un tuyau d'arrosage !

La Guerre des métaux rares ; la face cachée de la transition énergétique et numérique, Guillaume Pitron, Les Liens qui libèrent, 8,90 euros

** L'enfer numérique : voyage au bout d'un like, Guillaume Pitron, Les Liens qui libèrent, 21 euros