Imaginez qu’un individu agresse vos parents ou votre enfant dans la rue. Tente d’avoir une relation avec votre conjoint.e. Vous vole ce que vous avez de plus précieux.

Nous réagissons chacun.e à notre manière face à la douleur, la révolte, la sidération. "Certains.es se retranchent dans le silence, d'autres entretiennent un désir de vengeance et consacrent leur vie à tenter de le satisfaire. On peut aussi s’enfermer dans la souffrance, mettre notre vie en suspens, se réfugier dans l'alcool, les drogues ou les analgésiques pour anesthésier nos ressentis", décrit le Dr Masi Noor, coauteur, avec Marina Cantacuzino, de la bouleversante bande dessinée Pardonner, cette chose extraordinaire (Ed. Eyrolles). 

Selon le docteur en psychologie sociale, même reléguées dans notre inconscient, nos blessures gouvernent d'une manière ou d'une autre notre esprit, squattent une partie de notre espace mental et émotionnel. Elles perturbent aussi notre corps.

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La rancune affecte le corps et nous gâche la vie

De nombreuses études ont démontré le pouvoir de nuisance physiologique de la rancune.

Celle-ci peut accélérer le rythme cardiaque ou la pression artérielle. L’altération de la santé cardio-vasculaire appauvrit alors la qualité du sommeil et stimule la production d’hormones du stress, dont celle du cortisol.

L'étude américaine Pardonner pour vivre, ("Forgive to live" Forgiveness, Health, and Longevity, Journal of Behavioral Medicine, 2012) va jusqu’à souligner le lien entre le fait de ne pas pardonner et celui d'avoir une vie plus courte, vérifiable indépendamment d'autres facteurs personnels, tels que la religion, les données sociodémographiques ou la santé.

 Par ailleurs, les pensées négatives stimulent jour après jour les capteurs de douleur situés dans le cerveau. Au bout d’un moment, la souffrance ressentie s’affranchit même du mal qui nous a été infligé ; elle devient le fruit de nos propres pensées. Le cercle vicieux du ressentiment favorise les états dépressifs.

Ce sombre panorama motive les neurosciences à se pencher sur les bienfaits du pardon, cette faculté à abandonner nos rancunes et à changer notre regard sur la personne qui nous a blessé.

Le pardon, un pansement sur nos blessures intérieures

Que se passe-t-il en nous quand on choisit de passer l’éponge ? Pionniers et chercheurs analysent le processus depuis des décennies, dessinant peu à peu une véritable science du pardon.

"Ce soulagement est tellement puissant qu’il agit aussi sur le corps. Je ne compte plus le nombre de participants qui ont vu leur santé, notamment cardio-vasculaire, s’améliorer", assure Olivier Clerc dans son livre Le Don du pardon : un cadeau toltèque de Don Miguel Ruiz (Ed. Trédaniel, 2010).

Le Genevois expatrié en France raconte avoir vécu lui-même l’expérience au Mexique, auprès de Don Miguel Ruiz, l’auteur des célèbres Quatre Accords toltèques, avant d’en témoigner dans cet ouvrage magistral.

La rancune est un fardeau, et le pardon, bien que parfois difficile à atteindre, offre une opportunité de lâcher prise sur les sentiments négatifs.

Le psychologue Everett Worthington a dirigé une étude internationale dans cinq pays (Hong Kong, d’Indonésie, d’Ukraine, de Colombie et d’Afrique du Sud), dont les résultats démontrent comment le pardon enseigné et pratiqué peut réduire significativement les symptômes de dépression et d’anxiété.

Le chercheur suisse en neurosciences sociales Thomas Baumgartner a mis en évidence que, loin d’être une faiblesse, le pardon répond à un mécanisme neuronal sophistiqué qui mobilise à la fois notre maîtrise des émotions, notre empathie et nos capacités cognitives.

Le processus agirait comme un pansement sur nos blessures intérieures… et améliorerait même nos performances, comme le prouve une étude de l’Erasmus University.

Concrètement, la rancune est un fardeau, et le pardon, bien que parfois difficile à atteindre, offre une opportunité de lâcher prise sur les sentiments négatifs. Résultat : il "nous allège" et libère de la disponibilité à la fois psychique et physique.

Pour Martin Seligman, fondateur de la psychologie positive, la faculté de pardonner est au moins aussi importante que la gratitude dans l’accession au bonheur. 

Plusieurs voies possibles pour apprendre à pardonner

"Cette capacité se développe en fonction de notre éducation, et de la façon dont nos parents, nos enseignants ou d'autres modèles géraient les conflits et leurs blessures", affirme le Dr Masi Noor.

Depuis une quinzaine d’années, plusieurs voies laïques du pardon invitent à nous libérer concrètement de la haine et du ressentiment. Parmi ces "médecines du cœur", on peut citer le très médiatisé « Ho’oponopono » (Désolé, Pardon, Merci, Je t'aime). Ce rituel hawaïen consiste à prendre conscience de l'impact de nos pensées sur notre environnement et de prononcer avec sincérité cette formule apaisante qui favorise le pardon mutuel.

La voie du "pardon radical" de Colin Tipping enseigne à décrypter d’une manière inédite une situation conflictuelle pour changer totalement notre vision et permettre une transformation émotionnelle profonde. De son côté, le Dr Fred Luskin, directeur des Stanford Forgiveness Projects, travaille autour de neuf étapes essentielles du pardon.

De la nécessité de redéfinir le pardon

Ces approches concordent notamment sur le fait que, pour être bénéfique, le pardon ne doit pas être feint.

"Ce mot fait l'objet de nombreuses acceptations différentes, voire contradictoires, en fonction des gens, de leur éducation, de leur culture, de leur religion, etc. d'où de fréquentes incompréhensions", constate Olivier Clerc dans son ouvrage.

[Le pardon], ce n'est pas cautionner, ni forcément se réconcilier, ce n'est pas oublier, ce n'est pas un signe de faiblesse.

Aussi, le formateur et conférencier juge crucial de redéfinir ce qu’est le pardon. "La notion est à la fois très chargée, émotionnellement parlant, et très confuse dans ce qu’elle recouvre vraiment. Pour beaucoup, le pardon ne serait qu’affaire de religion", déplore-t-il.

Le processus n’implique pas l’adhésion à une foi ou une croyance particulière, même si certaines peuvent y contribuer. Olivier Clerc propose alors de cerner ce qu'est véritablement le pardon en listant déjà tout ce qu'il n'est pas.

"Ce n'est pas cautionner, ni forcément se réconcilier, ce n'est pas oublier, ce n'est pas un signe de faiblesse", cadre l’expert.

Briser le cercle vicieux de la vengeance pour reprendre le contrôle

Bien sûr, le pardon divise l’opinion. Pour ceux et celles que cela indigne, il est une gifle, un permis de nuire. Cependant, où s’arrête une vengeance sans limites ?", questionne le Dr Masi Noor. "Cette dynamique proche du poison ou de la maladie conduit généralement à encore plus de dommages et de souffrances".

Le pardon ne fait pas l’économie de demander justice, voire réparation, mais il permet de briser le cycle de la vengeance car ainsi les survivants ne peuvent se servir de leur statut pour victimiser quelqu’un d’autre.

C’est vrai par exemple dans l’intimité de la famille, où les enfants maltraités, une fois qu’ils deviennent eux-mêmes parents, peuvent reproduire malgré eux la violence contre leur progéniture. Pardonner à leurs propres parents leur permet de retrouver le sentiment d'avoir le contrôle.

Transformer la souffrance pour n'être plus défini par ce qui s'est passé. Donner un sens à ce qui a été perdu. Résoudre les conflits et progresser dans sa croissance personnelle… le paysage complexe du pardon recèle d’innombrables cadeaux au titre individuel mais aussi sur le plan collectif.

Dans les conflits à grande échelle, certaines victimes choisissent de pardonner pour épargner aux autres, notamment à la génération suivante, les pertes tragiques qu’elles ont subies. Ce qui fait dire au Dr Masi Noor, qui a grandi en Afghanistan, "le pardon n'est peut-être pas aussi doux que la vengeance, mais il semble avoir moins d’effets secondaires dommageables".

Ce processus intérieur n’empêche pas de faire preuve de discernement : lorsque le pardon a été atteint, c’est la justice qu’on va chercher au tribunal, et plus la vengeance.

Pardonner, oui, se flageller, non 

Pour Marina Cantacuzino, fondatrice du Forgiveness Project – une plateforme de réflexion qui offre des ressources et des témoignages sur le pardon -, il faut savoir repérer ce qui ne fait que ressembler au pardon, comme de fermer les yeux sur un mauvais comportement ou de l'excuser.

Pardonner complètement est le fruit d’un travail de longue haleine, qui exige de respecter des étapes.

Sinon, les pardons peuvent être bricolés, partiels, sous conditions, provisoires, comme l’écrit la psychologue clinicienne spécialisée dans la violence Maryse Vaillant dans Transmissions. Liens et Filiations, secrets et répétitions (collectif, Erès éditions).

Certaines victimes de violences physiques pensent pardonner à leur partenaire maltraitant parce qu'elles ont honte et se sentent responsables. "Mais s'agit-il encore de pardon si cela ne change rien à la situation d'abus et contribue à prolonger l'humiliation et la dépendance ?", interroge le Dr Masi Noor.

Pardonner ne rime pas avec masochisme… Le défenseur des droits de l’Homme sud-africain Desmond Tutu appelait, quand la nature abusive de la relation ne change pas, à s’en affranchir.

Un processus collectif en cercle de pardon pour guérir les cœurs blessés 

Une certitude pour Olivier Clerc : aux antipodes des pardons "victime" ou "martyr", la démarche authentique ne maintient pas dans une situation douloureuse ; au contraire, elle libère ! Les plaies émotionnelles cicatrisent ; les capacités à aimer, à vivre pleinement et à être en joie sont restaurées.

En ce sens, le pardon est la voie royale pour guérir des plaies multiples dont le cœur a fait l'objet depuis notre enfance et que, le plus souvent, nous ne savons pas trop comment soigner.

Dès lors, celles-ci se rouvrent à la moindre occasion, elles saignent à nouveau et nous font encore mal des années après les souffrances, les humiliations ou agressions que nous avons subies. "Pardonner est ce baume guérisseur qui vient apaiser un cœur symboliquement couvert d'abcès, de kystes et de zones écorchées", illustre l’expert qui a créé, en France en 2012, les cercles de pardon.

Depuis, ces rituels laïques se multiplient aux quatre coins du monde. Ils sont plus de 200 à offrir régulièrement à leurs participants le cadeau de l’allègement.

Les participants n’apprennent pas à pardonner à ceux ou celles qui les ont offensés ; au contraire, ils demandent pardon à l’individu responsable de leur ressentiment.

En pratique, il s’agit d’un atelier de 2 ou 3 heures où les participants.tes se réunissent pour vivre une expérience qui les touche en profondeur, à mille lieux des sermons religieux.

Vue de l’extérieur, l’étape centrale du protocole peut étonner. Les participants n’apprennent pas à pardonner à ceux ou celles qui les ont offensés et n’attendent pas de réparation ; au contraire, ils demandent pardon à l’individu responsable de leur ressentiment, symboliquement représenté par un.e autre membre du cercle.

La démarche est dite trans personnelle : la demande se fait face à un.e inconnu.e, mais émotionnellement, la personne s’adresse à quelqu'un de familier avec qui subsiste un neurorelationnel et une charge émotionnelle : les ombres des frères ou sœurs, père ou mère, grands-parents, collègues y compris des personnes défuntes, sont bel et bien présents énergétiquement dans l’échange.

Ni révélation personnelle, ni récit ou débat ; seul l’acte de demander pardon est offert, en face-à-face, à tour de rôle.

Pardonner pour ne plus dépendre des autres

Humilité, sincérité, abnégation… c’est la qualité-même de la démarche qui peut engendrer une libération. Par cette action, les gens ne font plus "dépendre leur état intérieur de ce que quelqu’un d’autre pense, ressent, dit et fait", explique Olivier Clerc.

Le rituel ne retire pas la colère, qui est saine, car elle pousse à l’action, mais efface le ressentiment, cette rancune figée qui enferme sa proie dans une amertume sans horizon.

Le cercle de pardon permet ainsi d’évacuer ce qui empêche d’avancer, ou ce qui étouffe sous le poids de la tristesse, la rage, la rancœur. En faisant le choix de passer l’éponge, on décide de recouvrer son intégrité émotionnelle.