"Je pense que j'ai réussi à pardonner véritablement. A mes geôliers, oui, mais pas seulement. On doit pardonner (...) à ces amis qui ne se sont pas rappelés de vous, ces gens sur qui vous comptiez et qui vous ont fait défaut, ces personnes que vous aimiez et que vous avez entendu dire des horreurs (...). Il y a beaucoup de choses à pardonner." Revenue de l'enfer d'une captivité de six ans dans la jungle colombienne, c'est Ingrid Betancourt qui, en juillet 2009, s'exprimait ainsi dans une interview donnée au journal La Croix.

Avez-vous réussi à pardonner ?

Autrefois cantonné au champ religieux, le pardon est aujourd'hui une notion « tendance ». Mama Galledou, brûlée à 62 % dans un bus marseillais en 2006, le chanteur Corneille, dont la famille a été décimée par le génocide rwandais, Nadine Trintignant... Nombreux sont ceux qui ont entendu, un jour, cette même question : « Avez-vous réussi à pardonner ? »

Avec l'évolution du développement personnel, savoir pardonner est devenu une vertu démocratique, bonne pour la santé. « C'est ne pas ajouter à la souffrance de la violence subie la souffrance de la rumination de cette souffrance, tellement intériorisée qu'on finit par se faire souffrir soi-même », résume le psychiatre Christophe André*. C'est aussi rendre possible la poursuite d'un lien, quand celui qui a blessé est quelqu'un que l'on aime . Mais voilà, on ne pardonne pas sur injonction. Et pardonner n'est pas juste tourner la page, ni oublier. C'est, certes, une manière de « se séparer de sa souffrance », mais pas forcément la seule. Mais la voie du « non-pardon » a ses adeptes aussi. Témoignages. 

Tout pardonner : "J'ai tourné la page, mais je ne me rendais pas compte que ça me rongeait"

Delphine Boël** n'a jamais été reconnue par son père, le roi Albert II de Belgique

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"Je n'ai pas pardonné à mon père ce qu'il m'a fait. Qu'il ne m'ait pas reconnue, mais aussi la situation que ça a créé : je suis devenue un scandale, je me suis perdue dans cette histoire en tant que personne, comme Delphine, comme artiste. Je n'étais plus que "la fille naturelle d'Albert", alors que le principal intéressé ne me reconnaissait pas. C'était aussi ridicule qu'insupportable. Quand il m'a demandé de ne plus l'appeler, après m'avoir asséné au téléphone que je n'étais pas sa fille, je l'ai éliminé de mes pensées. J'ai tourné la page, mais je ne me rendais pas compte que ça me rongeait. En fait, je refoulais tout ça.

C'est deux ans plus tard, quand ma fille est née, que c'est sorti. Un enfant ne demande pas à venir au monde, la moindre des choses est de le reconnaître ! Il y a eu des sondages en Belgique, les gens trouvaient scandaleux que le roi ne reconnaisse pas sa fille. Ils étaient plutôt de mon côté, c'est mieux que rien. De même, son plus jeune fils, Laurent, a cherché à me rencontrer, il m'a dit de gentilles choses... Mais ce n'est pas ça, la "vraie" reconnaissance. Ce que j'aurais voulu, c'est que ce soit mon père qui le fasse. Créer a alors été pour moi un exutoire. J'ai pu m'exprimer. Les médias ont donné une interprétation à mon travail (quand elle représente des cochons sur des trônes, par exemple, ndlr), mais il était totalement inconscient.

Ce qui m'a libérée, c'est d'être acceptée par l'une des meilleurs galeristes d'Europe. Etre "reconnue" par cette famille-là, artistique, a apaisé quelque chose en moi. J'ai moins d'attente vis-à-vis de mon père. Mais je ne pardonne toujours pas."

Tout pardonner : "J'ai pardonné le lendemain de la sortie des camps"

Sam Braun a été déporté à Auschwitz, où sont morts ses parents et sa petite sœur***

"J'ai pardonné le lendemain de la sortie des camps. Je marchais dans Prague et il y avait là des prisonniers de guerre allemands. Leur gardien m'a regardé dans les yeux, a sorti sa ceinture et s'est mis à les fouetter. J'ai souffert le martyre, ce jour-là. Ces hommes étaient battus parce que j'étais là, pour moi... Le fait que j'aie trouvé cela insupportable le lendemain de ma libération, me fait dire aujourd'hui que ce pardon, je l'avais déjà en moi. Pardonner, c'est la possibilité de regarder l'autre sans haine. Les bourreaux voulaient nous déshumaniser, nous sortir de l'humain.

Pardonner, c'est la possibilité de regarder l'autre sans haine

Ce jour-là, je pense que si j'ai pardonné spontanément, c'est surtout pour rester un être humain. Les adolescents que je rencontre dans les écoles veulent toujours savoir si ce pardon est réel, si ce n'est pas juste une façade, si je ne me trompe pas moi-même. Et c'est une question fondamentale, en effet. Car on dit, par exemple, qu'il faut parler pour pardonner et moi je n'ai pas parlé de ma souffrance pendant quarante ans, ni à mon épouse, ni à mes enfants ! On dit aussi que la justice est nécessaire, mais quand je suis sorti, j'avais 18 ans. Il a fallu attendre quinze ans pour que la Shoah soit reconnue comme telle, c'était trop tard pour moi.

En fait, je n'ai jamais attendu d'excuses car je pense qu'à partir du moment où quelqu'un qui a fait le mal se rend compte de ce qu'il a fait et implore votre pardon, il n'est plus le même homme. Mais si j'ai caché ma douleur, ma culpabilité au regard de la mort de mes parents, derrière un masque d'insouciance pendant des années, j'ai en revanche éprouvé le besoin de comprendre. Car un bourreau, c'est un type ordinaire. Je n'ai jamais vu de haine dans le regard des miens. Ils faisaient juste leur boulot. C'est ça qui est monstrueux. J'ai lu de nombreux philosophes, qui m'ont aidé. Et la morale de l'histoire, c'est que je crois qu'on a tous plusieurs vies dans notre existence. Est-ce que cela n'est pas arrivé à chacun d'entre nous de se dire : ce n'est pas possible, ce n'est pas moi qui ai agi comme ça. Eh bien si, c'est nous. Et ce n'est pas nous tout à la fois. Penser à la Shoah, tenter de comprendre les ressorts des génocides, témoigner auprès des enfants, c'était aussi faire quelque chose de mon pardon. Et c'était nécessaire."

Tout pardonner : "Je n'arrive pas à pardonner aux vrais coupables, mais je me suis pardonnée à moi"

Soukaïna Oufkir a passé dix-neuf ans dans les prisons marocaines avec sa mère et ses frères et sœurs****

"Je n'arrive pas à pardonner et je sais que ça me fait du tort. Mon pardon, je l'aurais donné à Hassan II s'il me l'avait demandé, mais il ne l'a pas fait. Lui pardonner "comme ça", ce serait pour moi comme une absolution. Le temps pourtant a passé depuis ma libération. Mais quand j'entends "les chiens ne font pas des chats" ou "tel père, tel fils", qui induisent dans l'inconscient collectif que l'on est coupable de ce que nos parents ont fait, je n'arrive toujours pas à déposer mon armure. D'autant que des tas de situations surréalistes ont tendance encore à me culpabiliser.

Peut-être aussi parce que cet ennemi, il me maintient en vie

Par exemple, pour déposer mon dossier de naturalisation française, il me fallait un extrait de casier judiciaire. Il est vierge au Maroc et en France. Mais les gens ne s'expliquent pas pourquoi j'ai disparu pendant dix-neuf ans et demi. Quand je dis : "J'ai été enfermée", on me demande : "Vous avez tué qui ?" Et moi je suis toujours en position de me justifier, de dire : "J'avais 9 ans !" La reconnaissance de ce que j'ai vécu est ce qui m'a le plus manqué. J'en ai parfois eu des envies de meurtre. Certains proches m'ont entendu dire : "Je m'achète une kalachnikov, je tire sur cinq ou six personnes qui ne m'ont rien fait, j'arrive aux Assises et je suis condamnée avec circonstances atténuantes..." Une manière d'aller chercher un peu de justice : ces circonstances atténuantes, que l'on m'aurait sans nul doute attribuées, ce serait enfin la reconnaissance de ce que j'ai vécu.

Heureusement, des personnes m'ont suffisamment aimée pour que je me reconstruise sans ça. Grâce à elles, je me suis pardonné à moi-même mon propre sentiment de culpabilité. Mais je n'arrive pas à pardonner aux vrais coupables, qui ne m'ont jamais reconnue comme victime. Peut-être aussi parce que cet ennemi, il me maintient en vie : quand je déprime et que j'appelle SOS Amitié pour ne pas sauter par la fenêtre, ce n'est pas parce que je n'ai pas le courage de sauter, c'est parce que je me dis : "Si tu t'écrases en bas, c'est lui qui aura eu ta peau." »

Tout pardonner : "Je ne lui ai pas pardonné son infidélité et pourtant je vis toujours avec lui"

Geneviève a découvert la double vie de son homme après plus de vingt ans de mariage

"Je n'ai pas pardonné à mon mari de m'avoir trompée, et pourtant je vis toujours avec lui. Et nous continuons à bien nous entendre. Je sais qu'il m'aime. Mais je vis au quotidien cette forme de ressentiment. Quand j'étais petite, on allait à confesse et un "pater" plus tard, on était pardonné. Avec les enfants, on dit : "Dis-moi pardon", on fait un bisou et c'est fini.

Pardonner, c'est comprendre

Avec l'âge, les choses se corsent. Madame de Staël disait : « Pardonner, c'est comprendre », je ne suis pas d'accord. Je comprends que mon mari puisse tomber amoureux d'une autre, mais je ne peux pas l'accepter. Ma douleur reste tapie dans l'ombre, faute de pouvoir en parler, puisque d'emblée le chapitre a été clos. L'oubli et le pardon pourraient intervenir si je pouvais arriver à banaliser cette histoire, à en rire avec mon mari. Mais lui ne veut pas. D'abord, il ne regrette rien. Je pense que s'il s'était excusé, s'il avait pris en considération ma souffrance, j'aurais pardonné.

Mais il ne m'a jamais demandé pardon et clame encore, quand je pose des questions, qu'il a droit à son jardin secret. Pour moi, c'est une provocation, presque du mépris. Du coup, je suis devenue obsessionnelle, je traque les mails, les SMS, je guette les réactions, c'est une folie. J'ai même essayé de rencontrer cette femme. J'aurais eu besoin, je crois, d'entendre quelque chose comme : "Elle n'est pas plus belle que toi, elle ne t'arrive pas à la cheville." Mais il n'a jamais essayé de me rassurer. Que faire ? Partir ? Briser ma famille ? Je n'y arrive pas. Chaque jour, quelque chose en moi attend et espère encore des excuses. Ce serait pour moi une délivrance. Mais ce n'est pas à moi de les quémander, je me sentirais doublement humiliée."

*« L'estime de soi : s'aimer pour mieux vivre avec les autres » (éd. Poche)

**La révélation, en 2001, de cette filiation a bouleversé sa vie. Artiste peintre, elle a écrit son autobiographie, « Couper le cordon » (éd. Luc Pire)

***Médecin à la retraite, il est l'auteur de « Personne ne m'aurait cru, alors je me suis tu » (éd. Albin Michel)

****Leur père, le général Oufkir, avait fomenté un coup d'Etat contre le roi Hassan II. Chanteuse, elle a écrit « La vie devant moi » (éd. Calmann-Levy).