Elle apparaît, dans le café de Belleville où elle nous a donné rendez-vous, à la manière d'une petite fée souriante et discrète. Brunette de 35 ans habillée tout en bleu, Prune Nourry porte à son oreille gauche une boucle en forme de nuage.

Comme un signe de sa faculté à rêver, à transcender le réel, coûte que coûte. Dans sa voix douce et posée s'exprime une sagesse ancestrale. Dans la profondeur de ses yeux noirs se lit toute sa puissance de guerrière. Prune Nourry est une combattante, une amazone contemporaine. Rescapée d'un cancer du sein diagnostiqué à l'âge de 31 ans, l'artiste a décidé de faire de la maladie son alliée et de partager avec les femmes du monde entier son expérience cathartique.

Invitée pour une Carte blanche au Bon Marché, elle déploie, à partir du 9 janvier, dans le double atrium du grand magasin parisien L'Amazone érogène (1) : une installation monumentale constituée de nuées de flèches à l'assaut d'une cible en forme de sein. Même si celle-ci a été imaginée par l'artiste bien avant la pandémie, ses quelque 1 800 flèches en bois, étain et plumes blanches, propulsées dans les airs par un arc de cinq mètres de haut, résonnent comme un message de résilience des plus actuels.

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"Elle a su créer tant de vie là où la mort la menaçait"

"Serendipity" de Prune Nourry

Pour Prune Nourry, redevenue pour un temps Parisienne après avoir passé les dix dernières années de sa vie à New York, L'Amazone érogène n'est pas seulement la métaphore d'une attaque vers le sein de ce cancer qui touche une femme sur huit, mais aussi l'image de la vie elle-même.

"Cette armée de flèches évoque également la course effrénée des spermatozoïdes vers l'ovule en vue de la fécondation. Elle est le symbole de la procréativité que l'on peut avoir, chacun à sa manière, dans la maladie", précise celle qui prépare également un livre sur le sujet, à paraître en juin, avec la contribution de nombreux scientifiques.

Ce livre s'inscrit dans le droit fil de son film Serendipity, sorti en 2019. Prune Nourry y retraçait sa traversée de la maladie avec force et pudeur. Elle y croisait pour la première fois la figure de l'Amazone dans une scène culte avec Agnès Varda, qui la guidait dans la coupe de sa longue tresse de cheveux, anticipant les effets dévastateurs de la chimiothérapie.

Daniel Pennac, auteur d'Une lettre à Prune et aux Amazones publiée dans le catalogue de l'exposition du Bon Marché(2), admire la façon dont elle a su, "avec ce film, sans dogmatisme, créer tant de vie là où la mort la menaçait, profiter de son pire pour offrir le meilleur, rassembler le monde au moment où elle se coupait de lui".

Tourné face caméra, Serendipity la montrait dans toute sa fragilité, à chaque étape de son traitement jusqu'à sa reconstruction mammaire. Prune Nourry révélait les liens étroits – et souvent troublants – entre son cancer du sein et sa pratique artistique.

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À la manière d'une chercheuse

Prune Nourry studio

Pendant longtemps, nous dit-elle, elle s'était intéressée au corps de la femme, aux questions de fécondité et de procréation à la manière d'une chercheuse qui posait un regard objectif sur un sujet. 

"Comme de la matière à l'intérieur de mon sein, cette tumeur m'a obligée à sculpter ce qu'il y avait à l'intérieur de moi."

Les morceaux du puzzle de sa vie d'artiste et de sa vie de femme se sont peu à peu rassemblés. Et Prune s'est laissée porter par la sérendipité, ce "quelque chose qui était là mais qu'on ne connaissait pas", écrit le psychanalyste François Ansermet, avec qui elle a collaboré.

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Une indépendance sans compromis

Nadine Elfenbein/Prune Nourry Studio

Dès lors qu'elle a pris connaissance de son cancer en 2016, Prune Nourry n'a cessé de créer, des livres, des œuvres, des expositions. Avec toujours la même détermination pour éveiller les consciences, questionner le regard de l'autre, pointer les déséquilibres de notre monde.

"J'avais besoin de produire. Pour repousser l'angoisse, ça me libérait de travailler." Et rien n'arrête cette "foudre de guerre", comme la qualifie Maïa Dibie, son assistante. Elle mène ses projets à la manière d'une entrepreneuse, mobilise autour d'elle des équipes d'artisans et d'assistants, trouve elle-même les financements, installe son atelier partout dans le monde au gré de ses expériences et ne fait aucun compromis sur son indépendance et sa liberté artistique.

J'avais besoin de produire. Pour repousser l'angoisse, ça me libérait de travailler.

Pour interroger le rapport des Indiens à la préférence culturelle, elle est allée poser dans les rues de New Dehli ses Holy daughters, des créatures hybrides entre la vache, animal sacré symbole de fécondité, et la petite fille non désirée. À Calcutta, elle a mis en scène Holy river, l'histoire d'une divinité imaginaire qu'elle a ensuite plongée avec la population locale dans les profondeurs du Gange, selon le rituel du puja.

Pour produire ses Terracotta daughters, son armée de cent huit petites Chinoises en terre cuite évoquant la politique de l'enfant unique et la sélection de genres, elle est partie à la rencontre de tous les spécialistes du sujet et fait "emprunt sur emprunt", le ventre noué.

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Duo unique avec JR

Prune Nourry studio

Après avoir réalisé son armée avec un artisan chinois, elle l'a exposée dans différents pays du monde, puis l'a ensevelie dans un lieu secret d'où elle ressortira en 2030, année où le déséquilibre des genres atteindra son point critique en Chine. "La vente des huit premières sculptures, pièces uniques, m'a permis de financer mon armée. J'ai réalisé ce projet de manière totalement autonome", explique-t-elle.

Un procédé de production proche de celui de son compagnon, l'artiste et photographe JR, connu pour ses installations photographiques hors échelle partout sur la planète. À chaque évocation de JR, Prune se crispe et coupe court à toute discussion. Elle a beau former avec lui un couple symbiotique depuis de longues années, elle refuse catégoriquement de parler publiquement de leur union, préférant garder sa vie privée la plus secrète possible et leurs pratiques artistiques clairement indépendantes.

Leurs ami·es les voient comme un duo unique, "la rencontre de deux tempéraments qui se stimulent, décrit Daniel Pennac. Ils diffusent autour d'eux une générosité et un calme affectueux".

Vidéo du jour
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Une "lanceuse d'alerte"

David Dines/Prune Nourry studio

Prune Nourry aime se nourrir des autres et de leur savoir. "Personne ne reste insensible à son charme, à son caractère jusqu'au-boutiste", souligne Frédéric Bodenes, directeur artistique et image du Bon Marché. Certains de ses proches ont même parfois du mal à la suivre tellement elle voit grand.

"Prune ne donne aucune limite à ses projets et à leur réalisation. C'est à la fois magique et troublant. Elle est en mission pour transmettre son message", confie son amie de New York, Capucine Milliot, conseillère en communication.

"C'est une lanceuse d'alerte", pointe Mathieu Templon, son galeriste. Tou·tes les collectionneur·ses qui la rencontrent seraient fasciné·es par son volontarisme. "Au point que beaucoup sont prêts à s'engager à ses côtés en acquérant ses pièces pour soutenir un projet plus grand : l'accompagnement de sa vision."

À seulement 35 ans, Prune Nourry fait également partie des rares artistes qui ont déjà su rassembler autour d'eux une communauté de fidèles. Et non des moindres. Angelina Jolie compte parmi ses premières fans. La star américaine, qui connaît bien la menace du cancer du sein pour avoir procédé à une double mastectomie préventive, fut productrice exécutive de son film Serendipity et signe la préface de son prochain livre sur le combat proactif contre la maladie.

Son travail nous éclaire sur le corps et l'âme de la femme. Elle nous aide à dénicher la beauté dans la destruction, à embrasser nos imperfections et à partir à la découverte de soi.

"Je ne cesse d'apprendre et d'être inspirée par Prune, nous confie l'actrice. Son travail nous éclaire sur le corps et l'âme de la femme. Elle nous aide à dénicher la beauté dans la destruction, à embrasser nos imperfections et à partir à la découverte de soi. Être artiste cela signifie exprimer sa personnalité et sa générosité, vouloir se connecter aux autres en allant chercher au plus profond de soi, partager ses pensées, ses sentiments, ses peurs, ses espoirs." Ce que Prune Nourry ne cesse de faire.

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Donner à la sculpture une dimension plus engagée

Charlotte Abramow

Ne lui collez pas trop vite une étiquette féministe ou écoféministe, Prune défend les femmes et l'écologie mais déteste les "ismes". "Artiste, ça me suffit", conclut-elle. Ce statut lui permet de tout faire : naviguer dans l'anthropologie ou la médecine, explorer la vidéo, l'installation, la performance, sans s'enfermer dans un genre. Et donner à la sculpture une autre dimension, plus sociale, plus engagée.

Cette ancienne élève de l'école Boulle savoure ce moment où elle s'enferme dans son atelier pour modeler de ses mains un visage, un sein, une créature fantastique… "Être sculptrice de nos jours continue de ne pas être anodin, remarque Catherine Grenier, directrice de la fondation Giacometti. La sculpture est d'habitude le territoire des hommes. Prune Nourry possède, en plus, une pratique d'ateliers avec de nombreux assistants. Elle est très caractéristique de l'audace et de la dimension de conquête dans laquelle se trouvent aujourd'hui les femmes artistes."

De la maladie dont elle a réchappé, Prune parle comme d'une mue. "Je me sens la même, j'ai le même ADN, les mêmes valeurs, la même éthique, mais j'ai un autre rapport à mon intuition et à mon corps, explique-telle. Je sais à présent à quel point il est important d'en prendre soin. Le corps est le véhicule de notre âme."

À la veille de l'exposition du Bon Marché, elle nous confie sa hâte de livrer son Amazone érogène aux regards des autres, pour qu'elle devienne le réceptacle des émotions de chacun. "Peut-être que tout le monde ne sera pas sensible à ce message de catharsis, mais que cela résonnera chez certains", s'interroge-t-elle.

Prune Nourry est convaincue d'une chose : l'art, comme l'action et l'espoir, peut aider à guérir. Sa créativité à elle lui a sauvé la vie. Et cette fille d'Arès et d'Harmonie, son arc et ses flèches magiques à la main, compte bien le dire au monde entier.

1. Du 9 janvier au 21 février 2021. 24s.com

2. Éd. Zeug, 25 €, en vente exclusive au Bon Marché Rive Gauche.

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