Architecte et anthropologue, Salima Naji a mis au cœur de sa mission la sauvegarde du bâti marocain dans les communautés de l’Atlas et dans sa ville d’adoption, Tiznit où elle s'est installée en 2008. Cette femme de convictions et de caractère défend l’architecture comme un bien commun, c’est-à-dire remettre le bâtiment au cœur de son contexte social et environnemental au profit du plus grand nombre.

Son dernier ouvrage Architectures du bien commun, Pour une Ethique de la préservation (Ed.MétisPresses) expose son engagement auprès de régions très exposées au changement climatique où elle articule restauration du patrimoine collectif et éco-constructions (bioclimatiques) en matériaux premiers comme le pisé, la pierre, le bois et les stipes de palmiers. Changement climatique, risques épidémiques, confinement dans des habitations mal adaptées… Face à de nouveaux enjeux, les architectes doivent-ils se remettre en question ? Entretien.

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Marie Claire : Architecte, vous travaillez déjà au Maroc avec des matériaux durables et des méthodes traditionnelles, cette crise confirme-t-elle l'urgence de développer un autre type d'architecture?

Salima Naji : Les méthodes traditionnelles sont le produit de siècles d’innovations empiriques pour surmonter, avec des moyens limités, les aléas climatiques ou épidémiologiques. Les multiples seuils des bâtiments oasiens sont à la fois ce qui permet de préserver de la chaleur mais aussi du contact entre l’étranger et le foyer lorsque les épidémies dites « de peste » ravageaient le monde (typhus, choléra, etc.). L’architecture est une réponse indispensable à l’urgence qu’elle soit climatique ou épidémiologique.

Le confinement a renforcé les injustices architecturales développées au nom de la performance financière et de la spéculation.

Aujourd’hui, nous devons repenser les choix simplistes des ingénieurs du dernier siècle qui sont particulièrement inefficaces pour affronter les incertitudes du futur. Les matériaux et les mises en œuvre actuelles sont énergivores et produisent une architecture inégalitaire. La généralisation des architectures de béton de ciment impose la démultiplication des dispositifs techniques d’isolation ou de climatisation, lesquelles ont une empreinte carbone exponentielle et sont inaccessibles financièrement aux plus pauvres.

Le confinement nous a fait prendre conscience des limites de notre habitat urbain…

Toute crise vient révéler des dysfonctionnements à l’œuvre.

Dans le cas présent, le confinement a renforcé les injustices architecturales développées au nom de la performance financière et de la spéculation. Les conséquences sont désastreuses. En situation de crise, les villes sont devenues des lieux d’exode vers les campagnes : un renversement a eu lieu, la ville est considérée comme invivable  et la campagne, un paradis agraire.

Les architectes doivent-ils se remettre en question ?

Cette crise révèle les manques de notre métier. L’architecte doit arrêter de se soucier de la seule esthétique ou de la seule prouesse architecturale, mais plutôt intégrer le projet dans un écosystème.

Les matériaux locaux sont niés, oubliés, négligés car c’est du low-tech pas assez performant aux yeux d’ingénieurs attentifs à des chiffres exponentiels et non au vrai confort sur la durée. Une maison climatisée est autrement moins confortable qu’un bâtiment de terre crue qui est muni de dispositifs de refroidissement. 

Cette « modernisation » sans conscience génère une architecture normalisée en béton armé, dont les responsables locaux ne mesurent pas toujours combien cela est inadapté et combien cela disqualifie les territoires sur la durée… Aujourd’hui des logements sociaux au Maroc, à peine livrés, présentent des pathologies désastreuses et seront démolis à terme.

Les solutions techniques importées et transposées sans réflexion dans des régions aux ressources limitées et marquées par des extrêmes climatiques ne viennent pas seulement proposer un modèle inadéquat mais marginaliser des pratiques, éteindre une mémoire et une histoire spécifiques. 

Vous travaillez dans les oasis de l’Atlas, que pourrions nous apprendre des pays du Sud ?

La césure entre Nord et Sud est une fiction. Il est plutôt intéressant de parler de moyens limités. J’essaye de développer des projets frugaux qui privilégient les compétences et les emplois locaux. Ensuite, les leçons qui circulent entre les différentes parties du monde sont souvent surprenantes. Ainsi, il y a beaucoup plus de problématiques communes entre les oasis marocaines et les alpages suisses qu’entre ces mêmes oasis et les grandes métropoles côtières comme Rabat ou Casablanca !

Éco-construire, c’est saisir une société dans toute sa complexité (...)

L’enjeu est vraiment de mobiliser l’intelligence collective pour surmonter les difficultés à venir non pas en transposant des solutions toutes faites mais en cherchant localement des solutions par le jeu des inspirations. Est-ce que ce n’est pas aux pays du Sud de voir les errements du Nord et de se retourner sur soi ? Éco-construire, c’est saisir une société dans toute sa complexité et tenir compte de tous les paramètres environnementaux (géologie, climat, couvert végétal…) ; économiques (activités productives, revenus des ménages, financement des pouvoirs publics…) ; sociaux  (démographie, vieillissement, structures familiales, place des jeunes, des enfants, approche genrée…) et culturels (pratiques quotidiennes, festives, imaginaires, désirs…) comme nous avons essayé de le faire dans les provinces où nous avons eu l’autorisation de construire de la sorte.

La place des femmes évolue-t-elle dans l'architecture ?

C’est un milieu très masculin encore plus au Maroc qu’ailleurs. J’exerce depuis plus de 15 ans et je reste bien souvent une exception dans les réunions, les chantiers. En tous les cas à égal niveau décisionnel, c’est très rare. Dans le monde de la construction, la violence symbolique reste récurrente et il s’agit donc d’affronter constamment des tentatives d’intimidation. Les architectes diplômés sont massivement des femmes mais ces dernières devant les pressions continues vont soit se replier et exercer en répondant à une commande familiale, soit intégrer les administrations publiques, soit renoncer au métier d’architecte.

Au final, les femmes architectes installées au Maroc répondant à des appels d’offres sont peu nombreuses. Elles sont le plus souvent en doublon d’hommes dans des cabinets de la capitale, et sont rarement sur le terrain. Pour les chantiers du Sud, zones pauvres, il n’y en a pas.

Pensez-vous qu’elles apportent un autre regard?

Oui malheureusement, l’architecture masculine est une architecture qui nie les usages des plus fragiles, car les hommes qui prennent les décisions ne s’occupent jamais de leurs aînés, de leurs enfants, méprisent ceux qui fréquentent l’espace public considérés comme des sources de… problèmes. Tout est si simple à gérer depuis son bureau… Et puis il y a d’autres freins : Combien de fois, ai-je entendu : « Ceci est trop beau pour des pauvres ». Ou une variante : « Tu te crois à Paris ici !? » Etc.

L’architecture masculine est une architecture qui nie les usages des plus fragiles.

Or il est normal que l’architecture soit pensée pour le bien-être au quotidien. Je pense que c’est parce que j’étais femme que j’ai mis en œuvre un certain nombre de méthodes, inaudibles pour des hommes, que j’ai eu une approche plus fine, sans doute parce que je suis aussi anthropologue. J’ai proposé des projets qui étaient le fruit de concertations avec les habitants, les associations et les élus et qui se sont faits naturellement car j’étais au contact de populations vraiment démunies. Dix ans après, lorsque je retourne sur ces sites, j’y suis fêtée. C’est si important et si satisfaisant.

Etre femme m’a portée au début, je disais que j’étais une architecte des marges : là où je ne ferai d’ombre à aucun homme car c’était trop ingrat, trop difficile. Mais j’ai pu innover non parce que j’étais une femme, mais parce que je cumulais divers savoirs et expériences du monde qui, convoqués tous ensemble, ont porté leurs fruits. L’architecture doit redevenir le lieu du souci des autres et non de la performance de soi.