Quand ils l'ont convoquée pour l'interroger le 26 août, Svetlana Alexievitch a dû se dire : "C'est mon tour." Et quoi, après ? La prison ? La torture ? Elle ne s'est pas soumise.

Née en 1948, l'écrivaine biélorusse n'ignore rien de la mécanique soviétique appliquée à la lettre par le président Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis vingt-six ans. Réélu au terme d'un scrutin frauduleux, celui qu'elle décrit comme "une brute inculte" n'offre qu'une réponse aux milliers de manifestantes qui, chaque week-end depuis le 4 août, demandent son départ : la répression, féroce.

"Des gens ont été retrouvés pendus dans les bois", nous avertit le philosophe Michel Eltchaninoff, auteur des Nouveaux dissidents (*) . D'autres ont disparu ou ont été torturés. Pas Alexievitch, pas encore. L'auteure, qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2015, est-elle protégée par sa notoriété ?

"Si Loukachenko décide de réprimer plus durement, rien n'est moins certain" estime le philosophe. Adulée à l'ouest, l'écrivaine de 72 ans suscite à l'est, chez les supporters de Poutine, une hostilité sans bornes. La raison ? "Elle écrit des livres contraires à ce qu'affirme la propagande", analyse Michel Parfenov, son éditeur chez Actes Sud.

Dans son premier livre, La guerre n'a pas un visage de femme (**) , "elle fait parler des femmes russes pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le ministre de la Culture russe, un sale individu, historien, protégé de Poutine, a fait écrire un ouvrage sur cette guerre sur le modèle du livre original, version propagande officielle, patriotique et héroïque. Une histoire inventée de la guerre. À l'école, on apprend que Staline était un grand manager."

(* ) Nouveaux dissidentsÉd. Stock.

(**) La guerre n'a pas un visage de femme, Éd. Presses de la Renaissance.

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Svetlana Alexievitch, une femme d'exception

THOMAS KIEROK/LAIF/REA/ARCHIVES SVETLANA ALEXIEVICH.

Svetlana Alexievitch, pur produit d'une éducation soviétique, a fait de la déconstruction de la mythologie soviétique l'œuvre d'une vie. Son projet, Les voix de la grande utopie, qui couvre cinq volumes, raconte l'humanité piégée dans les plis de l'Histoire. J'ai découvert Svetlana Alexievitch il y a peu. À la fin d'un dîner, une amie, grande lectrice, n'en revenait pas. "Quoi, tu ne l'as pas lue ?"

La fille s'est levée, a attrapé un pavé de 500 pages dans la bibliothèque. C'était La fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement (*). J'ai glissé le bouquin dans mon sac comme si on venait de me confier un remède secret, à coup sûr efficace. Lire Alexievitch a été un choc. Littéraire. Historique. Émotionnel. Comme tous les auteur(es) cultes, elle rassemble un club informel de lecteurs passeurs qui ont du mal à prêter leurs bouquins, mais qui, prosélytes, s'y résignent. L'effet Alexievitch est un saisissement. Comment une écrivaine qui écrit sur la guerre, Tchernobyl ou la chute du communisme réussit-elle à faire dévorer des tranches d'histoire au programme des révisions du bac ? Quel est le secret de cette Biélorusse ?

Toutes ceux et celles qui la connaissent dessinent un personnage hors du commun. Estelle Lemaître, directrice de communication chez Actes Sud, se souvient de la séance essayage au Bon Marché avant la réception du prix Nobel. "Cela a bien duré trois heures. Elle était concentrée, dans la retenue, sans frivolité, bref, ce qu'elle doit être au fond."

Sophie Benech, sa dernière traductrice, doit avoir raison quand elle évoque la coquetterie de l'auteure. Elle a choisi Paris pour s'habiller, non ? C'est en sobre tailleur plutôt qu'en robe de soirée qu'elle prononcera son discours de réception du prix Nobel devant l'Académie et le roi de Suède.

"J'avais l'impression d'avoir affaire à une sainte, s'amuse Jacques Testard, fondateur de la maison d'édition Fitzcarraldo qui a vendu les droits en anglais de La fin de l'homme rouge. Tout ce qu'elle dit est réfléchi, posé. On a l'impression qu'elle est en paix. "

Sophie Benech voit en elle une personne hors du commun." Elle écoute, sans attendre de confession. Et elle amène les gens à raconter ce qui a été l'essence de leur vie. Elle ressent les choses à un niveau profond, comme un arbre dont les racines sont connectées à celles des autres arbres. On sent une grande force chez elle."

Chacun de ses livres est une chirurgie à cœur ouvert. Bourreaux et victimes y sont emmenés très loin, aux fondements de leur humanité. " Les questions qu'elle pose sont celles que l'on trouve chez Dostoïevski, Shakespeare ou dans la Bible, poursuit la traductrice. Ça veut dire quoi être libre ? A-t-on le droit de tuer ? Quels choix face à la mise en jeu de sa liberté ? Face à la faim ?"

(*) La fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantementÉd. Actes Sud

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Une enfance dans l'horreur de la guerre

THOMAS KIEROK/LAIF/REA/ARCHIVES SVETLANA ALEXIEVICH

Enfant, Svetlana Alexievitch était souvent en Ukraine chez sa grand-mère, une femme illettrée et intelligente (*) . Un jour, la vieille dame et l'enfant passent devant une maison où une femme s'affaire. La grand-mère dit : " Chut !" Plus loin, elle explique. "Personne ne parle à cette femme parce que pendant la guerre, elle a mangé ses enfants." Et chut, parce qu'en Union Soviétique, on ne sait jamais qui pourrait vous entendre, et c'est dangereux. C'est sûrement là le tour de force de l'écrivaine. Une femme-oreille, comme elle se décrit, qui met à jour le pire du pire et le meilleur des êtres humains aux prises avec une utopie, le communisme, qui les a broyés et dépassés.

Le secret d'Alexievitch est dans son appartenance aux histoires qu'elle écrit. Elle est tout entière les voix qu'elle nous donne à lire. "Ce n'est pas une intellectuelle. Elle a vécu sa jeunesse à la campagne, en Biélorussie. Son père directeur d'école, communiste, et sa mère institutrice et bibliothécaire, étaient membres d'une intelligentsia modeste. Chez eux, il y avait des livres, mais pas d'auteurs interdits. Elle n'a découvert L'archipel du goulag de Soljénitsyne qu'au moment de la perestroïka. Elle a construit son œuvre à partir d'une parole vivante, en se méfiant de la littérature, et ce qu'elle peut porter de mensonge, continue le philosophe. Avec elle, la vérité sort d'une vieille dame que personne n'a jamais écouté."

Enfant, déjà, à la fin des banquets, quand les adultes envoient les enfants se coucher, elle se cachait sous la table pour écouter. 

(*) Entretien paru dans XXI, n° 9, 2010, "Écrire la petite histoire d'une grande utopie", par Anne Brunswic. 

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Faire parler les âmes oubliées

THOMAS KIEROK/LAIF/REA/ARCHIVES SVETLANA ALEXIEVICH.

La tragédie marque la vie d'Alexievitch et des siens, ce peuple de Russie et des pays satellites du bloc."Je ne cherche pas à produire un document mais à sculpter l'image d'une époque. Je mets entre sept et dix ans pour rédiger chaque livre. J'enregistre des centaines de personnes. Je reviens voir la même personne plusieurs fois. Il faut d'abord, en effet, la libérer de la banalité qu'elle a en elle." a t-elle confié à Philisophie Magazine en 2014. On peut interpréter cet aveu de l'écrivaine à Michel Eltchaninoff comme une mise au point, une réponse à ceux qui contestent sa méthode.

Galia Ackerman est historienne, journaliste et sociologue. Une intellectuelle russe. La première traductrice d'Alexievitch. "Je traduisais La guerre n'a pas un visage de femme. Des témoignages de femmes sur le front et celles à l'arrière, qui travaillaient pour la victoire. Je traduisais, traduisais. Et à la fin, je me demande : mais comment est-ce possible qu'aucune de ces femmes n'évoque ni le ghetto de Minsk, où vivaient plus de 100 000 Juifs, ni les exécutions jusqu'en 1942 ? Car c'est en Biélorussie qu'a eu lieu la Shoah par balles. Plus de 30 000 Juifs fusillés au ghetto de Minsk. Nul en Biélorussie ne pouvait l'ignorer. Les Juifs survivaient grâce au troc, et toute la ville y participait."

La traductrice s'étonne du silence des témoins auprès d'Alexievitch, même si elle sait que l'extermination des Juifs est restée taboue jusqu'à la glasnost. "Elles ne m'en ont pas parlé", lui affirme l'auteure. Galia Ackerman estime avoir mis des années à comprendre que les livres de Svetlana ne sont pas des recueils de témoignages, mais " des paroles qui, comme des Lego, sont arrangeables, réutilisables, manipulables. Ce qui compte, ce n'est pas que X ou Y l'ait dit, mais que cela ait été dit. Ce n'est pas la vérité, c'est la sienne. Un exploit littéraire".

Bonne joueuse, Galia raconte ce cas d'un chercheur français préparant un livre sur Tchernobyl. Deux interprètes 126 traduisaient les entretiens avec la population, sans émotion particulière. ' Un jour, quelqu'un leur a passé La supplication(*) qui venait de paraître en russe. Ils ont été si bouleversés qu'ils n'ont pas pu travailler pendant deux jours. Ça, c'est l'effet de la littérature. "C'est aussi le secret du talent.

(*) La supplicationEd. J'ai lu.

4/5

Des oeuvres marquantes

THOMAS KIEROK/LAIF/REA/ARCHIVES SVETLANA ALEXIEVICH.

Si Svetlana Alexievitch a été une journaliste, peu passionnée, jusque dans les années 70, ses livres ne peuvent être classés dans la catégorie narrative non-fiction (journalisme littéraire). Rien que les titres de chapitre de ses textes prennent une tournure littéraire, comme des haïkus soviétiques. "Monologue sur le fait qu'un Russe a toujours besoin de croire à quelque chose."(La supplication.) "De la solitude de la balle et de l'homme."(La guerre n'a pas un visage de femme.) "Où il est question de Roméo et Juliette… seulement, ils s'appelaient Margarita et Abulfaz." (La fin de l'homme rouge.)

Pour certain(es), son meilleur livre est La supplication. La série Chernobyl, de Craig Mazin (2019), qui en a été adaptée, est considérée "Meilleure série de tous les temps" sur Allociné. Pour d'autres, La fin de l'homme rouge est un chef-d'œuvre qui permet de comprendre la Russie et braque une lumière crue sur ce qui se passe à Minsk, sa ville qui refuse de plier sous le joug d'un dictateur.

Vidéo du jour
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Cible du régime d'Alexandre Loukachenko

THOMAS KIEROK/LAIF/REA/ARCHIVES SVETLANA ALEXIEVICH.

Si Alexievitch, membre d'une formation d'opposition au régime, ne se considère pas comme "une femme des barricades", son message à Loukachenko est clair : "Avec Pars*, elle est dans le viseur du régime. Elle est la seule des sept dirigeants du Comité de coordination toujours libre. Son éditeur pense que si elle a peur, c'est surtout pour sa fille. Sa fille affective, l'enfant biologique de sa sœur morte d'un cancer à 36 ans, qu'elle a élevée."

Svetlana Alexievitch a fini par s'envoler fin septembre pour l'Allemagne pour y recevoir des soins. "Elle souffre d'une névralgie faciale douloureuse, due à une inflammation du nerf trijumeau", confie Sophie Benech. Mise sur écoute, surveillée par des hommes en planque, "des hommes en noir, masqués" essayant de pénétrer dans son immeuble, la persécution rampait.

Une méthode expérimentée en 1992, quand les autorités biélorusses lui ont intenté un procès suite à la publication des Cercueils de zinc**, sur les soldats russes en Afghanistan. Qu'elle ait réussi à quitter le pays la protège pour l'instant. "Jusqu'à son départ, elle ne sortait de chez elle qu'accompagnée de deux diplomates, un Polonais et un Lituanien", relate Sophie Benech. Et quand elle reviendra ? Car elle a promis de revenir à Minsk…

*"Pars, avant qu’il ne soit trop tard, avant que tu n’aies plongé les gens dans un terrible abîme, dans le gouffre d’une guerre civile ! Pars !", a-t-elle exhorté le président Loukachenko lors d’une interview sur la radio Free Europe le 12 août dernier.

(**) Cercueils de zincÉd. Actes Sud, traduction de Wladimir Berelowitch et Bernadette Du Crest.

Cet article a été initialement publié dans le numéro 819 du magazine Marie Claire daté de décembre 2020.

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