Halte à la charge mentale écolo !

Par Laure Marchand
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Acheter bio, bannir le plastique, trier ses déchets : ce sont souvent les femmes qui sont en première ligne pour assumer les contraintes liées à un mode de vie plus green. Mais pourquoi le partage des tâches est-il si difficile ? Et comment s’alléger sans renoncer à ses engagements ?

Coline avait l'écologie chevillée au corps et à l'âme. Mais un jour, la jeune femme s'est mise à "regarder du coin de l'œil les couches lavables", elle a pris son compost en grippe et a raccroché son tablier de cuisinière de plats bios, bons et sains pour se rabattre sur les pizzas surgelées…

Cette influenceuse, mère d'un petit garçon, a raconté son burn-out vert sur YouTube : "Concrètement, j'en avais ras-le-c... et en même temps je le vivais super mal." À lire les commentaires, sa confession vidéo intitulée "J'en ai marre d'être écolo" en a certes fait enrager quelques-uns mais en a soulagé plus d'une. "YES !!!", "Merci merci merci", "J'adore", "Tu as mis des caméras chez moi ?", "Comme je me reconnais tellement dans ce que tu dis"…

Vidéo du jour

Écolo et féministe

Si ces neuf minutes de ras-le-bol ont été si bien reçues, c'est qu'elles décortiquent par le menu la charge mentale écologique. Que signifie donc cette nouvelle terminologie ? Elle renvoie à la déclinaison environnementale de la désormais célèbre charge mentale qui pèse majoritairement sur les femmes. Au sein du foyer, ce sont également souvent elles qui s'acharnent à rendre compatible les pratiques quotidiennes et le respect de l'environnement.

Aux femmes la responsabilité de mener à bien la transition écologique de la famille. Cette nouvelle tâche vient s'ajouter aux autres. Et avec l'accélération de la prise de conscience de l'urgence climatique, la besogne pèse encore plus. Alors fatalement, la question qui découle de ce constat est : peut-on être à la fois écolo et féministe ?

Charlotte, 43 ans, mère de deux enfants de 5 et 7  ans, fait la chasse au plastique. Pains de savon, vinaigre blanc, bocaux en verre, vrac, flacons en matière végétale... L'appartement est encore loin du zéro plastique mais le résultat commençait à être honorable. Jusqu'à la dernière sortie de son compagnon au supermarché. Afin d'alléger sa charge mentale générale, Charlotte ne lui fournit jamais de liste. Résultat des courses: un rouleau de film cellophane, des paquets de gâteaux bios mais suremballés et bourrés d'huile de palme, un tube de dentifrice en plastique… L'exemple semble frôler la caricature mais il est très représentatif. Guillaume adhère pourtant à l'idée de la nécessaire modification de son mode de vie. Mais sa mise en pratique est lente, très lente. Surtout, ce n'est jamais lui qui prend l'initiative d'un changement.

73% des femmes disent en faire "plus" que leur conjoint

Flore Berlingen, à la tête de Zero Waste France, association qui promeut la démarche sans déchet, a constaté cette inégale répartition : "Nous n'avons pas de données chiffrées mais j'observe une surreprésentation féminine dans notre public, en ligne, dans les groupes locaux et chez les bénévoles. Les hommes ne sont pas absents mais nous sommes loin de l'équilibre entre les genres."

Si l'ensemble de la famille adhère au défi de la réduction du gaspillage, "la personne qui s'en préoccupe au quotidien semble être la mère". Les études sur la question du partage écologique dans le couple manquent. On sait en revanche avec certitude que le rééquilibrage en matière de corvées domestiques progresse peu. Les trois quarts (73 %) des Françaises interrogées pour un sondage de l'Ifop publié à l'automne 2019 disent en faire "plus" ou "beaucoup plus" que leur conjoint. Celles qui ont répondu "beaucoup plus" sont 44 %… 1 % de moins qu'en 2015.

Enfants, malades, personnes âgées, pauvres… Comme si notre planète malmenée était venue s'ajouter à cette liste des personnes vulnérables

Les privilèges masculins dans la sphère privée résistent. Proportionnellement, les actions domestiques liées à l'environnement reposent donc davantage sur les femmes. Mais pourquoi diantre avons-nous endossé cette charge supplémentaire ? Les féministes, éco-féministes(1) en tête, pointent les stéréotypes de genre. Dans la construction patriarcale de la masculinité et de la féminité, les femmes sont celles à qui échoit le soin de s'occuper des autres, à qui l'on attribue les compétences du "care".

Enfants, malades, personnes âgées, pauvres… Comme si notre planète malmenée était venue s'ajouter à cette liste des personnes vulnérables. Coïncidence ? "Dans le mot écologie, “éco” vient du grec “oïkos” qui désigne le foyer", glisse la philosophe Jeanne Burgart Goutal*.

Injonction sociétale et culpabilité

Ajoutez à cette injonction morale le fait que les femmes ont souvent un salaire inférieur et sont donc considérées comme celles qui compensent en investissant le temps domestique, et l'on comprend comment la charge environnementale tombe dans leur escarcelle. Or, celle-ci est chronophage et l'arrivée des enfants la renforce.

Caroline, chargée de communication, travaille à plein temps. Autant que possible, elle s'astreint à préparer des dîners avec des produits bios non transformés pour sa fille et son fils de 5 et 3 ans : "Ces derniers soirs, j'ai cuisiné des lasagnes aux légumes, un potiron gratiné, une quiche… Je n'y prends aucun plaisir, n'y trouve aucune détente. Mais si c'est mon mari qui s'y met, ce sera plutôt pâtes, pâtes, pâtes."

Depuis qu'elle a des enfants, elle "ressen(t) une injonction sociétale forte à changer (s)a consommation. Il faut avoir son bicarbonate de soude, se tenir au courant des produits à éviter, les phtalates… Sinon, je culpabilise, dans le genre “quelle mauvaise mère je suis !”" Trouver l'information prend "un temps fou". Elle vient, par exemple, d'équiper sa famille de gourdes en inox.

Entre la décision de supprimer les bouteilles en plastique, le temps passé à se renseigner sur la migration du plastique dans l'eau, sur les polluants dans l'eau du robinet, à mener "l'étude de marché" des gourdes respectueuses de l'environnement, elle estime y avoir consacré "une bonne dizaine d'heures".

"Admettre qu'elle n'était pas Superwoman"

Un des écueils est que le niveau d'exigence augmente avec la connaissance. Marion, par exemple, a restauré une maison achetée avec son amoureux. Elle en était arrivée à culpabiliser de choisir de la peinture de couleur, plus polluante que le blanc. Les travaux ont généré énormément de déchets : "Je me trouvais monstrueuse." Côté nourriture, le passage au bio local lui "a pourri la vie". Avec son salaire d'assistante de recherche au CNRS à mi-temps et celui de son compagnon, commis de cuisine, le couple "n'arrivait pas à suivre". Marion a repris le chemin du supermarché pour éviter de se "torturer la vie". Lui reste le goût un peu amer d'avoir déployé tant d'efforts, qui frôlaient "la dictature", pour un but inatteignable.

À l'échelle de l'individu, le sauvetage de la planète constitue en effet une bien lourde mission. À l'origine de la vulgarisation de la charge mentale, la dessinatrice Emma a croqué dans la bande dessinée Un autre regard sur le climat la  "culpabilisation du vilain consommateur-pollueur". Dénonçant les limites "des petits gestes" réalisés essentiellement par les femmes tant qu'ils ne seront pas soutenus par des politiques d'ampleur en faveur de l'environnement.

Si l'écologie reste la cinquième roue du carrosse, [...] ce sera une arnaque…, pour les femmes, bien entendu.

Et l'émancipation de la femme dans tout ça ? Dès 1980, Benoîte Groult se demandait si "le retour à la nature" n'allait pas "enchaîner purement et simplement la femme à son évier". Plus récemment, dans Le conflit, la femme et la mère, Élisabeth Badinter voyait dans les couches lavables et les purées maison un danger pour l'autonomie des femmes, si difficile à conquérir. Aujourd'hui, à la faveur du défi climatique, le mouvement écoféministe, éclos dans les années  70 puis peu à peu oublié, connaît une seconde jeunesse bouillonnante qui irrigue la réflexion sur l'engagement en faveur de la planète. Ce courant de pensée considère que patriarcat et capitalisme sont étroitement associés et que cette alliance se trouve à l'origine de l'exploitation des femmes et de la nature.

Sur la scène internationale, les femmes sont mises en avant, de Greta Thunberg à Alexandria Ocasio-Cortez. "Attention, cela peut aussi être un piège, prévient Jeanne Burgart Goutal, qui confirme le cliché de la femme plus sensible à la nature." Ce qui aboutira à renforcer les stéréotypes. Pour cette agrégée de philosophie, "si l'unique valorisation de ces rôles est morale et non pas économique et politique, si l'écologie reste la cinquième roue du carrosse dans une société qui continue de reposer sur la surconsommation, la surexploitation des ressources et les inégalités hommes-femmes, ce sera une arnaque…" Pour les femmes, bien entendu.

Après des années à tenter de "concilier l'inconciliable", c'est-à-dire la performance dans le cabinet d'architectes qui l'employait et l'exigence environnementale dans son foyer, Agnès, elle, s'est résolue "à admettre qu'elle n'était pas Superwoman" : "Je pense que faire carrière et être écolo en même temps est impossible, à moins de ne pas avoir d'enfants." Elle s'est donc mise à son compte pour avoir plus de temps avec ses enfants et peaufiner son quotidien écolo : "Être féministe, c'est aussi assumer ses choix, être capable par exemple de prendre de la distance par rapport à la société qui porte un regard très valorisant sur mon métier d'architecte."

Agnès a 38 ans. Elle espère que la charge environnementale pèsera moins lourd sur les plus jeunes, qui bénéficieront des connaissances patiemment et longuement accumulées par leurs aînées. Il n'y a plus qu'à souhaiter que le futur lui donne raison. 

(1)C'EST QUOI, L'ÉCOFÉMINISME ?
Ce terme désigne la théorie qui établit un lien entre la domination des femmes et la destruction de la nature, pensées comme deux facettes d'une même oppression patriarcale. Née dans les années 70, celle-ci connaît un renouveau foisonnant. Dans un ouvrage érudit et accessible, qui n'omet rien des ambiguïtés de l'écoféminisme, Jeanne Burgart Goutal nous plonge dans cette "nébuleuse disparate et fantasque" et nous entraîne en Inde avec la star du mouvement Vandana Shiva, ou dans le bois de Vincennes avec une sorcière des temps modernes. La libération des femmes passera-t-elle par celle de la nature ? À lire pour nourrir sa réflexion. 

(*) Être écoféministe, théories et pratiques, éd. L'échappée.

(2) LE SAC QUI MENACE LES HOMMES
Aller faire ses courses au supermarché avec un sac en toile réutilisable plutôt qu'avec un sac en plastique est perçu comme un comportement féminin. C'est ce que deux chercheurs américains en marketing ont découvert dans une étude publiée en 2017. Les expériences menées auprès de deux mille Américains et Chinois des deux sexes suggèrent que les hommes pourraient se sentir menacés dans leur virilité par les comportements écologiques. Ce "danger" pourrait ainsi expliquer leur résistance à modifier leur mode de vie. Certains scientifiques suggèrent donc de "masculiniser" les actions environnementales pour rassurer les hommes et les attirer !

Article publié initialement dans le magazine Marie Claire n°813, mai 2020

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