"Worry gap" : pourquoi les femmes s'inquiètent-elles plus pour les autres que les hommes ?

Publié le
worry gap
Bien-être, santé, éducation : les femmes sont en première ligne lorsqu'il s'agit de s'inquiéter pour les autres. Principales concernées par l'anxiété, elles s'engagent dans l'intimité, au travail et en société pour subvenir aux besoins d'autrui. Mais cette écart genré d'inquiétude n'est pas sans conséquences. Deux expertes examinent les origines de cette charge mentale supplémentaire et les solutions à explorer pour s'en émanciper.

En 2022, les hommes avaient tendance à juger leur état de santé mentale plus positivement (45% répondaient "excellent" ou "très bon") que les femmes (33%), avait révélé l'IFOP. Et alors que les cas d'anxiété et de dépression ont augmenté de 25% dans le monde cette même année, "les femmes ont été plus gravement touchées que les hommes", avait appuyé l'OMS

Nombreux sont les sondages et les études à alerter sur le fait que les femmes sont majoritaires dans les cas recensés de détresse psychologique. Et alors qu'elles sont plus souvent à la tête de familles monoparentales, qu'elles sont les principales victimes de violences et sont sur-représentées dans la pauvreté, elles se retrouvent logiquement à s'inquiéter plus que les hommes. C'est ce qu'on nomme le worry gap.

Un phénomène genré qui se "matérialise par le fait de se faire du soucis", commence Laëtitia Vitaud, autrice de En finir avec la productivité (Payot, 2022) et experte au Lab de Welcome to The Jungle. 

Vidéo du jour

"Une différence au niveau de l’inquiétude entre les femmes et hommes, en défaveur des femmes, qui se rapproche beaucoup de la charge mentale et émotionnelle", reprend Juliette Mercier, psychologue spécialisée en neuropsychologie et psychotraumatologie. 

Une inquiétude à l'égard des autres majoritairement ressentie par les femmes

D'abord, comment expliquer que l'inquiétude, une émotion universelle et ressentie par tous.tes au quotidien, soit, dans les faits, genrée ? 

"Les femmes ont plus de raisons d’être anxieuses. Tout ce qui est de l'ordre de l'image, du contrôle de soi, mais aussi tout ce qui est imposé, prendre soin des autres, faire attention à son apparence, à la manière dont on se positionne, dont on s’exprime... Elles ont des raisons objectives d’être anxieuses. Même si cela paraît trivial, s’inquiéter de toutes les attentes sociétales est en fait adaptatif, un moyen de se protéger", explique la psychologue. 

Et selon la co-fondatrice du Centre Bertha Pappenheim - établissement féministe spécialisé dans le soin des psychotraumatismes - certaines femmes s'inquiètent plus que les autres.

"Celles qui ont déjà subi des violences s'inquiètent d’en vivre d’autres. Elles ont connu les répercussions sur leur intégrité physique et émotionnelle, sur le fait de ne pas être crue, sur le fait qu'elles n’ont pas le droit à une justice, sur les difficultés d'avoir des soins adaptés", précise toujours Juliette Mercier. Des femmes qui s'inquiètent que d'autres personnes vivent, comme elles, des violences.

Puis ensuite viennent les mères, dont la responsabilité, le soin, la santé, le bien-être des enfants leur est automatiquement imposé. Et cette crainte se retranscrit de façon concrète.

"Dans toutes les luttes d'aujourd'hui, ou plus anciennes, dans les associations, les lieux d'engagement, les femmes sont surreprésentées. Elles s’inquiètent pour les autres, pour les enfants, pour les espèces animales, les écosystèmes et pour les autres femmes. Elles sont militantes même dans les associations qui n’ont pas pour première bénéficiaire les femmes", continue la psychologue. 

Anticiper les problèmes plutôt que d'avoir à les régler

Une inquiétude féminine, qu'on pourrait qualifier d'anxiété, qui a pour but d'anticiper de possibles problèmes, mais qui reste connotée négativement. 

"Régler des problèmes est perçu positivement. C'est une situation qui requiert de l'action, on est orienté vers l'action et c'est valorisé. Puis il y a le souci, une angoisse diffuse qui ne trouve pas toujours d’issue immédiate, perçue comme plus stérile, sans action immédiate", explique à son tour Laëtitia Vitaud. 

En plus d'être minimisés, ces sentiments sont invisibilisés, alors qu'ils servent à éviter que quelque chose de négatif, voire de grave, ne se produise.

"Dans des situations classiques de résolution de conflits, on aura beaucoup plus de regards sur l’homme qui apprendra à gérer la situation, en rentrant dans le tas, en n’ayant pas peur d’étaler ses arguments. Mais toutes les précautions émotionnelles prises avant pour éviter que la situation ne se produise ne seront ni vues ni valorisées", dénonce toujours Juliette Mercier.

Dans les sphères de la vie intime, professionnelle, sociale, les femmes entreprennent sans reconnaissance. "C'est très genré d'œuvrer dans l’ombre pour empêcher que des problèmes arrivent. C'est très féminin. Or, c'est injuste dans la valorisation", reprend Laëtitia Vitaud. 

Surtout lorsque l'on sait que "ces soucis qui consistent à anticiper des problèmes ou à craindre leur survenue ne sont pas vitaux, mais occupent le cerveau. Nous mettent dans un état de souci permanent", ajoute l'autrice. En effet, nombreux sont les méfaits de cet écart d'inquiétude sur la vie des femmes.

Santé mentale, travail, société : des conséquences multiples

Car le worry gap a des conséquences non-négligeables sur la santé mentale des femmes. "Ces soucis forment une boule dans le ventre en permanence, contaminent tous les moments de la journée neutres ou positifs, sont délétères pour la santé", selon Laëtitia Vitaud. 

Autres conséquences : "ils ont un impact sur les facultés de concentration, empêchant de gagner en autonomie ou encore d'atteindre la sécurité financière", explique la psychologue. En effet, ces moments dédiés à autrui privent les femmes de nombreuses opportunités personnelles et professionnelles.

"Toutes les heures que les femmes passent à s’inquiéter, à être anxieuses, elles ne le passent pas dans l'action, à prendre soin d’elles, à rassembler de l’énergie, à s’engager mais aussi à créer, à prendre plus de place. Ces inquiétudes justifiées ont aussi un impact sur l'énergie fournie au travail, et empêchent de mettre en place plein d'autres choses", relate Juliette Mercier. 

En effet, le worry gap agit tout aussi négativement sur le travail des femmes : "cela dégrade les conditions de travail, sa valorisation. Car si l'on règle des problèmes, on est valorisé, on aura des promotions. Si on les empêche, qu'on reste dans l’ombre, on sera forcément moins promu", ajoute Laëtitia Vitaud. 

Selon l'autrice, l'exemple parfait est les non promotable pass, tirés du livre The no club. Putting a Stop to Women’s Dead-End Work. "Au travail, il y a des taches qui sont invisibles et bonnes pour le collectif. Elles ne valent pas de promotion, ne sont pas évaluées", explique la spécialiste. Des tâches bénéfiques à l’organisation, mais qui ne contribuent pas à faire progresser la carrière. Et "les femmes consacrent jusqu’à 200 heures de plus par an à des travaux non promouvables que leurs collègues masculins", explique Welcome To The Jungle

Comment mettre un terme à cette inquiétude genrée ? 

Le worry gap contamine ainsi la vie privée, professionnelle et sociale des femmes, venant complexifier un peu plus leur quotidien. Ainsi, quelles solutions adopter pour les libérer de cette charge d'inquiétude ?

"La réponse est politique. Puisque l'on part du constat que l'anxiété, qu'elle soit en termes de précarité ou de multiplicité des violences, est justifiée, on devrait résoudre les sources de ces problèmes, plutôt que faire une gestion individuelle du stress", explique la psychologue Juliette Mercier. 

Pour cela, la professionnelle de santé propose d'axer sur la formation : "une formation du personnel soignant et des personnes qui entrent en contact avec les femmes, par exemple avec les mères. Il faut travailler à un soutien particulier à cette population et ne plus considérer que devenir parent est la même chose pour une mère et pour un père", explique-t-elle.

Bien qu'à des moments précis, certaines techniques de gestion du stress pourront aussi aider : "la pleine conscience, les mouvements instinctifs comme la danse ou la chant, peuvent aussi être utiles. Ils peuvent apaiser les symptômes lorsque l'on aura besoin de s'engager. Ce ne sera pas efficace sur le long terme, mais il sera utile d'y passer pour le moyen terme", conclut Juliette Mercier. 

Pour Laëtitia Vitaud, la solution ne réside pas non plus dans des méthodes personnelles mais bien dans le collectif. 

"Il ne faut pas s'autoflageller, se rajouter de la culpabilité. Les solutions ne sont pas individuelles mais collectives. Il faut rendre visible l'invisible. La cerise sur le gâteau sera de faire du sport, de bien manger, de faire de la méditation. Mais quand il y a un problème de fond, une injustice, toute la méditation du monde ne fera rien. Ne faisons pas peser la responsabilité de l'inquiétude des femmes uniquement sur elles", termine l'autrice.

[Dossier] Charge mentale : quand ce sont les femmes qui gèrent tout - 10 articles à consulter

La Newsletter Égo

Bien-être, santé, sexualité... votre rendez-vous pour rester en forme.