#Expo : la culture Chanel se révèle à Venise

Par Emmanuelle Ducournau
Sac Chanel
Amie, muse, mécène… À Venise, l'exposition “La femme qui lit” explore les liens de Gabrielle Chanel avec les milieux artistiques.

Dali l'appelait « ma belle petite Coco ». Cocteau, « mon ange gardien ». De dédicaces complices en lettres tendres, l'exposition vénitienne La femme qui lit, conçue par Jean-Louis Froment, narre le lien intime que Gabrielle Chanel a entretenu avec les poètes, écrivains et musiciens qui ont forgé la modernité au début du xxe  siècle. Instituant ainsi un usage, socle de l'identité, que la maison Chanel et Karl Lagerfeld s'emploieront à pérenniser au gré des rencontres et des affinités.

Mademoiselle, photographiée par Horst P. Horst, en 1937.

Crédit : Rue des archives / RDA

Si Boy Capel, premier amour de Gabrielle, l'initie à la littérature – les notes de lectures qu'il lui destine sont exposées à Venise pour la première fois –, celle qui l'introduit auprès des avant-gardistes s'appelle Misia Sert. Figure des milieux artistiques parisiens, elle se prend d'affection pour Gabrielle Chanel en 1917 et lui présente ses amis : Apollinaire, Mallarmé, Dali, Picasso, Cocteau, Paul Morand, Pierre Revedy, Max Jacob… Ils deviendront les siens. A propos d'elle, Cocteau écrit : « Elle a, par une sorte de miracle, opéré dans la mode suivant les règles qui semblaient ne valoir que pour les peintres, les musiciens, les poètes. Elle imposait de l'invisible, elle imposait au tapage mondain la noblesse d'un silence. »

JEAN COCTEAU

Jean Cocteau, photographié par Lucien Clergue lors du tournage du Testament d'Orphée, en 1959.

Crédit : Rue des Archives 

Vidéo du jour

La femme qui lit, ponctuée des créations de Karl Lagerfeld, offre l'exégèse de la bibliothèque de Gabrielle Chanel, qui, de Sophocle au dadaïsme en passant par Proust ou Shakespeare, révèle un portrait inédit et déchiffre l'édification d'une grammaire stylistique. Une femme qui a su soutenir ces amitiés privilégiées dont elle partageait les préoccupations esthétiques. Elle fut le mécène de Paul Eluard, Pierre Reverdy ou encore Serge Diaghilev, pour qui elle a réalisé les costumes du ballet Le train bleu (1924), le livret était signé Cocteau, le rideau de scène, Picasso. « Quand je suis arrivée chez Chanel, deux mois après sa mort, il ne fallait pas dire qu'elle avait aidé financièrement Cocteau ou Stravinsky, Mademoiselle l'interdisait, pendant des années, on s'est tu, raconte Marie-Louise de Clermont-Tonnerre, directrice générale des relations extérieures de Chanel. Elle a aussi aidé Cocteau à se désintoxiquer, mais on ne parlait pas de drogue à l'époque. Les arts ont toujours fait partie de l'histoire de Chanel. De son vivant, Mademoiselle a reçu deux prix à la Mostra de Venise, pour les costumes de Jeanne Moreau dans Les Amants (1958) et pour ceux de Delphine Seyrig dans L'année dernière à Marienbad (1961). »

lion de venise

Symbole de Venise, le lion est aussi le signe astrologique de Mademoiselle qui les collectionnait. 

Crédit : Rue des Archives

La maison Chanel perpétue aujourd'hui cette complicité avec les artistes, invitant la réalisatrice de Mustang, Deniz Gamze Ergüven, à son défilé croisière à Cuba, ou choisissant l'actrice Lily-Rose Depp pour égérie, comme naguère sa mère Vanessa Paradis ou Carole Bouquet. Keira Knightley, égérie Chanel depuis dix ans et présente au vernissage de l'exposition, se souvient de sa surprise quand « lors de la préparation d'Anna Karenine (2012), la maison Chanel a demandé à la costumière : “De quoi avez-vous besoin ?” Avant de nous prêter les plus incroyables bijoux. »

Anna Mouglalis, ambassadrice Chanel depuis quatorze ans, raconte une histoire similaire : « Karl a dessiné tous les costumes de La vie nouvelle (2002), de Philippe Grandrieux. C'était le grand écart absolu : des costumes d'un luxe inouï pour un petit film d'auteur pointu. » Le même Karl qui lui a un jour offert une édition originale de poèmes de Nabokov en anglais. « Au début, j'avais l'impression d'être une arnaque, confie-t-elle. Mais parmi toutes les photos qu'il me faisait faire, il choisissait toujours celle où j'avais l'air le plus étrange. Il m'a fêtée dans ma particularité, et ainsi libérée de la question du physique. Il ne s'agissait pas d'être jolie, juste d'être moi. »

La productrice de musique et mannequin Caroline de Maigret, porte-parole et ambassadrice Chanel, confirme : « Ça l'amuse de me placer dans des zones d'inconfort, de me pousser à me dépasser. Il m'a fait l'interviewer pour le Marie Claire russe, et même jouer au Bal de la Rose, à Monaco. Je lui ai dit : “Mais Karl, je ne suis pas DJ”. Il m'a répondu : “Oui, oui, très bien.” » Les cercles que la maison Chanel fait naître autour d'elle se croisent, parfois en différents espaces-temps. Caroline de Maigret a coécrit en 2014 le best-seller à huit mains How to be Parisian, avec notamment l'écrivaine Anne Berest, elle-même amie de la maison Chanel.

L'auteure et la couture

Il se trouve que Berest est l'arrière-petite-fille de Francis Picabia, qui a côtoyé Gabrielle Chanel, et dont le portrait de Cocteau figure dans l'exposition. Ce soir de septembre, sous une vitre transparente du Ca'Pesaro reflétant les tenues soignées des nombreux invités, Anne Berest découvre pour la première fois l'original. Les coïncidences s'enchâssent. Elle travaille en ce moment, avec sa sœur Claire, à la biographie de leur arrière-grand-mère, Gabrièle Buffet, théoricienne de l'art et épouse de Picabia. Berest est aussi l'auteure de Sagan 1954, or Françoise Sagan a écrit, dans les années 80, des textes pour les parfums Chanel (comme l'ont fait Régine Deforges et Jean d'Ormesson).

C'est après avoir lu Sagan 1954 que Karl Lagerfeld contacte la jeune auteure. « J'ai découvert dans ma boîte un courrier de cinq pages d'une écriture jaillissante, celle de Karl parlant de mon livre en détail, presque ligne par ligne. Dès lors que j'ai écrit des livres, ma vie a changé. Soudain dans ma boîte aux lettres, je pouvais trouver une lettre 5 de Karl Lagerfeld. » Anne Berest assiste aux défilés, est habillée par Chanel pour les festivals de Deauville ou de Cannes. « Dans mon milieu littéraire, ce n'est pas très bien vu, une femme écrivain qui existe avec une maison de couture. Eh bien je trouve qu'être à l'endroit du “pas très bien vu”, c'est au fond être toujours au bon endroit. Cette dichotomie n'avait pas lieu avant-guerre. Pour Colette ou Sand, le vêtement était le prolongement d'une pensée. »

Culture Chanel, La femme qui lit, exposition au Ca'Pesaro, à Venise, jusqu'au 8 janvier 2017.

Article paru dans Marie Claire n°772, décembre 2016

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