Juillet 2019. Premier été à Paris pour l’étudiante en Master que je suis. Pour m’assurer de l’expérience et une première ligne en lien avec le journalisme sur mon CV, je me lance dans la recherche d’un stage. 

À l’époque, je vis de ma petite bourse CROUS (qui n’est pas versée pendant les deux mois d’été) et de quelques économies gagnées lors de jobs étudiants. De petits revenus avec lesquels j'assume - comme une bonne partie des étudiants - loyer et charges diverses. Pourtant, quand je décroche un entretien pour un stage de deux mois non rémunéré dans une rédaction, je saute sur l’occasion. 

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Ce premier pied dans le monde de la presse web m'apparaît comme le Graal et l’annonce de ma retenue pour le poste me conforte dans l’idée que manger des coquillettes pendant quelques mois, ce n’est pas si terrible que ça. Pourtant, deux mois plus tard, je reprenais le chemin de mon M2 lessivée, après avoir carburé pendant un été dans une rédaction à court de personnel, où un CDD encadrait 4 stagiaires, pendant que le PDG s'absentait la plupart du temps. 

"Expérience", "visibilité", "pari sur l’avenir", "montrer qu’on en veut"... Des mots et expressions que j’ai entendus autour de moi pendant des années, quand mes proches justifiaient aussi leur choix d’être sous-payés (ou pas rémunérés du tout) pour accéder à un emploi qui pourrait étoffer un peu leur CV. 

Ces jobs et autres prestations gratuites tombent sous la coupe de ce que l’on appelle aujourd’hui le "travail de l’espoir". Et si certains aiment arguer qu'il s'agit d'un passage obligatoire pour gravir les échelons, la réalité est bien plus préoccupante. Burn out à moins de 30 ans, dégoût d’un métier qu’on pensait faire pour toujours… Les conséquences sont lourdes. 

Le "travail de l’espoir", c’est quoi ? 

Pourtant, c’est un phénomène bel et bien conscientisé. Sur Facebook, on trouve même des groupes qui recensent les pires annonces de travail de l’espoir, à l'instar de "Neurchi de travail gratuit". 

"Recherche étudiant.e graphiste motivé.e pour une expérience professionnelle de création d'identité visuelle / logo / charte graphique. Non rémunéré, ce serait une expérience pro à valoriser par la suite". "Je recherche des musiciens et chanteurs pour un évènement professionnel. Non rémunéré mais très bonne visibilité"... Sur les milliers de messages repartagés, la conclusion est toujours la même : une belle opportunité vous est offerte, donc honte à vous si vous osez demander d'être payé.e pour votre travail. 

Si cette notion n'est pas nouvelle, elle n'a été mise en mots qu'en 2013, avec les travaux des checheur.ses américain.es Kathleen Kuehn et Thomas F Corrigan, évoquant pour la première fois le "hope labor". Ils le définissent, dans un article paru dans The Political Economy of Communication, comme un "travail non ou sous-compensé effectué dans le présent, souvent pour acquérir de l'expérience ou se faire connaître, dans l'espoir de trouver un emploi à l'avenir". 

La sociologue Maud Simonet sera la première à en parler en France, via son ouvrage Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? (Textuel, 2019). 

Horaires à rallonge et responsabilités démultiplées contre visibilité

Gwendoline a 32 ans. Journaliste télé, elle a connu plusieurs expériences de la sorte. "Sur mon CV, j'en compte au moins quatre. Ils te mettent les gros horaires et les responsabilités qui vont avec, mais pas le salaire", commence-t-elle.

L'une d'entre elles l'a particulièrement marquée. Entre 2016 et 2019, elle a multiplié les stages pour une rédaction qui l'embauchait pour deux mois (gratuitement, donc, puisqu'en France, "une gratification minimale est versée au stagiaire si la durée du stage est supérieure à 2 mois consécutifs", informe servicepublic.fr) et attendait quelques mois pour lui reproposer un contrat. À l'époque, Gwendoline est en études de journalisme et "ne peux pas refuser l'expérience".

"J’étais rédactrice web et je faisais aussi JRI. J'ai créé des formats vidéo, des sous-titres YouTube, de la préparation d’interviews… tout ça bénévolement. Je ne comptais pas mes heures et la boss me mettait la pression", se remémore celle qui est aujourd'hui maman d'un petit garçon. 

Ils te mettent les gros horaires et les responsabilités qui vont avec, mais pas le salaire.

Bien qu'elle admette avoir réalisé rapidement qu'elle perdait au change, la journaliste a tout de même continué pendant plusieurs années. "Ils savent que t’as besoin de faire des stages et qu’ils peuvent se faire de la main d'œuvre gratuite comme ça. Mais à côté, je me disais qu'il serait impossible pour moi de rentrer sur le marché du travail sans rien sur mon CV". 

Offrir ses compétences pour ne pas être taxé de fainéant

Le pire, d'après la trentenaire, c'est la normalisation de ces expériences. "Clairement, on ne pouvait pas se plaindre ou on nous répondait 'mais tu as 20 ans, tu devrais être en forme, multiplier les expériences…. Moi à ton âge j’étais à fond".

Parce que selon la sociologue Florence Ihaddadène, interrogée à ce sujet par Le Monde, ces expériences servent "autant à se professionnaliser qu’à combler les trous dans le CV, afin de ne pas être suspecté d’oisiveté ou d’assistanat, comme cela arrive parfois".

Mathilde* en a fait les frais lors d'une année de césure, entre sa licence et son master. Elle avait alors 20 ans et s'était réinstallée dans sa ville natale après avoir trouvé un service civique de 24h par semaine, dans une structure d'accompagnement pour les jeunes. 

"Je bossais en communication, mais j'avais presque un poste de community manager. Au début je me disais que ça me permettrait de faire des progrès de ce côté-là et d'ajouter des skills à mon CV. Mais ça m'arrivait de plus en plus souvent de dépasser mes horaires ou de travailler sur des montages sur mon temps libre. Oui, l'équipe était super et j'y ai appris beaucoup de choses, mais j'ai clairement trop travaillé pour ce que je recevais en échange (environ 600 euros par mois, ndlr). Et ça ne m'a pas forcément servi pour l'après", confie celle qui s'est aujourd'hui reconvertie. 

L'excuse du "travail collaboratif" 

Mélissa Pangny, psychologue spécialiste du psychisme et du comportement humain interagissant avec la sphère professionnelle et personnelle, acquiesce. "Toute cette partie qui argue que ces expériences permettent de se faire un réseau, de se faire voir, c’est faux pour beaucoup de métiers. Si vous êtes graphiste et que vous faites un logo sans être payé ni crédité, c’est impossible de retrouver qui l’a fait. Et même si votre nom apparaît, qui va le chercher ?". 

Toute cette partie qui argue que ces expériences permettent de se faire un réseau, de se faire voir, c’est faux

Ces dernières années, plusieurs rappeurs (notamment Jul en 2020 et 2023) en et autres YouTubeurs/streamers ont d'ailleurs été rappelé à l'ordre après avoir lancé des "event communautaires" - parfois sous forme de concours sur les réseaux sociaux - dans le but de faire participer leur audience à l'élaboration d'une pochette d'album, d'un décor 3D ou encore de miniatures de vidéos. Le vidéaste Squeezie (18 millions d'abonnés) s'en était d'ailleurs excusé, dans un tweet en 2020. 

Malgré tout, on propose parfois des rétributions autres que l'argent à ces travailleurs de l'espoir. À 28 ans, Lina ne compte plus les missions de traductions où on lui a proposé de "lui payer un verre" ou "un déjeuner" en échange d'un travail bénévole. Personnellement, à la fin de mon stage susmentionné, mon boss m'a proposé un bon d'achat de 10 euros chez Spartoo (que j'ai refusé par principe). 

Santé mentale abîmée et motivation en berne : les conséquences du travail de l'espoir

Au-delà du fait que cette norme soit quelque peu révoltante, elle a surtout des effets dévastateurs sur les étudiants et jeunes travailleurs.  

"Je manquais beaucoup de sommeil, donc j’étais moins productive, je carburais au café… Ça n’a pas été évident, ils savent qu’on est dans le besoin : je me sentais prise au piège, donc j’ai subi. Il y a des moments où j’ai été dégoûtée", confie Gwendoline. 

De son côté, Lina avoue qu'elle a plusieurs fois été "grillée" par un travail bénévole qui s'amoncelait. "Le pire c'est qu'on sait qu'on ne va rien n'y gagner, mais il faut faire ses preuves, que notre nom revienne assez dans les têtes pour qu'on nous propose un poste pérenne ensuite". Parce que le but final reste le CDI et sa sécurité, pour la plupart des personnes interrogées. 

Jusqu'au moment où le cerveau disjoncte et où le corps s'éteint. "C'est presque logique d'en arriver au burn out. On se sent utile, mais on en fait trop, on se tue à la tâche. Vivre des périodes de rush, quand à côté on peut avoir du mal à boucler ses fins de mois, c'est très dur à encaisser mentalement", analyse Mélissa Pangny. Une situation qui enferme ces jeunes dans un "halo de chômage" qui "regroupe les personnes inactives au sens du BIT (ni en emploi, ni au chômage), mais proches du marché du travail", souligne l'INSEE.

Il faut faire ses preuves, que notre nom revienne assez dans les têtes pour qu'on nous propose un poste pérenne ensuite. 

Plus qu'une psyché heurtée, c'est aussi toute une confiance en soi au travail qui est remise en question. Gwendoline admet ne pas se sentir légitime quand vient l'heure de négocier un salaire : "Dans les cours théoriques, on ne nous apprend pas à négocier parce qu’on part du principe qu’on sera mal payés de toute façon. Je ne sais pas encore le faire aujourd’hui, je vais avoir peur de paraître prétentieuse, irréaliste".  

Aujourd'hui, elle travaille pour une émission très connue, produite par un groupe des plus influents. Pourtant, "j'accepte le tarif : c'est 70 euros la journée et les heures supplémentaires ne sont pas comptées. Mais je sais aussi que c'est une chance de travailler pour un nom pareil et que ça fait bien sur le CV".

Travail de l'espoir : comment apprendre à dire stop ? 

"Je peux comprendre en début de carrière, parce qu’on a besoin de se créer un book, de se faire la main. Mais il faut se mettre des limites, sinon ça ne s'arrêtera jamais et on se dévaluera toujours", réagit la psychologue du travail. 

D'après elle, il convient déjà de ne pas partir du principe - souvent répété dans les écoles - que notre travail est important, mais qu'il ne sera jamais rémunéré à sa juste valeur. Puis, sur le plan pratique, elle conseille de se faire "un plan de bataille". 

"On peut se dire que cette année, on va accepter X missions pas chères, mais toujours en se demandant ce qu'on va y gagner. Les gens n’arrêteront jamais de vouloir faire travailler les autres gratuitement, donc il faut compter sur soi-même", appuie-t-elle. 

Enfin, elle rappelle qu'il ne faut pas avoir peur de donner son prix. "On écoute un peu trop les autres. C’est très lié au tabou du salaire en France. Cette opacité entretient le manque de confiance des jeunes et les obligent à se dévaloriser. Et à la longue, cela peut créer une épidémie de burn out, qu'il faut impérativement conscientiser", alerte la spécialiste.