Sport de haut niveau : la performance doit-elle forcément se faire dans la douleur ?

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douleur dans le sport de haut niveau
Faut-il souffrir un peu, beaucoup, passionnément pour mériter le podium ? L’adage "No Pain No Gain" a-t-il des limites ? Le corps performance peut-il cohabiter avec une psyche heureuse ? Parole aux expert.es.

Lors d’une interview récente*, l'escrimeuse Ysaora Thibus nous confiait que sa psychologue lui disait “qu’un.e athlète performant.e est un.e athlète heureux.se”. Une affirmation qui remet en question le crédo fondateur du monde du sport de haut niveau : No Pain, No Gain (pas de douleur, pas de victoire, ndlr).

À quelques mois des Jeux Olympiques à Paris, coachs et champions.nes peuvent-ils s’offrir le luxe de nuancer leur approche de l’entraînement ?

"De nombreuses recherches existent ou se poursuivent à propos des circuits de la douleur, et de ce que les athlètes mettent en jeu dans leur désir de dépassement", observe Jean-François Toussaint, Directeur de l’IRMES (Institut de Recherche Médicale et d'Épidémiologie du Sport), l’une des unités de recherches de l’INSEP (Institut national du sport, de l'expertise et de la performance). D’après le professeur de physiologie à l’Université Paris Cité, les douleurs du surentraînement et autres courbatures sont la marque d'un organisme qui souffre mais aussi qui s'adapte.

"La logique du No Pain No Gain reflète tout simplement la réalité de la transformation musculaire nécessaire à toute performance physique", constate le chercheur.

No pain, no gain

Quand l’athlète tutoie ses limites, il met en jeu ses capacités maximales à l'entraînement, afin d’améliorer sa prouesse, ou de la reproduire en compétition. Il doit s'astreindre en toute conscience à un régime d'intensité. "Les entraîneurs savent pertinemment de ce qu’impliquent les étapes d'un parcours de performance pour être sur la boîte – traduisez : le podium à 3 places", considère Jean-François Toussaint.

Mais "on ne mesure pas toujours les conséquences physiques de ces heures d'entraînement et ces règles de vie". À commencer par les blessures potentielles, qu'elles soient liées à la sur-utilisation de l'organisme ou à un accident. Ce dernier peut être déclenché par le hasard ou par la probabilité moyenne du risque de sur-entraînement.

À en croire l’expert, le leitmotiv du No Pain, No Gain est récent sur le plan historique. "Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, l'entraînement était interdit, puisqu'il était considéré comme du dopage", explique Jean-François Toussaint. "Les sportifs arrivaient donc à la compétition avec leurs capacités naturelles. Toutefois, la plupart étaient issus de carrière militaire, dans laquelle ils étaient forcément entraînés".

À partir des années 20, le training est enfin autorisé, et on découvre que ce dernier peut améliorer les capacités de seulement… 10%, pas plus ! Une petite marge qui peut faire la différence. "Dans la première moitié du XXe siècle, s’installe alors cette corrélation entre souffrance et performance", explique Baptiste Viaud, sociologue spécialisé dans le sport.

Une virilisation de l’effort qui exclut les femmes

À cette époque, on ne parle pas encore de sportif de haut niveau (un terme qui arrive en France dans les années 70), mais de champion ou d’athlète.

"On sait déjà qu'il se blesse, qu'il doit faire face à tout un tas de douleurs récurrentes. Pour accompagner les prétendants au podium, fleurissent un marché du soin et des discours qui encensent résistance et persévérance", décrit le Maître de conférences à Université de Nantes. Très vite, la valeur des champions se mesure à leur capacité à soutenir des rythmes et des entraînements insupportables pour d'autres ; bref, à être durs au mal.

Sans surprise, le monde du sport se structure autour de valeurs masculines qui entraîneront longtemps l’exclusion des femmes. "On estime à l’époque que leur constitution les rend incapables d'assumer des niveaux d'entraînement adaptés, et la douleur intrinsèque au dépassement. On trouvait par exemple insupportable de voir le masque de douleur sur le visage d’une coureuse de marathon", illustre Baptiste Viaud.

À partir des années 50, la manière de produire de la performance sportive s'institutionnalise. L’I.N.S. (Institut National du Sport) voit le jour, puis, plus tard, l’INSEP. Les premières filières sport-études arrivent dans les années 70. Avec l'entraînement qui se rationalise… médecins, ostéopathes, coachs et autres encadrants se trouvent vite confrontés à la question de la douleur.

La souffrance, un non-choix intériorisé par les athlètes 

D’après Baptiste Viaud, face aux usures prononcées des corps ou aux manifestations radicales de la douleur, les encadrants avaient deux options : s’appliquer à les empêcher (ce qui se révèle impossible si on vise des titres) ; ou les banaliser. La réalité de la compétition s’impose : un entraînement efficace (celui qui mène au podium) ne peut pas faire l'économie de certains pots cassés.

"Si l’entrainement ne pousse pas l’athlète face au dépassement, l'adversaire le fera. À talent égal, c'est le travail qui compte", évoque Jean-François Toussaint. "Même un Usain Bolt, qui était bien au-dessus de tous (et sans se doper), s'astreignait à cette logique, donc au feu de la douleur". C'est exactement le discours que tiendra l’entraineur Lionel Horter quand il récupère Laure Manaudou après la rupture de cette dernière avec son mentor Philippe Lucas. Et de rappeler que lorsque la victoire est là, tous les athlètes témoignent de la disparition de la souffrance. Un miracle créé par le flot d'endorphines à la clé de l’effort.

"Des enquêtes réalisées sur les footballeurs professionnels en Angleterre ou les danseurs étoiles en France montrent à quel point ces questions ont été intériorisées par les athlètes eux-mêmes et leur entourage", remarque Viaud.

Certains athlètes mettent en place de processus de surprotection du corps, multiplient des soins en tous genres, se dotent de grigris contemporains.

"Le référentiel de santé du grand sportif est pour le moins décalé de celui du grand public". Et c’est bien naturel. L'univers du sport a pour particularité d'avoir le corps comme outil de travail. De fait, les conditions de vie et de travail peuvent mettre ce dernier en péril. Usure précoce, risque de blessures… c'est le paradoxe du "double corps", dans le jargon des sociologues du sport.

"On attend du grand sportif - et ce dernier fait peser sur lui-même - une persévérance idéalisée ; pour autant l’athlète n’est pas masochiste. Il est très conscient du fait qu’user ou blesser son corps est un risque économique majeur", analyse le chercheur et enseignant. Cela nourrit une forme de sur écoute de soi-même, qui les mène à considérer à la fois la douleur comme un élément normal de leur ordinaire, tout en s'inquiétant du moindre inconfort ou sensation anormale qui accompagnent la mise à l’épreuve corporelle. "Certains athlètes mettent en place de processus de surprotection du corps, multiplient des soins en tous genres, se dotent de grigris contemporains", constate le sociologue.

La douleur, une notion subjective et plurielle

Ainsi va la souffrance érigée en slogan, voire en revendication qui définit le sportif de haut niveau. Une idée de la productivité ou de la rentabilité sportive qui n’est pas toujours juste, à en croire Chloé Lanthier.

L’ex-championne du monde en 24 heures de VTT affiche aussi quarante podiums en trail. Diplômée d’une maîtrise en biomécanique et performance humaine, et d’un Bachelor en science et physiologie de l’exercice, l’athlète accomplie exerce aujourd’hui en tant que consultante auprès des cliniques d’orthopédie sportive, d’équipes professionnelles et d’athlètes de tous les niveaux (PSG, programme spatial de la NASA…). D’après elle, certains sportifs sur-investissent l’équation performance souffrance tout simplement parce qu'elle est survalorisée.

On va parfois au-delà de la souffrance nécessaire à la performance. "Il y a beaucoup d'experts autoproclamés qui malheureusement ne respectent pas le tandem corps-mental", dit-elle.

L’auteure de Trail, les clés pour performer sans se blesser (Ed. Glénat) estime que la notion-même de douleur doit être revue. "On peut être blessé sans rien sentir ; deux personnes qui réalisent le même trail, à la même vitesse, auront deux perceptions différentes de l’épreuve".

Et il existe différents types de douleurs. Certaines personnes évoquent une souffrance alors qu'elles éprouvent en réalité de la fatigue musculaire. "On est loin de la sensation insupportable d’une compression discale, par exemple", recadre Chloé Lanthier, pour qui souffrance rime souvent avec entrainement non pertinent. D’après l’experte en neuroplasticité cérébrale et en mécanique de la douleur, ce n’est pas tant l'équation souffrance-persistance-performance, qui permet de se dépasser, mais l’organisation de séances intelligentes qui convergeront progressivement en intensité vers les conditions de la compétition.

Exposer progressivement le cerveau à l’intensité pour mieux appréhender l'effort

Petit zoom sur le cerveau en prise avec un corps qui flirte avec ses limites : le système cérébral n'a de résistance à la fatigue ou à la douleur que dans les situations qu’il connaît suffisamment. Sinon, il envoie des instructions pour sortir de conditions jugées trop pénibles.

Il commence par des messages de danger du type "baisse de glycogène, pas assez d'énergie" ce qui induit la sensation de fatigue. Si l’effort se poursuit et que la cheville entre en état d'inflammation, le cerveau modifie l'information : "tu n'es pas blessée mais le risque de blessure est imminent".

Tout le long d’un ultra, le cerveau essaye ainsi de vous ralentir. "Il faut passer à travers de cette mécanique ; ne pas trop l'écouter. On a beaucoup plus d'énergie que le cerveau veut nous le faire croire. Il nous manipule pour nous protéger, mais plus on l’habitue, plus il saura que le corps est tout à fait apte à fournir l'intensité demandée ; il diminuera puis cessera progressivement d’émettre des messages biaisés", décrit Chloé Lanthier. D’où l’importance de faire ami-ami avec les sensations, les émotions et les pensées qui surgissent aux limites de l'effort.

Croyances et psychologie positive

"Prendre en compte ces trois dimensions de l’athlète devrait être la mission d’un bon coach, et non du psychologue, qui interviendra plutôt dans un contexte de dépression non lié à l'entraînement", estime l’experte.

Celle-ci invite à imaginer le cerveau comme un appartement de plusieurs chambres. Avoir des doutes ou des peurs, ne plus croire à notre performance serait alors comparable à vivre avec un colocataire qui essaierait de nous influencer avec des pensées comme "tu n'es pas assez bonne, ton entraînement n'est pas à la hauteur…".

Des croyances naturelles mais non réelles, desquelles il faut se détacher. "Elles nous font perdre énormément d'énergie et de temps ; travailler dessus est une priorité", pointe Chloé Lanthier. Comment ? En créant les conditions de l'énergie. "Il faut par exemple parler à sa fatigue, lui dire que oui, on se reposera, mais après. En soi, ce colocataire gênant nous veut du bien, mais il est égocentrique, obsédé par son confort. Inutile de trop lui parler, au risque qu’il réussisse à nous contrôler", conseille la coach. Mieux vaut mettre de côté cette petite voix et se reconcentrer sur l'action à mener, la mécanique et la technique ; se focaliser sur le présent plutôt que sur les pensées qui veulent nous faire lâcher.

"Le marché de la psychologie du sport en pleine émergence semble s'ouvrir à la pensée positive", note le sociologue Baptiste Viaud. "Son modèle rappelle celui du monde du travail, un temps très friand des coachs de développement personnel et des happiness managers".

Une psychologie positive qui ne convainc pas Chloé Lanthier : "le self talk (discours intérieur soutenant, ndlr) prôné par certains entraîneurs reste trop abstrait ; il n'a pas d'effet sur la performance", balaie la pro.

L’entrainement est 90% physique, 10% psychique

Désapprendre certaines interprétations de perception qui surviennent dans le dur, en apprendre d'autres… Chloé Lanthier est formelle : après le travail sur les croyances, la répétition physique confortera le corps et le cerveau dans l'aptitude du tandem à réussir l'expérience.

Il faut renforcer le métabolisme afin d’être capable de pousser notre mindset  le jour J. C’est d’autant plus vrai qu’il existe une part d'inconnu dans la compétition. Forme physique (périodes des règles par exemple pour les femmes), météo, chagrins ou contrariétés sur le plan personnel… On ne sait jamais comment on va performer la compétition venue. L'entraînement doit vous forger en mode couteau-suisse. Il y a quelque chose de l'ordre de l'expérience intime, un volet lié à la qualité de l'accompagnement et il y a le travail corporel, majeur.

"La douleur de dépasser ses limites, celle qui permet de réaliser vos rêves, reste à l’esprit des entraîneurs, qui cherchent à optimiser le vécu de ce processus", assure Jean-François Toussaint. Le directeur de l’IRMES estime même possible un début de maturité dans l'accompagnement des grands sportifs. "Lors des entraînements des préparations olympiques, nous mesurons chaque matin les douleurs musculosquelettiques, qui sont les conséquences de l'entraînement de la veille, afin de moduler l'intensité des séances du jour", dit-il.

L’entraînement peut devenir plus subtil, mais il ne s'agit pas de limiter la souffrance des athlètes mais plutôt de leur éviter de se blesser, dans cette quête très personnelle, ce choix individuel d’aller vers le sommet.

L’expert évoque par ailleurs une règle qui a fait ses preuves dans ce monde si particulier : il faudrait 10 000 heures de préparation pour faire un champion olympique. Ce temps nécessaire est réel, à en croire le spécialiste : il permet d’apprendre la technique, mais aussi le comportement à développer pendant les épreuves, l'observation des adversaires ou encore de la mise en jeu de son cerveau pour maintenir sa stratégie ou au contraire réagir à la stratégie des autres (dans les sports collectifs).

Estime de soi et plaisir, la recette gagnante

Sur son blog, Frédéric Grappe, coach expert en cyclisme de haut niveau, estime que la relation entre performance sportive et souffrance dépend de nombreux critères, liés notamment au modèle de la discipline sportive, du niveau d'intensité et… à la personnalité du sportif.

"Lorsque l'athlète possède une grande estime de lui-même et ressent une nette supériorité face à l'adversaire, il est en mesure de mettre en place des mécanismes sous-jacents qui l’aident à maintenir un certain degré de plaisir même lorsque l'exercice devient difficile à soutenir", considère le docteur en sciences de la vie et de la santé et maître de conférence universitaire.

On sait pourquoi on fait ce sport. On s'est fait mal, mais quand on arrête, il est difficile de retrouver les mêmes sensations.

Son hypothèse : quand l'effort intense est accepté et maîtrisé par le sportif, alors celui-ci se sent performant et son degré de plaisir s'élève. Inversement, lorsque l'effort est subi et non maîtrisé, la basse estime de soi entraîne une mauvaise performance et un faible degré de plaisir.

D’où l’importance d’amplifier la conscience des moments plaisir clés qui entourent l’effort. Le témoignage de Laure Manaudou (L'Equipe, 21 mars 2012) ne raconte pas autre chose : "Il y a eu un peu de douleur, mais ça ne fait pas mal car on en a besoin. On sait pourquoi on fait ce sport. On s'est fait mal, mais quand on arrête, il est difficile de retrouver les mêmes sensations. J'ai ainsi pris beaucoup de plaisir avant la compétition, dans la chambre d'appel, sur le plot et pour finir, avec le public qui m'a si bien encouragée."

Avec l’âge, toutefois, le corps touche plus vite ses limites et la balance souffrance-plaisir se dérègle, comme le résume parfaitement le judoka multi médaillé David Douillet dans un ouvrage de Frédéric Grappe : "À un moment, on arrête la carrière car cela devient trop dur. On ne veut plus et on ne peut plus endurer la souffrance".

*Interview vidéo à retrouver prochainement sur le compte Instagram @marieclairefr

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