Les swipes et autres likes font aujourd’hui partie intégrante de notre quête d'amour : selon un sondage Ifop datant de décembre 2020, un Français sur 3 était alors inscrit sur une appli de rencontres.

Pourtant, quand sous la surface qui se veut aussi pratique que ludique, celles-ci dévoilent un tout autre visage. C’est ce qu’a notamment révélé en 2019 la journaliste et autrice Judith Duportail dans son enquête L’amour sous algorithme (Ed. Goutte d’Or, disponible en Livre de Poche).

Pour amplifier la portée de son message, l’autrice co-écrit un documentaire éponyme avec le réalisateur Jérôme Clément-Wilz, qui sera diffusé ce 19 janvier 2022 sur France 2, dans l’émission Infrarouge, présentée par Marie Drucker. Pour Marie Claire, la journaliste revient sur les dessous, parfois pervers, des applis de rencontres.

Vidéo du jour

Marie Claire : Dans le documentaire L’amour sous algorithme, plusieurs expert.es analysent l’ensemble de vos échanges avec des hommes sur une appli de rencontre (Tinder, ndlr). L’une d’elles fait remarquer qu’on n’y parle pas beaucoup d’amour, ni de sexe. Comment l’expliquer ? 

Judith Duportail : Pour les personnes qui n’ont jamais utilisé ce type d’application, il y a une image un peu fantasmée selon laquelle on va sur Tinder comme on va sur Uber, pour avoir un date dans une heure ou pour y trouver un amoureux, et qu’on en parlerait comme ça, d’une manière extrêmement décomplexée. 

Les applications de rencontre aujourd’hui sont moins utilisées pour rencontrer que pour trouver un soulagement, un palliatif immédiat, à un sentiment de solitude.

La réalité est à la fois plus triviale, et surtout bien différente : la majorité des gens s’y livrent à des monologues - c’est une sociologue italienne qui avait théorisé ce concept de “compensation digitale” - et déversent leurs émotions et leurs problèmes sur leurs interlocuteurs. 

On a l’impression d’avoir un échange avec quelqu’un, et pourtant, on utilise ces applis plus comme un déversoir de ses propres émotions. Les applications de rencontre aujourd’hui sont moins utilisées pour rencontrer que pour trouver un soulagement, un palliatif immédiat, à un sentiment de solitude.

Le point de départ de cette enquête, c’est la récolte de vos propres données sur trois ans. Qu'est-ce qui vous a frappé à la lecture de ces échanges cumulés ?

Judith Duportail : J’ai remarqué une agressivité, une impatience quand on ne répond pas tout de suite, des incivilités. Indéniablement, même.

Et même au-delà des échanges, le ton est plus énervé et méprisant. Rien que dans les biographies, ces petits textes écrits en dessous des photos, on perçoit une impatience, une certaine brutalité.

Certains vont directement être sur la défensive en écrivant “Si tu me likes pour pas répondre, qu’est-ce que tu fous là ?” ou “Pas la peine de swiper si t’es pas un vrai mec !”. C’est un espace de plus en plus toxique. 

En parlant de toxicité, il y a une séquence du documentaire où l’on entend différents utilisateurs.rices raconter certains de leurs échanges. Ce qui en ressort, ce n'est pas tant la séduction que la violence ! Comment l’expliquer ?

Judith Duportail : La violence sur les applications de rencontre est banale. Ces applications sont un espace toxique. Comme les échanges sont effectués dans un cadre privé, entre deux personnes, la société peine à le croire et préfère blâmer les utilisatrices en leur disant “À quoi tu t’attendais en allant sur ces app ?” 

Si ces échanges étaient publics, comme sur Twitter ou sur Instagram, on s’en rendrait compte. Je pense que les applications ne sont pas adaptées à la réalité des rapports sexistes de notre société. Peut-être que dans 100 ans, quand il y aura eu une révolution féministe, ce sera agréable d’aller sur les applications de rencontres. 

Une femme célibataire et en recherche dans notre société, elle est encore considérée comme étant fautive ou méprisable, enfin de moindre valeur. 

Mais là, les hommes qui utilisent ces applis, même inconsciemment, même sans vouloir se l’avouer - ça me fait mal de le dire, mais c’est ce que montrent les enquêtes sociologiques - méprisent les femmes qui y sont. Parce qu’une femme célibataire et en recherche dans notre société, elle est encore considérée comme étant fautive ou méprisable, enfin de moindre valeur.

En plus, il y a un tel déséquilibre entre le nombre d’hommes et de femmes qui sont présents sur ces applis, que celles-ci manipulent les profils des hommes pour les inciter à payer ou à acheter plus d’options, en jouant avec leur frustration.

Tous les ingrédients sont réunis pour que les choses se passent mal.

Quels sont les risques à laisser les algorithmes manipuler nos rencontres ? 

Judith Duportail : Le risque, c’est de ne rencontrer plus personne. L’utilisation de ces applications, au bout d’un moment, abîment et peuvent rendre aigri.e.

Elles induisent une idée fausse, qui est de se dire qu’une rencontre amoureuse, c’est presque mathématique. Qu’il faudrait faire 10 dates pourris pour avoir enfin, une belle rencontre.

Sauf que la réalité, c’est qu’on est perméable à notre environnement et que si on fait 10 dates pourris - durant lesquels on a été au mieux déçue, au pire insultée -, il y a de fortes chances qu’à la onzième rencontre, même avec une personne géniale, ce soit nous qui soyons désagréable, blasée. Il y a un immense risque ! De perdre sa curiosité envers les autres, de devenir méfiant, de tellement se blinder que plus personne ne nous atteint. Sur ces applis, on peut passer à côté de sa vie. 

Au niveau politique, ces algorithmes nous font matcher avec des critères qui sont bien discutables. Ce que j’ai montré dans mon livre-enquête, L’amour sous algorithme, c’est que les algorithmes étaient d’inspiration sexiste et qu’ils faisaient matcher les hommes uniquement avec des femmes qui étaient inférieures à eux (plus jeune, moins aisé financièrement ou moins d’études).

Ce sont des choix qui ont été faits à partir de raisons idéologiques. Moi je n’ai pas envie que tous les hommes que je rencontre dans ma vie soient systématiquement soi-disant “supérieurs” à moi. 

Peut-on continuer à utiliser les applis de rencontres quand on a compris ce qu’il s’y joue ? 

Judith Duportail : Je pense qu’il faut arrêter les applications. Personnellement, je n’ai pas de technique pour en avoir une utilisation sereine, et je pense que c’est impossible.

"L'amour sous algorithme", réalisé par Jérome Clement-Wilz. Coécrit par Judith Duportail et Jérôme Clément-Wilz, et librement adapté de l'enquête de Judith Duportail parue aux Editions Goutte d'Or. Musique originale de Rone.

Le documentaire est diffusé mercredi 19 à 23h00 sur France 2, dans la case Infrarouge.