Aux États-Unis, de fausses cliniques d’avortement traumatisent des patientes

Par Anne-Laure Pineau
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Les conservateurs ont gagné : l’avortement n’est plus un droit constitutionnel aux États-Unis. Certains États du Sud l’ont d’ores et déjà interdit. Là bas, pullulent depuis de nombreuses années de fausses cliniques d’avortement qui n’ont désormais que très peu de barrages pour disséminer la mauvaise parole.

Dans le quartier de l’hôpital Memorial de Jacksonville, au Nord de la Floride, au fond d’un cul-de-sac, deux bâtiments se font face. À gauche, une bâtisse bardée de caméras de surveillance avec de longues barrières de bois blanc, à droite, un bâtiment accueillant, aux parterres fleuris. Sur les deux façades, des panneaux jumeaux, couleur lavande : le Women’s center d'un côté, et le Women’s help center de l'autre.

Une différence subtile pour deux projets antagoniques : la première est une clinique d’avortement, la seconde, un Crisis Pregnancy Center ou CPC (un centre d’aide pour femmes enceintes), un centre de désinformation pro-life ["pro-vie" en français, terme contesté utilisé par les militants anti-IVG, ndlr].

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La virulence crasse des militants anti-avortement

Comme pour presque toutes les cliniques d’avortement américaines, le fonctionnement quotidien du Women’s Center est perturbé par des manifestations ou des escouades d’opposants munis de panneaux, promettant le feux des enfers à toute personne pénétrant dans la clinique. La plupart des officines doivent se munir de bénévoles pour escorter médecins et patientes dans l’enceinte du bâtiment.

Le docteur Patrick Kelly, de Jacksonville, a choisi de dissimuler son parking derrière des barricades de bois blanc, quand il a compris que des pro-life diffusaient les plaques minéralogiques des véhicules de patientes sur les réseaux sociaux. "Depuis quelques années, je viens au travail avec une arme dans la voiture", nous a-t-il dit.

À un kilomètre de là, même confusion. Au Women’s Choice Center of Jacksonville, Kelly Flynn doit gérer au quotidien les patientes qui se trompent et sonnent au Women’s Help Center of Jacksonville, qui a élu domicile à 100 mètres à peine. Contrairement à la clinique, qui se la joue discrète, le faux établissement médical, lui, a installé une gigantesque affiche.

Amber Gavin, qui s’occupe de de la communication et la gestion des trois cliniques pratiquant l'avortement, reste interdite devant les méfaits de ces centres : "les CPC font des ravages sur nos patientes : non seulement ils se font passer pour des cliniques, mais en plus, ils utilisent des échographies pour tromper les personnes sur leur état de grossesse. Des patientes nous ont dit qu’elles s’étaient senties 'prises en otage', assommées de mensonges, de reproches et d’intimidations, une fois qu’elles avaient découvert le pot-aux-roses."

Un piège machiavélique tendu aux patientes

Pour les cliniques, le travail est devenu difficile depuis longtemps et à toutes les échelles, alors que plus de 930 000 avortements ont été effectués en 2020 : avant même le retournement de la jurisprudence fédérale en 2022, annulant le droit à l'IVG dans le pays, des États conservateurs étaient parvenus à faire fermer des cliniques en imposant des normes bien plus strictes et coûteuses que nécessaires (prix des licences onéreuses, taille des salles d’examen, affiliations des médecins aux hôpitaux…). À cause de ces dernières, par exemple, la Louisiane est passée de 17 cliniques d’avortement en 1992… à 3 en 2018.

Avec les fausses cliniques d’avortement, le harcèlement atteint un autre niveau, plongeant les patientes en détresse dans un piège sournois et machiavélique. Le principe est simple : il s’agit pour les anti-avortements de nourrir la confusion entre les cliniques et leurs centres, afin d’aiguiller les personnes en état de vulnérabilité vers la renonciation à l’avortement.

Si mordez à l'un de ces leurres en suivant, par exemple, un panneau sur l’autoroute avec le slogan "enceinte et inquiète ?", vous êtes accueillie par une personne déguisée en infirmière. Dans ces centres, la salle d’attente est souvent remplie de jouets ou de portraits d’enfants, on y offre des échographies gratuites et des tests urinaires à faire seule (évitant que l'établissement ne soit taxé de pratique illégale de la médecine).

Je suis entrée et ça a été le cauchemar.

À partir de là, vous sont distillées de fausses informations sur l'interruption de grossesse, telles que l’avortement rend stérile, dépressif ou encore suicidaire. Certaines cliniques diffusent même des films médicaux très violents et traumatisants.

Emma avait 17 ans quand elle a franchi la porte d’une fausse clinique d’Annapolis. "Ma famille, mes amis, autour de moi tout le monde était très conservateur. J’avais un retard de règles et ne pouvais en parler à personne. J'étais en voiture et j’ai vu 'test de grossesse gratuit' sur une pancarte, avec 'conseils gratuits' et 'vous devez connaître toutes vos options'. Je suis entrée et ça a été le cauchemar", se souvient la jeune femme.

Ce qu’on lui a montré, quand le test s’est avéré positif, Emma le décrit comme "un film où un enfant se fait littéralement couper en morceau". Elle fait référence à Silence Scream, un film de propagande datant de 1984 et condamné par la communauté scientifique. "J’ai fait un déni de grossesse à posteriori, mon fils est né et je suis tombée dans une profonde dépression. Je ne peux toujours pas regarder de films, car je ne sais plus faire de distance entre l’écran et la vie", confie Emma, toujours bouleversée à l'évocation de son histoire. Devenue fervente agnostique et féministe engagée, elle milite désormais chez NOW!, la première association féministe américaine.

Une désinformation totalement légale

Lancées dans les années 60, au moment où l’avortement devenait légal aux USA, les Crisis Pregnancy Centers sont financés par les églises évangélistes, protestantes ou catholiques, certains états, comme la Floride, les dédouanent de toute taxe.

Aux États-Unis, la désinformation est autorisée par le premier amendement, celui de la liberté de culte, mais aussi de la liberté d’expression. En 2017, il existait 2 700 Crisis Pregnancy Centers pour 1500 cliniques officielles pratiquant l'avortement. Un déséquilibre qui s'est aggravé depuis : en 2021, le pays comptait 3 000 fausses cliniques, alors que le nombre de vraies continuaient à décliner.

Il y a urgence de protéger les derniers praticiens, etil devient crucial de diffuser les bonnes informations sur la contraception et la contraception d’urgence puisque certains États ont interdit le port du stérilet et la pilule du lendemain, les considérant comme des pratiques abortives.

Plusieurs membres du congrès et sénateurs démocrates ont réagi en proposant un projet de loi le 23 juin 2022. Carolyn B. Maloney, Suzanne Bonamici et les sénateurs Bob Menendez et Elizabeth Warren ont défendu l’acte Stop Anti-Abortion Disinformation.

"Personne ne devrait avoir à se demander si la personne à qui elles confient leurs questions médicales sont vraiment médecins et si leurs informations sont bonnes et objectives", a estimé Carolyn Maloney. "C’est écœurant que les droits reproductifs soient systématiquement menacés ou attaqués par ces centres, dont l’objectif est de désinformer et de tromper sciemment les personnes enceintes pour qu’elles ne puissent pas avorter".

L'espoir ténu des élections de mi-mandat

Depuis la fin de Roe v. Wade, les CPC ont quartier libre. D'autant que plus de la moitié des États du pays pourraient bannir l'avortement sur leur territoire. Les plus réactifs et restrictifs ? Le Texas, la Louisiane, le Mississippi ou encore l’Alabama... des États dits de la "Bible belt", ou "ceinture de la Bible" en français, en référence à leur influence catholique et conservatrice.

Le soir où Hillary a perdu, en 2016, on a su ce qui allait arriver aux Américaines.

Sur place, les militantes féministes préparent d’ores et déjà la suite : accompagner les femmes du mieux qu’elles peuvent et donner toute leur énergie pour renforcer la contraception. Laura Fokstone, vice-présidente de l’association Florida Now, continue de mener la charge contre les fausses cliniques d’avortement : "Nous cherchons à déterminer la meilleure façon de faire, maintenant, pour les états concernés par l’abolition du droit à l'IVG. On va lever des fonds pour distribuer des pilules du lendemain et informer les personnes sur l'achat en ligne des bons médicaments…"

Laura Fokstone projette son combat et se permet d'espérer : "Les gens doivent juste comprendre combien voter est crucial [aux élections de mi-mandat en novembre pour reconquérir les États, ndrl]. Je suis en colère, outragée, énervée… mais je ne tombe pas des nues. Le soir où Hillary a perdu, en 2016, on a su ce qui allait arriver aux Américaines".

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