Ce jour-là, il semble se détacher, comme à part, différent dans son costume en tartan. Pourtant, à l'unisson des quatre autres membres du groupe, il exécute les mêmes mouvements. Ce sera bientôt son tour de chanter. L'éclairage est fluo, la musique bruyante, les chorégraphies millimétrées et pop. Dans la salle, les jeunes filles en larmes rêvent de le toucher. Comme si, dans cette salle de cinéma, malgré le plasma, ce concert rediffusé sur grand écran n'avait rien de virtuel.

L'idole de la K-pop disparue

Koo Su-yeon, 17 ans, n'a pu s'offrir le billet. Elle est installée au café, à l'étage en dessous. Couleurs acidulées. Les cupcakes sont floqués du nom de son chanteur adoré. Quand elle parle de lui, elle s'effondre : « Ce jour-là, je préparais la fête de l'école, je n'y ai pas cru. J'ai pleuré toute la journée. Puis j'ai été énervée contre moi, car je ne me suis jamais rendu compte qu'il était si mal. » Mais qui peut bien provoquer une telle émotion ? Kim Jong-hyun, 27 ans, leader du groupe SHINee, une de ces idoles que la K-pop (la pop sud-coréenne) a créées, et qui s'est suicidé le 18 décembre dernier. Sa mort a traumatisé les Sud-Coréens et rappelé au monde entier que le pays détenait alors un triste record, celui du plus haut taux de suicides.(1)

Vidéo du jour

La vie de Kim Jong-hyun dépendait de cette industrie, la K-pop, mondialement médiatisée à la fin des années 2000 et dont les règles sont fixées par des conglomérats très puissants. Des méthodes inflexibles. Des boys et girls bands soumis à des « slave contracts »(2), coupés des leurs pour se livrer corps et âme à la renommée de leur pays.

Parabole d'un système inquiétant qui perdure. Car l'histoire de Kim Jong-hyun, celle de son suicide dans une chambre d'hôtel et de la lettre où il raconte son désespoir – « Je suis cassé de l'intérieur. La dépression qui me ronge doucement m'a finalement englouti tout entier » – raconte à sa façon celle de son pays. Celle d'une nation qui a grandi trop vite, à l'orée des années 80, avant de connaître une crise financière sans précédent.

Victime de la société misogyne

Corée du Sud, 51,25 millions d'habitants. Séoul, capitale du pays du Matin calme. Ville bouillonnante où tout semble possible – contrairement à sa voisine du nord –, où les jeunes ont réussi à renverser leur présidente corrompue pour installer, en 2017, Moon Jae-in, un homme qui incarne à leurs yeux le changement et le progrès (la lutte contre les suicides était un point important de sa campagne, prise de conscience politique inédite pour le pays).

Des rues infiniment propres, des miroirs dans le métro surplombé d'un « Passe une heureuse journée », un salaire moyen de 2006 euros (contre environ 500 euros de moyenne pour l'Asie). Une très bonne place au classement Pisa, qui mesure la réussite scolaire. Mais tout cela a un prix : celui de l'excellence absolue. Ce besoin de répondre à des critères de perfection. Et comme corollaire, un immense manque de confiance en soi et une crainte permanente du regard de l'autre. C'est ce qui a tué le mari de Mina.

Mon mari dirigeait une entreprise. Il était perfectionniste. L'honneur était ce qu'il y avait de plus important dans sa vie

Ce jour-là, elle donne rendez-vous dans un café. Elle est une des rares à accepter de raconter son histoire, à dépasser sa honte : « Mon mari dirigeait une entreprise. Il était perfectionniste. L'honneur était ce qu'il y avait de plus important dans sa vie. » Un jour, l'organisme de contrôle lui a reproché de s'être trompé dans ses déclarations. Et la peur a gagné leur foyer.

Dong woo, 67 ans, craignait, comme cela est arrivé à d'autres, de voir son nom affiché dans les médias. La crainte est devenue une obsession. « Il n'avait en fait rien fait de mal mais il n'arrivait plus à dormir. Au bout de quarante jours, sans prévenir, il s'est pendu. » C'est elle qui l'a retrouvé. Depuis, à 63 ans, elle apprend non seulement à vivre sans lui, mais aussi avec le poids de la culpabilité.

Myung Su-kang, 56 ans, n'a pas pu parler pendant des années. Elle avait 18 ans quand sa mère est morte. « En dépression, elle s'était ratée une première fois. » Dans la famille, on n'en parlait pas. « Et même quand elle s'est suicidée, je n'ai rien pu dire à personne. Mon père ne montrait jamais ses émotions, j'ai fait comme lui. » 

Mais vingt ans plus tard, Myung Su-kang a repris des études de psychologie pour comprendre le geste de sa mère. « Depuis que le gouvernement a lancé une campagne de prévention, juste après la mort de Kim Jong-hyun, je me suis décidée à en parler autour de moi. » Et d'ajouter : « On vit une vie imposée par la société. Et on n'a même pas le temps de savoir si ça nous plaît. » Aujourd'hui, Myung Su-kang aide à son tour des familles touchées par le suicide d'un proche.

Les droits des femmes ne sont pas du tout respectés. Nos salaires sont plus bas, les recrutements plus difficiles

Duri, 28 ans, elle, est toute seule. Elle a essayé de se suicider après avoir été violée, son agresseur n'a pas été condamné. Si le mouvement #MeToo a permis aux Coréennes de dénoncer leurs agresseurs, cette société, dit-elle, reste machiste. « Les droits des femmes ne sont pas du tout respectés. Nos salaires sont plus bas, les recrutements plus difficiles, et des femmes enceintes sont licenciées dans les entreprises. Et c'est mal vu de parler de dépression. Si les employeurs, qui peuvent vérifier les achats de médicaments, se rendent compte que vous êtes mal, ce n'est pas bon. » Avant de tenter de se couper les veines, elle a écrit une lettre. Seize lignes d'une écriture fine au crayon à papier : « Je meurs en tant que victime de la société misogyne… » Elle ne l'a pas jetée. « Elle fait partie de ma vie. » Depuis, pour être moins seule, elle chatte avec d'autres filles sur des forums. « Elles m'ont sauvée. » Des filles qu'elle n'a jamais rencontrées.

La culture de la honte

En Corée du Sud, le taux de suicide est de 25,8 pour 100 000 personnes (il est de 13,1 en France), soit près de trente-six suicides chaque jour, par pendaison, au gaz, avec des pesticides, en se jetant d'un pont, et parfois même en famille. Comprendre les raisons d'une telle statistique, c'est plonger dans les failles de cette société, dans ce qu'elle a de plus intime.

Il est compliqué d'obtenir des réponses, la pudeur dressant des obstacles

Il est compliqué d'obtenir des réponses, la pudeur dressant des obstacles. Il faut chercher au cœur de la culture coréenne pour toucher du doigt ce qui semble incompréhensible. Et écouter les Coréens détailler l'héritage confucéen qui prône avant tout la valeur travail. Puis raconter la pression scolaire, et ces carrières menées dans une seule et même entreprise telles que Samsung ou Hyundai… Décrire ce pays où le titre a plus d'importance que le nom, où il est mal vu de consulter un psychiatre, où les jeunes passent leurs journées enfermés dans des salles de jeux vidéo. Parler aussi de la culture de la honte. Reconnaître qu'ils ont le sentiment de n'avoir aucun autre choix que d'être enfermés dans des schémas.

Et cela commence dès la maternelle. Tous les enfants grandissent poussés par l'obsession de réussite de leurs parents. La raison ? Le Suneung, l'examen national d'admission à l'université – si possible la meilleure. Le jour le plus important de leur vie. Etre admis est une consécration. Et sortir diplômé mène sur le chemin d'une vie officiellement sans encombre. Pour y parvenir, les élèves doivent fréquenter des hagwons, ces écoles privées très coûteuses où des tuteurs les préparent à être plus performants et compétitifs. Des journées interminables, souvent jusqu'à 22 heures, pour une voie tracée dont il est impossible de dévier.

Ici, on est en compétition depuis le plus jeune âge. Les jeunes Coréens ne vivent pas au présent

Jeon Ji-eun, 24 ans, en sait quelque chose. Dans sa chambre d'étudiante dans une université d'art, à Séoul, un lit recouvert de peluches, elle rêve de devenir comédienne. Ses parents auraient préféré une autre voie pour elle, fonctionnaire par exemple. « Ici, on est en compétition depuis le plus jeune âge. Les jeunes Coréens ne vivent pas au présent. Tout ce qu'on fait, c'est pour notre futur. C'est pour ça qu'on pense tous au moins une fois au suicide. » Après la dépression de leur fille, les parents de Jeon Ji-eun l'ont laissée poursuivre ses études d'art dramatique.

« Ils sont en situation d'examen tout le temps, confirme Christophe Gaudin, sociologue français basé à Séoul. Dans la langue coréenne, on n'emploie pas le “je” mais le “nous”, ce qui rend difficile l'expression de l'intériorité. » Shin Eun-jung, vice-présidente du Centre de prévention du suicide en Corée, ajoute : « Et on ne se demande jamais comment on va, ce n'est pas une question que nous posons. » Le gouvernement a lancé en janvier une campagne sur les réseaux sociaux pour lutter contre le suicide. Sur les visuels, on lit justement : « Comment ça va ? » « On s'inquiète aussi de la présence sur le Net de textes décrivant les méthodes pour se suicider, poursuit la responsable. Et des nombreux mangas en ligne qui racontent l'histoire de jeunes qui veulent mettre fin à leurs jours. » 

Mais ce qu'elle redoute particulièrement, ce sont les suicides médiatisés, ceux de personnalités comme Kim Jong-hyun. Ou encore cette vidéo sur YouTube du chanteur Vinxen, qui chante : « Si vous me demandez si je vais mieux, pas du tout (…) Que celui qui est en face de moi vienne expliquer les marques sur mes bras. Ne me poussez pas à bout, je vous en supplie. » Il passe à la télé devant des milliers de jeunes extatiques.

"Le pont des suicides"

Ha Sang-hun est directeur de Lifeline Korea, une sorte de SOS Amitié. Il se souvient très bien du jour de la mort de Kim Jong-hyun. Ce matin-là, ils ont reçu plus d'appels que d'habitude. « Si le taux de suicide est haut, c'est que notre société a un problème. Il ne s'agit pas seulement de guérir les personnes suicidaires, il faut aussi améliorer la qualité de vie, s'attaquer aux causes plus profondes. On a besoin de soutien social. »

Si le taux de suicide est haut, c'est que notre société a un problème

À l'autre bout de la ligne, parfois, des malheureux qui se trouvent sur le pont de Mapo, juste en face du quartier financier (des téléphones d'urgence ont été installés sur vingt-cinq ponts de la ville). À Séoul, on l'a surnommé « le pont des suicides ». C'est ici que les salariés de la finance, en pleine crise économique, ont commencé à se jeter à l'eau.

Aujourd'hui, il fait gris, demain, il fera peut-être beau

Au loin sur le pont, justement, on aperçoit un groupe de jeunes filles. Elles se prennent en photo devant les phrases inscrites sur la rambarde. Que disent-elles ? « Ça fait du bien de prendre l'air ? », « Aujourd'hui, il fait gris, demain, il fera peut-être beau ». Des mots dérisoires. Les jeunes filles rient, un peu gênées. Elles confient à leur tour leur quotidien d'adolescentes. « On vient ici parce que ça nous aide à réaliser que notre vie n'est pas si mal. » Elles ont à peine 14 ans.

S'allonger dans un cercueil

Pour éviter d'en arriver là, certains choisissent de casser des assiettes ou des ordinateurs dans une rage room, d'autres vont consulter des chamans à défaut de psychiatres. Comme Hae Ry-ang, 46 ans, qui reçoit chez elle dans sa tenue traditionnelle. Son don : lire l'avenir. Les clients se bousculent. « Les jeunes Coréens sont pleins d'énergie. Regardez comment ils ont renversé l'ancienne présidente. Mais à cause de la crise, la famille a changé, on fait moins d'enfants, on travaille encore plus et quand on rentre chez soi, on n'a personne à qui parler », résume-t-elle. D'autres décident de se confronter plus directement à la mort. Et c'est complètement flippant.

C'est l'expérience que propose l'entreprise de pompes funèbres de Yong Mun-jung. « Vous savez que vous allez mourir aujourd'hui ! », lance-t-il en amorce de la cérémonie. Deux heures surréalistes durant lesquelles une cinquantaine de participants encaissent des vidéos de malades à l'agonie entourés de leur famille éplorée. Insoutenable, mais pas un ne détournera le regard. Et ce n'est pas tout. Au bout d'une heure, l'assemblée est conviée en silence dans une salle. À l'intérieur : des cercueils vides.

Après s'être pris en photo « une dernière fois avant de mourir », avoir rédigé « le testament de leur vie » qu'ils liront à haute voix, ruisselant de larmes, ils revêtent un habit jaune et s'allongent dans un cercueil que l'on referme aussitôt. Au bout de quinze minutes, les caisses se rouvrent. Certains se sont endormis (on a entendu quelques ronflements), d'autres pas du tout. « Dans le cercueil, j'ai pensé à mon père mort, j'ai réfléchi à comment vivre ma vie », raconte Christal, 37 ans, venue pour ne plus penser à la mort.

Le lendemain, le souvenir de Kim Jong-hyun et de son suicide semble cette fois lointain. Yoseob, membre du groupe de K-pop Beast, donne son premier concert en solo. Dans la salle, il n'y a que des jeunes filles qui ont probablement pleuré la mort du chanteur de SHINee. Qu'ont-elles compris de ce système si sclérosant menant parfois au pire ? Assises, elles attendent sagement l'extinction des lumières. À peine un frémissement quand la musique démarre. Elles tiennent toutes à la main une petite lampe en forme d'ampoule. Une lumière qu'elles ne contrôlent pas, qui s'allume et change de couleur programmée au son de la musique. Éclairant un chemin tout tracé vers une nouvelle idole. Sans que personne n'ait son mot à dire.

1. Parmi les pays membres de l'OCDE, loin devant le Japon, la Russie et la Slovénie.

2. Les futures idoles signent des contrats avec des managers alors qu'ils ont à peine 12 ans. Ils vivent dans des dortoirs, leur alimentation, leur vie amoureuse sont contrôlées. Et ils sont tenus de rembourser les leçons de chant et de danse.

1/10

"Le pont des Suicides"

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Ce jour-là, Hyuan-ahn, 14 ans, devait étudier dans un centre privé, un hawgon, que les jeunes Coréens fréquentent pour se préparer au concours d'entrée dans les meilleures universités. "C'est trop de pression", dit-elle. Elle a préféré venir se promener sur le pont de Mapo, au centre de Séoul, surnommé "le pont des Suicides". Derrière elle, des phrases ont été inscrites pour dissuader les Coréens de sauter. Ici, on peut lire : "C'est pitoyable, n'est-ce pas?" "Ces mots nous parlent, ça nous aide à enlever le stress." 

2/10

S'y rendre pour se rassurer

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Hyun-ahn et ses amies sur "le pont des suicides" : "On vient ici parce que ça nous aide à réaliser que notre vie n'est pas si mal." 

3/10

L'idole de la K-pop s'est suicidée

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Six mois après sa mort, le visage de Kim Jong-hyun, idole de la K-pop, s'affiche encore dans la boutique de son label. 

4/10

Mais ses clips continuent d'inspirer

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Dehors, ses clips tournent en boucle sur écran géant. 

5/10

Le métro sud-coréen équipé

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Dans le métro, pour éviter les suicides, tous les quais sont équipés de barrières. 

6/10

La tentative de suicide de Duri

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Duri, 28 ans, a tenté de se suicider. L'homme qui l'a violée n'a pas été condamné. 

7/10

Hae Ry-ang, 46 ans, "chasse le mal être"

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Pour chasser leur mal-être, certains ont recours à des chamans, comme Hae Ry-ang.

8/10

Un autel pour les plus jeunes

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Chez elle, elle a dressé un autel avec des Snoopy, Minnie, et autres figurines, pour "les esprits les plus jeunes".

9/10

Libérée de la pression familiale

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

Après une dépression, Jeon Ji-eun, 24 ans, a contourné la voie tracée par ses parents et suit des études d'art dramatique. 

10/10

Apprendre à "mourrir pour guérir"

Guillaume Herbaut pour Marie Claire

C'est le concept du centre Saejungang Counseling, qui propose de se laisser enfermer dans des cercueils. Une méthode censée éloigner les pensées suicidaires.

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