Il fait froid à Lille ce 11 janvier devant la grille d'un parking anonyme. Des policiers barricadent l'accès à la reconstitution d'un enlèvement.

Celui de Nathalie Debaillie, 47 ans, cadre à la Société Générale, kidnappée le 27 mai 2019 alors qu'elle garait sa voiture à 8 h 36 précises. Les caméras de surveillance ont tout enregistré.

Face à elle, quatre hommes. Jérôme Tonneau, son ex-compagnon, 54 ans, chef d'entreprise et son ami Emanuel D., dit Manu, qui a recruté deux complices dans le camp de la communauté rom lilloise où il vit.

Dans très peu de dossiers, on parvient à démontrer une volonté aussi tenace et organisée de vouloir faire souffrir.

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La suite, c'est Isabelle Steyer, l'avocate de la famille Debaillie qui la raconte : "Jérôme Tonneau l'a prise sous les aisselles et l'a sortie de son véhicule. Elle s'est tellement débattue qu'elle a arraché la poignée de la portière. Il l'a 'tasée', puis ils l'ont bâillonnée, sept tours d'un gros ruban adhésif, ont ligoté ses chevilles et ses mains, l'ont emballée dans un drap blanc avant de la jeter dans la camionnette."

Alerté par ses cris, un de ses collègues, qui arrive à moto, s'approche. "Tout va bien", lui lance Tonneau, mais devant son insistance, il tire à bout portant avec une arme de poing.

Touché par deux balles en caoutchouc, ce témoin s'enfuit non sans avoir appelé Police Secours. Une heure plus tard, dans son appartement situé à la Madeleine, Tonneau assassinera avec sauvagerie Nathalie Debaillie. Pourquoi avoir imaginé un tel scénario alors qu'il aurait pu la tuer dans le parking ?

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“Il l'a tuée chez lui comme un ultime signe de possession"

Marie Rouge

“Il l'a tuée chez lui comme un ultime signe de possession", analyse Isabelle Steyer, pour qui ce féminicide est hors normes : "dans très peu de dossiers, on parvient à démontrer une volonté aussi tenace et organisée de vouloir rendre la vie impossible, de faire souffrir et de tuer. Tout a été organisé pendant des semaines et c'est le premier féminicide perpétré avec trois complices. Ce scénario démontre la haine et la volonté de faire mal. Tonneau le revendique même car l'impunité lui paraît acquise."

Impunité est bien le mot au cœur de ce féminicide. Nathalie Debaillie, qui a déposé trois mains courantes et une plainte, la dernière cinq jours avant son assassinat, n'a jamais été entendue. Elle aurait pu être sauvée.

Sur le trottoir, Nicolas Debaillie, le frère de Nathalie, est aux aguets. Des voitures de l'administration pénitentiaire aux vitres teintées amènent les quatre prévenus sur les lieux de la reconstitution.

"On ne les voit pas mais eux nous voient, c'est important qu'ils sachent que nous sommes là, dit cet homme qui tient sa douleur à distance derrière un épais dossier où il consigne tout. J'ai tout rassemblé, Nathalie traçait tout sur son ordinateur. J'ai la chronologie de ce meurtre organisé. Ce féminicide aurait pu être évité si nos institutions n'avaient pas failli. Nous posons des questions et nous voulons des réponses."

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Florine et Romain Nowak, les enfants de Nathalie Debaillie

Marie Rouge

Nous, c'est la famille de Nathalie. Florine et Romain Nowak, 23 et 21 ans, ses deux enfants, font bloc autour de leur oncle. Dans un café place du Théâtre, ils tiennent à parler de leur mère "géniale, avec un sourire magnifique", laquelle, après son divorce, a vécu des histoires d'amour en conservant son indépendance. Mais ils veulent aussi raconter l'emprise de Jérôme Tonneau sur tout son entourage.

Cet homme est entré dans leur vie fin 2016. Chef d'entreprise, c'est un bon vivant, un flambeur. Et un vrai manipulateur. "Il nous a fait un gros numéro de séduction. Il organisait des repas en grand, se la jouait avec des bouteilles de Ruinart", raconte Florine. "On avait un très bon rapport. Quand il était en froid avec notre mère, il passait par nous. On est tombés dans le panneau", déplore Romain.

La lune de miel dure quelques mois, jusqu'à ce que Nathalie découvre que cet homme qui la couvre de fleurs et l'emmène en escapade à Marrakech est poursuivi pour escroquerie à l'assurance. Elle rompt. "C'est terminé, je ne reste pas avec un repris de justice", confie-t-elle alors à Virginie, sa meilleure amie.

Avant de nous parler d'elle, Virginie s'est replongée dans le compte Snapchat créé avec deux autres amies où, chaque jour, Nathalie confiait ses doutes et ses angoisses : "il a reconnu avoir mis le feu à ses pressings mais il le justifiait en disant : 'Je ne pouvais pas tout perdre, j'ai des collaborateurs.' Et ça, ce sont des choses que Nathalie pouvait entendre…"

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"Il dépersonnalisait sa maison"

Marie Rouge

Après cette première rupture, elle finira par tourner la page. "Ce qui provoquera sa prise de conscience sera de le voir s'installer chez elle, elle qui tient tant à son autonomie. Elle a compris qu'il faisait tout pour qu'elle ne puisse plus le virer de sa vie…"

Florine se souvient d'objets qui disparaissent, de travaux incessants : "il dépersonnalisait sa maison en disant : 'Je fais ça parce que je t'aime.' Ma mère, qui était suivie par une psy, a compris qu'elle était sous emprise. Elle a décidé de ne plus replonger."

Elle se sépare de Jérôme Tonneau le 3 février 2019. Et dès le 11 février dépose sa première main courante. "Au commissariat, un policier lui a dit : 'mais je vais l'appeler moi, ce monsieur Tonneau, pour qu'il cesse de vous importuner !'", se souvient Florine.

Importuner n'est pas le synonyme de traquer. Car Nathalie est devenue une proie. "Elle a découvert un logiciel espion sur son téléphone. Puis son compte Facebook a été piraté. On a demandé à la police de remonter jusqu'à l'adresse IP. Ils ont refusé : 'On n'a pas le temps.' Elle croisait sans cesse ses amis, dont Manu, devenu un intime de notre famille, chargés de la surveiller. D'autres l'appelaient, faussement bienveillants : 'Fais attention, ferme bien ta porte à clé.'"

Florine prend son iPhone et montre la photo, prise par Nathalie, du café-restaurant le Cambridge situé en face de la Société Générale. On y aperçoit Tonneau attablé. "Il y avait son assiette, il y passait des journées entières à la guetter."

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Isabelle Steyer, l'avocate de la famille Debaillie

Marie Rouge

Harcelée, surveillée, menacée, Nathalie a peur. Elle pose des alarmes dans sa maison et prend des somnifères pour retrouver le sommeil.

Elle dépose une deuxième main courante le 5 mars 2019 suivie d'une plainte pour "menaces de mort" le 9 mars. Elle a des enregistrements, des mails et des SMS, une photo de pierre tombale, et peut même décrire aux policiers le mode opératoire imaginé par Tonneau : "mon ex-compagnon m'a dit qu'il allait m'enlever, accompagné de Roms, et me jeter dans le coffre de sa voiture…"

Les policiers concluent à "un signe faible", la plainte sera traduite par un "différend entre conjoints". Nicolas Debaillie ne mâche pas ses mots : "plus on réfléchit, plus on se pose de questions sur la police à qui on a apporté des preuves sur un plateau. Pourquoi ont-ils pris la défense de son bourreau ?"

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Jérôme Tonneau n'a jamais été convoqué au commissariat

Marie Rouge

Isabelle Steyer confirme : "la police a pris fait et cause pour lui en recevant sa plainte pour vol de portable." En effet, Jérôme Tonneau, connu pour ses escroqueries, n'aura jamais été convoqué au commissariat suite aux plaintes de Nathalie Debaillie. Mais elle s'y rendra pour s'expliquer suite à la plainte de son ex-compagnon pour vol (imaginaire) de portable.

"Depuis quand la police surbookée prend-elle des plaintes pour vol de portable sans recours à la violence ?" réagit Me Steyer, "un homme qui vient pour un bien meuble est plus écouté par la police qu'une femme menacée de mort. Tonneau agissait au vu et au su de tout le monde, l'absence de réaction institutionnelle cautionnait son impunité. Si l'institution ne l'arrête pas, pourquoi un frère, un témoin inconnu dans le parking l'arrêterait ?".

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Nicolas, le frère de Nathalie Debaillie

Marie Rouge

Et bien qu'il ait mis le feu à ses blanchisseries entre 2009 et 2012 pour toucher les assurances, il faudra attendre 2020 pour qu'il soit jugé et condamné à quatre ans de prison. Il aura par ailleurs fait appel aux meilleurs avocats du barreau de Lille, dont un certain Me Dupond-Moretti pour le défendre.

"Dix ans pour être jugé ! Cette justice permissive lui aura permis de commettre d'autres délits, poursuit Isabelle Steyer. La seule qui lui résiste, c'est Nathalie."

Avec le recul, ses proches ont compris qu'elle était sa caution sociale au moment où il allait être jugé dans plusieurs de ses procédures en cours. "Il devait refaire sa vie avec une femme qui a réussi socialement, constate Isabelle Steyer, "cadre à la Société Générale, Nathalie Debaillie était au-dessus de tout soupçon. L'idéal pour un escroc. Il avait surinvesti cette femme qui le réparait aussi dans son narcissisme."

Trois jours après le parking, la reconstitution se poursuit au domicile de Jérôme Tonneau. Nicolas Debaillie, Florine et Romain Nowak sont toujours sur le trottoir. Le juge ne les a pas autorisés à assister aux reconstitutions sous prétexte qu'ils n'étaient pas témoins.

"Il ne nous voit pas comme une famille de victime", s'insurge Nicolas Debaillie, "c'est ma sœur et ce refus va jouer sur notre résilience."

À la pause déjeuner, Isabelle Steyer les rejoint pour le compte rendu. Décrit par les experts psychiatres comme "mythomane, manipulateur, cleptomane, virulent, sans remords ni regrets", sommé de répéter les gestes de son crime, Jérôme Tonneau minimise son acte prétextant une mémoire défaillante.

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L'appartement où Nathalie Debaillie a été assassinée

Marie Rouge

Derrière les statistiques des féminicides, 113 femmes tuées en 2021, derrière les visages de ces femmes affichés dans les médias, il y a une réalité crue : celle du déchaînement de violence qui mène à la barbarie. Le rapport et les photos de l'autopsie de Nathalie Debaillie démontrent ce désir de tuer en infligeant la souffrance.

"Deux des complices de Tonneau l'ont déposée dans la baignoire", explique Me Steyer, "il les aurait laissés seuls avec elle, le temps de retirer neuf cents euros avec la carte de Nathalie pour les payer ! Une fois partis, il l'a tuée avec un cutter de chantier. Les plaies énormes sur les mains prouvent qu'elle s'est débattue. Il l'a égorgée. C'est atroce."

C'est d'autant plus insupportable que cet assassinat aurait pu être évité. Bien que le témoin du parking ait appelé le commissariat immédiatement, personne ne fera le lien entre la plainte déposée cinq jours plus tôt décrivant ce même mode opératoire et l'appel pour enlèvement passé à 8h40.

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Nathalie a été enlevée dans ce parking de Lille

Marie Rouge

Il faudra attendre deux heures pour que des policiers aillent sonner chez Tonneau. Ils repartent sans défoncer la porte. Ils ne reviendront qu'à 12 h 30 pour découvrir le corps de Nathalie Debaillie.

Je pleure quand je pense à ma sœur. Et à ses enfants.

"C'est une énorme erreur", déplore l'avocate qui a déposé une plainte le 31 mars 2021 auprès du ministère de l'Intérieur, visant des policiers du commissariat de Lille. "C'est une plainte déontologique dans la mesure où ils ont l'obligation de porter secours même hors de l'exercice de leurs fonctions. C'est l'article 8 de leur code de déontologie. Je le fais pour la famille, c'est une faute de ne pas avoir sauvé une mère et une sœur, l'État sera obligé de les indemniser. Et je le fais aussi parce que la responsabilité de l'État du fait de l'inaction des policiers est rarement reconnue."

Le 10 mai dernier, le ministère de l'Intérieur a répondu qu'une "enquête administrative prédisciplinaire avait été conduite et avait conclu à l'existence de manquements déontologiques et professionnels, et propose des sanctions disciplinaires." Lesquelles ? Quand ? L'avenir le dira peut-être.

Mis en examen pour "enlèvement, séquestration suivie d'un crime en l'espèce un meurtre en bande organisée", Jérôme Tonneau encourt la perpétuité. Nicolas Debaillie se prépare au procès qui devrait se tenir en 2023.

"Je pleure quand je pense à ma sœur, à sa souffrance, et à Florine et Romain à qui on a volé leur mère. Il ne supportait pas notre bonheur, il a essayé de nous détruire, mais on n'a jamais été aussi soudés que dans l'espoir que notre combat fasse jurisprudence."

Ce reportage a été initialement publié dans le Marie Claire numéro 835, daté avril 2022.

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