L'événement aurait pu juste réjouir, mais il a provoqué la polémique dès ses balbutiements. Au printemps dernier, le secrétariat d'État en charge de l'égalité femmes-hommes annonce la tenue de la première Université d'été du féminisme, les 13 et 14 septembre 2018, à la Maison de la Radio. Au programme : une multitude de débats (égalité salariale, femmes au foyer, violences sexuelles, contraception, etc), avec des intervenants de tous horizons.

Vidéo du jour

« S'unir dans nos différences »

La nouvelle est vite ternie lorsque les noms commencent à tomber. Parmi eux : Raphaël Enthoven, professeur de philosophie et chroniqueur, qui tente chaque jour de recadrer ces féministes qui s'emportent trop (sic), à la radio ou en 360 caractères. Et puis Elisabeth Levy, directrice de la rédaction du magazine Causeur, conservateur, toujours très inquiet pour l'intégrité morale et intime des « hommes » (sic) dans ces temps de féminisme « sectaire » (sic). Enfin, Peggy Sastre, diplômée en philosophie, journaliste, traductrice, aux essais controversés, signataire, comme Levy, d'une tribune réclamant la « liberté d'importuner » (sic) pour les hommes, dans un monde imaginaire où #MeToo les aurait muselés et cadenassés.

Trois invités, sur les dizaines prévus, qui ont presque plus fait couler d'encre que l'événement en lui-même. La réalisatrice Lea Domenach s'était inquiétée de leur venue dans Libération, avec une tribune publiée le 2 septembre. Marlène Schiappa, la secrétaire d'État chargée de l'égalité femmes-hommes, lui a répondu dans les mêmes colonnes, 4 jours plus tard. On trouve sa réponse agrafée au programme officiel de ces 2 jours de débats, distribué à la Maison de la Radio. Il est donc visiblement important de savoir que Marlène Schiappa ne regrette pas ses choix. En guise d'introduction, elle martèle : « Parce que nos opposants sont unis, nous devons l'être aussi, dans nos différences. »

La tribune indécente

Sauf que. Dans un événement qui veut poser des réflexions « de fond » sur cette nouvelle vague du féminisme à l'intersection de différentes luttes, avide d'actions concrètes pour accélérer le changement au sein de la société, ces invités ne trouvent pas leur place. Même attendue, la violence du contraste n'en est pas moins forte dans le studio 104, et certains sont devenus aussi jaunes que leurs sièges.

Être victime n'est pas un passe-droit, c'est une exigence supplémentaire

Arrachons le sparadrap d'un coup en commençant par Raphaël Enthoven, qui se positionne à nouveau en martyr républicain sur l'autel d'un communautarisme de croisade fantasmé, genré ou racisé. Le professeur de philosophie est censé introduire le thème de l'après-midi : la place des hommes dans le féminisme. Très vite, le propos se durcit, devient un sermon : « La souffrance n'est pas un diplôme. Être victime n'est pas un passe-droit, c'est une exigence supplémentaire. » Les intéressé.e.s apprécieront. Le polémiste devenu donneur de leçon tombe ensuite dans le règlement de compte, parlant de plus en plus vite, de plus en plus fort. On était venu écouter, on se fait crier dessus.

Il profite de cette tribune ouverte – un boulevard pour celui qui aurait pu continuer des heures son intervention de 25 minutes, la plus longue de la journée - pour répondre à ses détracteurs. Il déroule un monologue agressif qui mélange non-mixité et sectarisme, dénonciations et amalgames. Un pot-pourri à la forte odeur d'amertume. Raphaël Enthoven conseille aux « autres » (comprenez : ses opposants) de baisser d'un ton, tout en montant le sien. L'audience, médusée, proteste, marmonne. « Mais vous êtes qui ? », lance quelqu'un. On n'aura pas la réponse.

"Vous vous attendiez sûrement à voir Belzébuth"

Durant le premier débat du matin, Peggy Sastre est quant à elle prise à partie sur la tribune pro- « liberté d'importuner » qu'elle a co-signée, parue dans Le Monde en janvier 2018. Une tribune signée par 100 femmes, qui critique les proportions démesurées qu'aurait pris #MeToo. « Vous nous avez mis au visage votre capacité de résilience, nous l’avons mal vécu », lui reproche Irène Thery. Cette directrice de recherche à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales évoque ses propres épisodes d'agression traumatisants. « Pour que la résilience soit possible, il faut que la société s’engage à reconnaître ce que l’on a vécu, et ne pas renvoyer aux femmes la charge de gérer seules des problèmes relevant de l’intime et du personnel. » Applaudissements dans la salle.

Vous nous avez mis au visage votre capacité de résilience, nous l’avons mal vécu

Lorsqu'elle prend la parole, Peggy Sastre lance, sourire en coin : « Vous vous attendiez sûrement à voir Belzébuth. » À part de l'humour, peu d'arguments pour soutenir ses réserves sur #MeToo : « Ce sont les journalistes qui en font un truc anthropologique », balaie l'intéressée. Elle ajoute : « Vous savez, moi, quand les causes semblent trop bonnes... » Elle sourit, ne finit pas sa phrase. N'ose pas ? Nous dire que #MeToo c'est forcément « trop beau pour être bon » ? Peggy Sastre tente de s'indigner : « Comment peut-on être content que les hommes aient peur ? », s'effarouche celle qui semble s'amuser d'être là. Plus tard, le capitaine de police Laurent Boyet lui répondra : « Ce n'est pas aux hommes que #MeToo fait peur, mais aux agresseurs. »

Ce n'est pas aux hommes que #MeToo fait peur, mais aux agresseurs

Elisabeth Levy est quant à elle mobilisée pour un débat en face-à-face avec la philosophe Martine Storti sur la question : « Peut-on être féministe et conservatrice ? » Très vite, le ton monte du côté de la directrice de la rédaction du magazine Causeur. Une critique échangée entre 2 spectatrices suffit à lui servir d'appui pour décoller : « Je n'insulte personne ! », assure-t-elle, mais les huées s'élèvent rapidement. « C'est un signe de barbarie », tonne l'éditorialiste, dont l'indignation théâtrale provoque des rires. Son opposante secoue la tête en silence, soupire : « Ce sont les mêmes leitmotivs qui accompagnent toutes les étapes de l’émancipation des femmes. »

Elisabeth Levy affirme « le sentiment d’une amélioration de la condition féminine » (visiblement la majorité des Françaises ne sont pas d'accord), que « l’égalité est aujourd’hui la norme », et qu'il n'y a pas de culture du viol car « le viol reste l'exception ». Si les combats actuels sont un non-sujet, pourquoi passer son temps à en débattre ?

Des interventions fructueuses

Si la salle hue parfois, elle est avant tout studieuse, écoute, prend des notes. Elle approuve par le rire ou les applaudissements. Elle est remplie mais pas pleine à craquer en ce premier jour, malgré ce qui avait été annoncé. Essentiellement des femmes. « Bravo aux hommes présents, j'espère que vous serez plus nombreux l'année prochaine », souhaite la réalisatrice Lisa Azuelos. Dommage de ne pas avoir su mobiliser des deux côtés.

Simone de Beauvoir, Albert Camus, Simone Veil, Eleanor Roosevelt … les noms de grands penseurs fusent tout au long de la journée. « Comme disait Beauvoir, il n'y a pas de honte à être intellectuelle », rappelle Marlène Schiappa. Mais de débats, il n'y a pas de joutes, à part les deux mentionnées plus haut. Plutôt des opinions qui se superposent, se complètent, chacun.e prenant la parole à tour de rôle.

Avec #MeToo, cette année a été celle du consentement

La réalisatrice de documentaires Ovidie, qui s'intéresse notamment à l'intersection entre féminisme et pornographie, se réjouit : « Avec #MeToo, cette année a été celle du consentement, ce qui est une très grande avancée car le consentement est la clé de tout. » Elle ajoute : « On attend des hommes qu’ils prennent acte et commentent le moins possible. On n’attaque personne ad hominem, mais un système. » Hochements de tête dans l'assistance.

On prend plaisir, il faut le dire, à entendre des intervenants masculins au discours juste et engagé. « Le consentement ne suffit pas, il n'efface pas le différentiel de pouvoir. Il faut aussi vérifier le désir et le plaisir », estime Grégoire Théry, qui défend l'abolition de la prostitution. Le capitaine de police Laurent Boyet montre une implication grave. « C'est souvent par méconnaissance que mes collègues peuvent être maladroits ou brutaux. Il faut qu'ils soient mieux formés à la prise en charge des victimes. » De son côté, le procureur Édouard Durand aspire à « donner une représentation positive de la virilité » aux prévenus qu'il rencontre en salle d'audience.

Tou.te.s appellent, en tout cas, à plus de moyens financiers pour soutenir le changement, l'implication de chacun.e, à son échelle, une meilleure éducation au consentement, et une représentation moins stéréotypée des femmes. « Ce n'est que le début, continuons le combat », prône Martine Storti pendant cette première journée très (trop) chargée de l'Université d'été du féminisme.

[edit 17/09/18 10:30 : nous avons supprimé une phrase à la formulation maladroite]