« Ce bébé, je le mérite. » Depuis des semaines, allongée sur le sol rouge de sa cabane, Yorladis attend dans la chaleur moite de la jungle du Guaviare, au sud-est de la Colombie. Elle espère depuis des jours un laissez-passer pour San José del Guaviare, la ville la plus proche, à une heure trente de moto. On lui a dit que là-bas, il y a un dispensaire où elle pourra accoucher. Ça ne devrait plus tarder, l’ancienne guérilléra de 32 ans en est à son huitième mois. Après six grossesses, ce bébé sera son premier enfant.

Une piqûre contraceptive pour chaque guérilléra

Yorladis est tombée enceinte cinq fois pendant ses années dans les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), et ce malgré les règles auxquelles toutes les femmes ont consenti à leur entrée dans la jungle et la surveillance régulière de leurs commandants. Tout au long des cinquante-trois années de la guérilla marxiste, un système de contraception automatique a été mis en place. Les femmes racontent aujourd’hui que des infirmières faisaient chaque mois le tour des campements pour faire une piqûre contraceptive à toutes les combattantes. Un système rodé qui n’a pas toujours fonctionné. La jeune femme confie avoir avorté à deux mois de grossesse, puis à quatre mois, la dernière fois à six mois.

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« J’ai essayé de le garder, dit-elle doucement. Les camarades de ma division étaient complices, ils et elles me soutenaient. Pour garder le secret, quand le commandant passait nous voir, je portais un uniforme ample. Mais un jour, il est arrivé à l’improviste, il a vu mon ventre et m’a envoyée à l’infirmerie pour que je prenne les pilules abortives… J’ai dû pousser, comme pour un accouchement, le bébé était formé. Ensuite, j’ai creusé un trou à côté de ma tente et je l’ai enterré. » La jeune femme pensait pouvoir surmonter cela facilement, mais elle se souvient avoir pleuré au milieu de la nuit sans pouvoir s’arrêter. « Je suis sortie de ma tente, je me suis assise à côté de l’endroit où je l’avais mis en terre et ça m’a apaisée. » Yorladis a vu beaucoup de femmes tenter, comme elle, de camoufler leur grossesse et pleurer pour garder leurs enfants, en vain.

En août 2016, après quatre ans de négociations, un accord de paix entre le gouvernement colombien et les représentants des Farc a été signé, mettant ainsi fi n à un demi-siècle de violences. Cette guérilla, la plus vieille d’Amérique latine, a causé 260 000 morts, 7 millions de déplacés et des dizaines de milliers de disparus. Les 4 900 combattants que comptait la guérilla à la fin – contre 20 000 à son apogée, dans les années 90 – se sont rendus dans les zones de regroupement et de transition déterminées par les accords. Le processus de paix a été entériné le 20 juin 2017, les ex-Farc ont remis leurs armes aux Nations unies. Et des centaines d’anciennes guérilléras ont vite été enceintes.

Les feuilles de bananiers qui servaient de lit

« J’ai eu du mal à laisser mon arme, reconnaît Briyitt, 18 ans. Elle me protégeait, ma vie en dépendait. » Aujourd’hui, Briyitt a un enfant de 9 mois, né d’une relation avec un guérilléro emprisonné. Elle a rejoint avec sa sœur les rangs des Farc quand elle n’avait que 11 ans. Des oncles et des cousins s’y trouvaient déjà. Le père de son enfant n’a jamais cru que ce bébé était de lui. Alors Briyitt l’élève seule, entre la maison de sa famille, qu’elle a retrouvée, et le camp du Guaviare, où une maison est à sa disposition. Pendant les négociations de paix, les combattants se sont installés dans des camps de transition à la vie civile, à proximité des villes. Là encore, des tentes vertes qui se fondent dans la végétation et dans la boue lors des saisons de pluies. Mais des matelas ont remplacé les feuilles de bananiers qui servaient de lit. Jusqu’à l’accord définitif, les réunions avec les anciens commandants se faisaient encore à l’aube. Tous s’installaient alors en file pour écouter les informations du jour, notamment sur l’avancée des négociations, et la distribution des tâches : ceux qui seraient à la cuisine et ceux qui monteraient la garde. Comme dans la jungle, hommes et femmes avaient les mêmes missions : cuisine, lessive, entretien des habitations ou des armes.

Dans cette guérilla marxiste qui comptait 40 % de femmes, tous avaient les mêmes droits et les mêmes devoirs. Seules les potentielles grossesses distinguaient les combattantes des combattants. En juin 2017, les camps se sont ouverts. Les anciens insurgés ont enfin pu aller dans les villes, et les civils dans les camps. Les tentes ont été remplacées par des hébergements en dur, des maisonnettes identiques. Les façades ont parfois été peintes avec des slogans révolutionnaires ou des portraits du Che, de Fidel Castro ou encore de Marulanda ou Cano, leaders historiques des Farc. On aperçoit encore des treillis, mais les noms de guerre ont laissé place aux noms de naissance. Olga est redevenue Angelina, Dayana est Sirlei, Maricela est Luz Mayerli… Et les familles ont pu se réunir.

Elizabeth a grandi dans une zone où les Farc faisaient partie du paysage, passant fréquemment dans son village. A 18 ans, elle a ainsi rencontré Andrés, qu’elle a rejoint au bout d’un an dans la jungle. Comme Elizabeth, elles sont très peu à expliquer leur engagement par des raisons politiques ou idéologiques. Femmes et hommes évoquent plutôt des parcours, Grand reportage rencontres, hasards ou drames de leur vie d’enfant et d’adulte. Un engagement qui n’a pas empêché Elizabeth de transgresser les règles en refusant d’avorter.

« J’avais envie et peur à la fois »

Aujourd’hui, elle raconte comment elle a pu contacter sa mère (Andrés avait accès à un téléphone portable) pour qu’elle récupère son bébé clandestin dans une cabane près de la jungle. Cet enfant d’à peine 3 mois dont elle a dû se séparer et qu’elle a retrouvé. La paix tout juste signée, mère et fils se sont enfin rencontrés. « C’était comme un rêve, confie-t-elle. Je me souviens que c’était un mardi, le 28 février 2017. J’avais envie et peur à la fois. Je ne le connaissais pas, je ne savais pas ce qu’il aimait, ce qu’il n’aimait pas. Et puis très vite, ce fut comme si on avait été ensemble depuis le début de sa vie. Grâce à ma mère qui, en parlant toujours de moi, l’avait préparé à ce moment. » Il est prévu que chaque ancien combattant reçoive une indemnité de 1 800 000 pesos (environ 500 €) par mois jusqu’en août 2019.

D’ici là, ils doivent se faire une place dans la société, qu’ils ont délaissée depuis si longtemps, et y trouver des moyens de subsistance. Dans les campements, devenus des petits villages, la communauté s’est organisée en coopératives. Certains ont ouvert un restaurant, un bar, d’autres ont monté de grandes serres pour se nourrir et, parfois, vendre le surplus. Un avenir incertain, encore plus depuis le 17 juin dernier.

Tout recommencer de zéro

Ivan Duque a alors été élu président. Le candidat avait centré sa campagne sur la modification de l’accord de paix et contre l’immunité accordée aux anciens membres des Farc. En attendant, près de la moitié des ex-guérilléros ont quitté les camps. Certains pour vivre auprès de leurs parents ; d’autres ont choisi de retourner à la campagne pour y cultiver la terre. D’autres encore, plus rares, ont tout recommencé de zéro dans une des villes voisines, en couple parfois, souvent contraints à l’anonymat.

Jairo, 32 ans, a combattu pendant vingt ans dans cette jungle du Guaviare. Ce fleuve qui les nourrit aujourd’hui, avec sa compagne, Dayana, 33 ans, et leur fille Nicole, est aussi à l’origine du drame qui l’a poussé à rejoindre la guérilla. Sa mère et ses sœurs s’y sont noyées. Quelques mois plus tard, il entrait dans les Farc. Il y a rencontré Dayana, engagée depuis ses 15 ans après un bombardement. Blessé, il s’était réfugié à l’infirmerie où elle était en poste. Maintenant, le couple est installé dans la maison du père de Jairo, aujourd’hui mort, le long du fleuve Guayabero. Grâce à leur indemnité, ils restaurent la maison, ont acheté quelques poules et des vaches, et sèment du maïs et de la banane plantain. Le père de Jairo produisait des feuilles de coca, comme beaucoup dans cette jungle, mais les anciens guérilléros n’ont plus le droit, selon le nouvel accord de paix, de cultiver cette plante – à l’origine de la fabrication de cocaïne, qui a longtemps fourni aux Farc des revenus importants. Aujourd’hui, Dayana semble heureuse. Elle a retrouvé Fabian,
le fils qu’elle avait laissé pour rejoindre la guérilla. Il a 19 ans.

La série Colombie:(Re)naître de Catalina Martin-Chico, lauréate du prix canon de la femme photojournaliste 2017, sera exposée à l’occasion du 30e anniversaire du festival Visa pour l’image à Perpignan, du 1er au 16 septembre.

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Enfant né dans un camp de transition

Catalina Martin-Chico

À lui tout seul, cet enfant né dans un camp de transition symbolise le nouveau visage des Farc. Celui de la vie qui reprend avec la paix.

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Yorladis et son compagnon

Catalina Martin-Chico

Yorladis et son compagnon, ex-combattants des Farc, vivent dans le camp du Guaviare. Ils attendent un laissez-passer pour que Yorladis aille accoucher dans un dispensaire.

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Alejandra, 32 ans, allaite le bébé dont elle a accouché toute seule

Catalina Martin-Chico

Alejandra, 32 ans, allaite le bébé dont elle a accouché toute seule dans sa tente. Son compagnon a été tué quelques semaines avant l’annonce de la paix. Elle était enceinte de trois mois.

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Ex-guérilléro devenu père

Catalina Martin-Chico

La paix a également ouvert un nouvel avenir pour les hommes, qui, comme cet ex-guérilléro, peuvent enfin devenir pères.

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Tatiana, Sergio et leur fils dans leur camp

Catalina Martin-Chico

Dans leur camp, Tatiana, Sergio et leur fils Pavel profitent de la pluie tropicale pour se laver.

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Les anciens combattants se lavent ensemble dans ce camp

Catalina Martin-Chico

Même après la paix, les anciens combattants continuent, comme dans ce camp, de se laver en commun. Souvent enrôlés à l’adolescence, ils n’ont connu que ce mode de vie sans réelle intimité.

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