Habituellement, les visiteurs marchent dans le sens qu'ils souhaitent. La visite est libre, on a besoin d'espace, de circuler comme on l'entend pour respirer, pour échapper à la pesanteur du souvenir. Ce vendredi et ce samedi-veille de panthéonisation, on ne se "balade" pas, on fait la queue. On reste groupés. On parle à peine et on parle d'elle. Elle, qui nous attend avec Antoine au bout de cette file en serpent qui longe le cylindre de bronze gravé au nom du Ghetto de Varsovie et de douze camps. Dans cette longue file : des visages émus, des regards émus, beaucoup de femmes, des binômes de femmes. C'est frappant. Mères-filles, grands-mères - petites-filles, sœurs, amies... Deux amies d'une soixantaine d'années discutent d'une autre amitié : celle de Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens, les jumelles contradictoires. Elles ne retrouvent pas tout de suite le nom de famille composé de Marceline. Elles la googlisent, le trouvent, et reprennent leur conversation enthousiaste sur ces femmes inspirantes.

Vidéo du jour

Une autre figure féminine, Béate Klarsfeld, se retrouve dans les conversations que les visiteurs engagent en s’éventant. Il fait anormalement chaud ce week-end à Paris. Depuis le 7 décembre 2017, le musée-mémorial expose des précieux documents du couple qui a reconstitué un annuaire avec des cendres. "De nous deux, c'est Béate la plus fiable et la plus solide. Elle entreprend tout, les plus petites choses et les plus grandes, avec conscience, intelligence et sang-froid." Cette déclaration de Serge Klarsfeld est affichée sur un mur de la dernière pièce à passer avant d'entrer dans la salle où se trouvent les cercueils de Simone Veil et de son époux. Grâce à cette exposition éphémère, Béate Klarsfeld nous tient la main jusqu'à notre dernier au revoir à Simone Veil. Comme pour souligner la force des convictions des grandes femmes. C'est presque inspirant et revigorant au milieu du deuil.

Larmes et prières en phonétique 

On peut entrer cinq par cinq. C'est dingue ce monde. Devant l'étoile de David en marbre noir, tombeau symbolique de six millions de Juifs morts sans sépultures, celles d'Antoine et Simone Veil. Le concret, l'actualité, se heurtent à l'Histoire difficilement réalisable. Alors des femmes pleurent, des hommes fixent leur écran de smartphone qui affichent la prière hébraïque du kaddish en phonétique. Ils expliquent la réciter pour respecter le souhait de Simone Veil, qui déclarait en 2005, "Tous deux [son père et sa mère, ndlr] sont morts en déportation, me laissant pour seul héritage ces valeurs humanistes que pour eux le judaïsme incarnait. De cet héritage, il ne m’est pas possible de dissocier le souvenir sans cesse présent, obsédant même, des six millions de juifs exterminés pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Six millions dont furent mes parents, mon frère et nombre de mes proches. Je ne peux me séparer d’eux. Cela suffit pour que jusqu'à ma mort, ma judéité soit imprescriptible. Le kaddish sera dit sur ma tombe."

L'écho des voix des disparus 

Quatre hommes, deux de chaque côté des cercueils, droits et immobiles comme des gardes de la Tour de Londres, injectent du solennel dans l'hommage moins médiatisé que celui du lendemain. Dans la crypte résonnent les voix de deux femmes qui citent tour à tour les noms des disparus. Si l'on veut se recueillir en silence, on ne peut pas. Pas de travail de mémoire, c'est la mémoire qui nous travaille. Elle nous oblige à nous rappeler que Simone Veil, c'était Une vie, parmi six millions. Les noms des morts sans stèles pénètrent celle de Simone Veil avant son départ pour le Panthéon. "Ceux qui ne sont pas revenus, mais aussi ceux qui sont revenus malades, ceux qui sont revenus et n'ont pas parlé, ceux qui sont revenus et ont témoigné, ceux qui sont revenus et leurs enfants, sont entrés au Panthéon avec elle", pense Jocelyne Savard, biographe de l'Académicienne et auteure de "Simone Veil, la force de la conviction" (l'Archipel).

Ceux qui ne sont pas revenus, mais aussi ceux qui sont revenus malades, ceux qui sont revenus et n'ont pas parlé, ceux qui sont revenus et ont témoigné, ceux qui sont revenus et leurs enfants, sont entrés au Panthéon avec elle.

Puis on doit sortir. Il y a encore une foule en file qui attend dehors. On jette un dernier coup d’œil au portrait encadré du couple. On pense à leur 67 ans d’histoire d’amour, à leurs enfants, aux enfants présents en nombre pour leur rendre hommage et qui représentent la transmission souhaitée par l'Immortelle. "Quand Simone Veil parlait aux enfants, aux adolescents, quand elle témoignait dans les écoles, elle se donnait complètement. Mais avec douceur. À la hauteur des enfants. Sans leur faire peur", se souvient sa biographe.

Il n’y a qu’une sortie possible, exceptionnellement, en ce week-end un peu spécial pour le Mémorial, celle par le Mur des Noms aux pierres lumineuses marquées des noms des déportés et de leur date de naissance. Cette liste donne le vertige. Mais il faut trouver Simone, prendre le temps de la trouver et de la saluer une dernière fois, avant de quitter le lieu et qu'elle le quitte à son tour, pour le Panthéon. La voilà. Entre Yvonne et Madeleine. Entre sa mère et sa grande sœur. "Simone Jacob, 1927."