Certains paysans les appellent les vaillantes. Dans le Haut-Béarn, patrie du vieux berger taiseux à béret, on se méfie plutôt de ces filles de la ville qui jouent à la bergère. Bon, on se méfie encore plus des « pelluts », ces poètes qui rêvent d'un retour mystique à la nature. Et de ces néoruraux qui voudraient bien interdire aux cloches de sonner tous les quarts d'heure au village.

La traite, c'est horrible. T'as les mains en sang, ça fait un mal de chien.

N'empêche, la méfiance envers les bergères s'accroche, mais le respect progresse. Car elles sont de plus en plus nombreuses dans les trois vallées d'Aspe, d'Ossau et du Barétous : soixante-dix, sur les trois cents bergers transhumants. « C'est depuis qu'il y a l'électricité et des sanitaires dans les cabanes d'estives », jasent les vieux.

Un milieu sexiste

En attendant, elles ont à peine 30 ans, elles le font ce boulot impossible. Et escagassent au passage un machisme bien ordonné. « C'est rude, faut y aller, reconnaît Clémence Machado. La traite, c'est horrible. T'as les mains en sang, ça fait un mal de chien. »

Sa cabane est sur le plateau de l'Ansabère, en vallée d'Aspe, à 1500 m d'altitude. C'est le début de l'été, même la montagne capitule, accablée de chaleur. Pas la bergère en short et débardeur, qui s'accroche à la pente et grimpe à toute vitesse, le pied sûr, en appui sur son bâton. « C'est dur, mais les muscles s'adaptent. » Plus haut, très haut, le fleuve laiteux du troupeau sinue paisiblement vers les crêtes. C'est la troisième estive (trois mois pendant lesquels les bêtes paissent en haute montagne) de Clémence dans cette cabane.

Vidéo du jour

Elle se souvient de son arrivée, sans personne, dans la haute solitude, il y a trois ans. « Premier jour : dans le blanc. » Le blanc ? « Le brouillard ! Je ne la connaissais pas cette montagne, j'y voyais rien. Tu entends les cloches de tes brebis, tu crois qu'elles sont sur la droite ; mais non, elles sont à gauche ; tu ne sais pas si tu avances ou si tu recules, l'écho te trompe, tu comprends rien. Et surtout tu flippes à mort. Si tu en perds une… »

« La villa des privés d'amour »

Dès que le ciel s'est levé, Clémence est remontée établir sa topographie personnelle. Ce rocher, cet arbre tordu, identifier des points de repère. En prévision. Les brebis calées sur leur immuable parcours, elle redescend à toute allure préparer le fromage dans le « laboratoire » – deux réchauds à gaz, un évier et un tuyau pour nettoyer au jet – aménagé dans la « villa des privés d'amour ».

Marcel Etcheverry, berger sans terre de 63 ans, passe toute l'estive seul dans cette grande cajula (cabane, en béarnais) de pierres sèches, cinq mètres au-dessus de celle de Clémence. Chauffer le lait à 30 °C, le faire cailler, jeter la brisure et le ferment dans le chaudron, mettre sous presse dans les moules pour évacuer le petit-lait, la voix de Bob Dylan qui s'échappe de la radio de Marcel rythme les gestes millénaires.

Mes copains aujourd'hui courent les expos, guettent les sorties de films et les concerts, mais pour quoi faire ?

Dehors, assis sur un banc en plein cagnard, le berger, aussi statique que les rochers alentour, bouquine – « une connerie, » grogne-t-il. « Voulez du café ? » On va rincer les verres, mais Clémence s'est déjà repliée dans sa cabane, en contrebas. La jeune femme de 26 ans et le vieux berger partagent le labo et les sanitaires de la « villa », c'est à peu près tout. En paysannerie, trois mois de voisinage à peu près pacifique et taiseux, c'est déjà pas mal.

Clémence a appris son métier de bergère sur le tas, en deux estives avec sa sœur Camille, bergère à Lescun depuis 2010, alors qu'elle finissait son BTS environnement. Fille d'un sommelier et d'une serveuse, elle a grandi à Villefranche-sur-Saône, vécu les jours d'une adolescente qui fait la fête. Une vie à laquelle elle a renoncé. « Mes copains aujourd'hui courent les expos, guettent les sorties de films et les concerts, mais pour quoi faire ? » Ce qu'elle voulait, elle, c'était être dans la nature. « Mon premier patron m'a dit un jour : “T'es vaillante” – le compliment ultime. »

« Tu fous la honte à la profession »

On estime à trois mille le nombre de bergers en France. Quatre écoles et divers organismes forment chaque année de nouvelles recrues, 80% de citadins, de plus en plus de filles. Alors que les vieux paysans ne veulent pas transmettre aux « étrangers », combien d'entre elles pourront s'installer ? À raison de quatre-vingts heures de travail par semaine payées au smic, ni Clémence ni sa sœur ne voulaient rester salariées.

« Mais trouver une terre ici quand tu n'es pas locale relève de l'impossible. Si en plus tu as fait des études, c'est carrément mal vu », déplore Clémence. Les mots de Camille reviennent cogner comme en écho sur les pics dénudés : « Ce que je me suis pris dans la gueule en sept ans ! Il y a quatorze paysans au village, je suis tous allée les voir. “Tu nous foutras pas dehors de chez nous ! Tu fous la honte à la profession, trouve-toi un berger.” Pour ne pas leur faire concurrence, j'ai choisi d'élever des chèvres. J'aurais élevé des lapins, ils m'en auraient quand même voulu. Mais j'ai une grande gueule. »

J'aurais élevé des lapins, ils m'en auraient quand même voulu. Mais j'ai une grande gueule

L'un des avantages du monde rural pour une fille célibataire, c'est le surnuméraire de garçons. Les sœurs Machado se sont rapidement casées avec des gars du village, des gars de la même famille. Le compagnon de Clémence, héritier de la ferme familiale dans la vallée, se voyait bien s'associer avec sa bergère. Elle a dû suivre une formation théorique de six mois, souscrire un emprunt et bénéficier d'aides publiques pour racheter les parts de son beau-père dans l'exploitation.

Faire ses preuves

Depuis, prouver qu'elle est à la hauteur est son obsession. « J'arrive pas à lâcher, j'aimerais bien. » Elle rêve de faire l'estive avec Camille. Celle-ci vient enfin d'acheter une terre à un « étranger », héritée de ses grands-parents. L'ingénieure en écologie et biodiversité a-t-elle payé pour son passé de défenseuse de l'ours ? Aujourd'hui, elle plaide contre sa réintroduction : « La cohabitation n'est pas possible. »

On regarde les boules de laine crème paisiblement éparpillées sur la pente, on se dit qu'elles ne risquent rien. Tout à l'heure, Clémence va monter les garder ; ça prévient les risques, et leur envie d'aller voir si l'herbe est plus verte ailleurs. Chaque soir elles redescendent dormir près de la cabane, protégées par une clôture électrifiée.

Je peux passer trois jours sans parler à personne

« Je fais des frites ? » propose la jeune femme. Alors qu'on l'aide à peler les patates, un gamin en randonnée tournicote : « Il est où le berger ? » Clémence rigole : « C'est tous les jours. » Dans la cabane, l'huile frémit dans la friteuse. La tanière de la bergère est cosy : un lit double, une guirlande multicolore, des livres et des DVD, Nos jours heureux, Orgueil et préjugés, American beauty. Et sur les étagères, des conserves maison. Mais fin septembre, Clémence va trouver le temps long. Même capter du réseau demande un effort, il faut grimper, encore. « Du jour au lendemain, la montagne est vide, je peux passer trois jours sans parler à personne. Il suffit que les brebis aient été un peu cons, que le temps soit pourri, je ressasse. »

Alors qu'on admire la solidité de Clémence face à la solitude, on se demande comment les filles de la cabane Cap de Pount, dans la vallée d'Ossau voisine, survivent à la promiscuité. Neuf personnes dont trois enfants dans douze mètres carré , c'est de l'héroïsme. « Oui, c'est le plus dur », confie Laure Foueillassar, bergère saisonnière.

Formée à l'architecture d'intérieur à Grenoble, elle a entamé un tour du monde du pastoralisme. En septembre, elle partira chez les bergers du Ladakh, au nord de l'Inde.

Vocation

Ce métier, « l'un des plus vieux du monde », elle l'a dans le sang : « Mon arrière-grand-père était berger ici. » Laure dort dans la mezzanine avec Isa, bergère à son compte, et son fils Nils. Le fromage d'Isa est arrivé en deuxième position à la Fête du fromage. Cette grande gueule hypersensible ne s'en est pas vantée, on l'a appris par hasard. Pierre Craveiro, le patron de Laure, a une chambre minuscule mais séparée. Il la partage avec son cousin de 13 ans.

« C'est comme ça, l'estive, on s'y fait. L'an dernier, j'étais le seul mec au milieu de trois filles qui passaient leur temps à s'engueuler. Avec Laure, on gardait le nez sur notre chaudron. »

Dans une cabane, dix minutes plus haut, Diane Warion, bergère salariée, a cinq colocataires : son patron, la femme de celui-ci et trois ados. C'est sa dernière estive en Béarn. En septembre, cette jeune femme prudente quitte la vallée pour s'installer ailleurs, probablement dans les Landes, avec son compagnon, reporter de guerre. Cette fille de viticulteurs propriétaires à Saint-Emilion, a grandi à Bordeaux. « À 16 ans, j'ai voulu arrêter le lycée pour devenir bergère. Mais dans mon milieu on fait des études. Alors j'ai fait des études : un BTS viticulture œnologie, puis quatre années à l'école supérieure d'agriculture, et enfin un certificat de spécialisation ovin. » Sur les mains fines pleines d'ampoules, l'éclat discret d'une bague Mauboussin.

Une petite fille, Louve

Comme ses vaillantes voisines, Diane enquille des journées de plus de quinze heures. Chaque jour à 5h30 ou 6 heures, elles traient les brebis, font le fromage, emmènent les bêtes en garde dans la montagne, redescendent, traient à nouveau, mangent et, à 22 heures, vont se coucher. Une fois par jour, elles descendent leurs fromages (ossau-iraty) au saloir dans la vallée, pour l'affinage. Pendant la garde, elles lisent, dessinent, téléphonent. Et cavalent entre les ravines. Parfois, quand le temps est pourri, qu'elles sont au bout de leurs forces, trempées, transies, que les brebis leur en font voir, elles pètent un câble. Se demandent ce qu'elles font là. Puis un rayon de soleil crève le plafond, et elles savent pour quoi, pour qui. Ces foutues brebis, qu'il faut ramener saines, sauves et bien nourries.

Depuis avril, cent trente brebis ont été tuées dans la vallée d'Ossau

L'orage n'est pas passé loin, l'heure de la traite approche, les filles se dépêchent de faire redescendre les brebis. Autour des cabanes, les cochons se goinfrent, vaches et chevaux sauvages battent le pavé, piétinant avec application les iris sauvages et la réglisse, le ruisseau chante en continu, un éden où le danger rôde. Au printemps, le loup est revenu. Depuis avril, cent trente brebis ont été tuées dans la vallée d'Ossau.

Alors que les éleveurs accusent le loup, espèce protégée, les autorités prétendent que ce sont des hybrides, chiens croisés avec des loups. Mensonge, affirme la bergère Clémence. « Ils savent qu'on a le sang chaud et qu'on ne veut pas du loup, alors ils nous baladent. » Il y a aussi des chiens errants devenus sauvages. En tout cas, la colère gronde chez les bergers.

Début juillet, une centaine de personnes, éleveurs et maires de la vallée, ont organisé une battue illégale, tirant çà et là quelques coups de fusil. Quant à l'ours, sa présence fait polémique dans la montagne depuis que le ministre Nicolas Hulot veut adjoindre deux femelles aux deux mâles fouraillant dans le département. Une déclaration de guerre pour les éleveurs, qui voudraient bien que tous ces « écolos bobos » foutent la paix à leurs brebis. Une aubaine touristique et économique, pour la quinzaine d'éleveurs pro ours qui marquent leur fromage de l'empreinte du plantigrade.

L'an dernier, Diane a travaillé en estive jusqu'à cinq mois et demi de grossesse. Elle a donné naissance à une petite fille, Louve.

Les locaux ne la loupent pas : « C'est Ours son deuxième prénom ? »

La bergère dit que les brebis lui ont appris le lâcher-prise. Alors que le troupeau descend pour la traite, une brebis s'effondre près d'un rocher. Diane crie, secondée par son chien qui mordille les jarrets de la bête afin qu'elle se relève. Rien. La jeune femme attrape la brebis à bras-le-corps, près de 100 kg, pour la remettre debout. Pas blessée du tout, l'autre file comme une fusée vers l'enclos. Quand leurs brebis vont bien, les vaillantes vont bien.