C’est un terme qu’on utilisait naguère pour parler du nombre de victimes d'un tueur en série, ou pour compter les morts en temps de guerre. 

Mais aujourd’hui, le "body count" s’est mué en une énumération sexiste, puisant sa force dans la pop culture et les réseaux sociaux. 

Souvenez-vous d’Anna Faris en héroïne de (S)ex List (2011), qui, via un article de presse, découvre que les femmes ayant eu plus de vingt partenaires sexuels restaient célibataires toute leur vie. C’est finalement son voisin, campé par Chris Evans, qui se trouvera être le vingtième et… le bon, validant la théorie bancale sur le gong. Ou encore de John-David, le "tombeur" de la saison 2 de Secret Story (TF1), et de ses 780 conquêtes à son "tableau de chasse". 

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Des exemples finalement très parlants, qui transcrivent la criante différence de traitement entre le body count des femmes et celui des hommes. Quand la première sera bientôt "périmée", indigne de l'amour vrai, car elle aurait trop papillonné, le second est glorifié, érigé comme mâle alpha de référence. 

Une rhétorique sexiste qui jouit actuellement d'une visibilité effrayante sur les réseaux sociaux, se faisant même l’argument de mouvements anti-féministes réclamant plus de contrôle sur le corps des femmes. 

Le body count ou l'intimité banalisée 

Sur Tiktok, l’influenceur Ugo Original fait des millions de vues en filmant des micro-trottoirs, pour lesquels les participant.es doivent répondre à des questions plus gênantes les unes que les autres.

Parmi les plus populaires, une interrogation revient : "tu penses que c’est quoi son body count ?", qu'il lance à un.e passant.e, lui montrant la photo d’une personne qu'il/elle ne connaît pas. Un "jeu" visionné par plus de 1,8 millions d’abonnés. 

@ugoriginal (Pt.2) Ca tire à balles réelles ?? #bodycount ? son original - ugoriginal

"Ce sont des TikToks qui tournent beaucoup, parce que c’est censé être drôle, mais moi ça me gêne un peu", confie Adrien*, 19 ans et étudiant. 

Sorti du lycée il y a peu, le jeune homme admet que ces discussions autour des décomptes personnels sont monnaie courante dans son groupe d’amis. Pudique, lui a "du mal" avec cette idée de "coucher pour coucher", et encore plus avec celle de lister le tout. 

"J’ai certains potes qui le demandent cash à la fille au premier date. C’est devenu très banal de parler directement de l’intime", poursuit-il. 

Un constat que fait également Amal Tahir, coach en neurosciences spécialisée en relations amoureuses et en sexualité positive et autrice de différents ouvrages, dont Aimer Sainement (Ed. Leduc). "Oui, c’est typiquement une question qui se retrouve rapidement dans le rendez-vous amoureux", confirme-t-elle.

L’homme est un séducteur, la femme est une fille facile

Si la popularisation du terme anglophone est relativement nouvelle, la question qui se cache derrière n’est, elle, pas récente. 

"J’en ai entendu parler quand j’étais en sixième. On remarquait déjà une connotation différente quand on évoquait les conquêtes des filles et celles des garçons", se remémore Ève*, 28 ans, salariée du tourisme. 

Ce n’était pas des reproches frontaux, mais des petites piques. Des ‘ah oui, quand même’.

La jeune femme évoque une "réprobation implicite" quand le décompte était "élevé" et qui se comprenait comme : l’homme est un séducteur, la femme est une fille facile. 

Au fil des années et des relations, Ève a également fait les frais de ce double standard"Ce n’était pas des reproches frontaux, mais des petites piques. Des ‘ah oui, quand même’. Ça a pu créer des complexes chez certains de mes partenaires, parce que je paraissais ‘trop exigeante’ dans le sexe. C’est vite culpabilisant". 

D’autant qu’avec le temps et les expériences, compter ne s’impose pas comme un choix logique pour la jeune femme. "Perdre le fil m’a déjà été reproché. On me répondait : 'mais il y en a eu tant que ça ?' sur le ton de l'humour, mais ça ne l'était pas". 

Un décompte qui s'impose comme un double-standard 

Même son de cloche du côté d’Émilie, 34 ans, journaliste audiovisuel. "Je ne dis plus mon body count. D’ailleurs, je ne le connais même plus", annonce-t-elle d’entrée. 

Tout comme Ève, la trentenaire a aussi essuyé des remarques, de la part de plusieurs partenaires. "J’ai déjà choqué en donnant le chiffre et s’en suivait alors un tas de questions, juste pour un plan d’un soir". 

On m’a souvent dit : 'ah, mais maintenant les filles vous êtes comme les mecs'. 

"Ça les dérange, parce qu’ils veulent être les seuls pour toi, parce que la virginité est associée à la pureté chez les femmes. On m’a souvent dit 'ah, mais maintenant les filles vous êtes comme les mecs'. Parce que la sexualité est encore purement mâle. Ça touche à une masculinité fragile, toxique, parce que si tu as autant d’expérience qu’un mâle alpha, il perd son pouvoir".

"Quand on reçoit des reproches, c'est parce que le mec a un problème d'égo et un autre avec la sexualité féminine", abonde Ève. 

Et Amal Tahir plussoie. Généralement les hommes ne sont jamais gênés de partager leur body count, qu'ils vont même souvent gonfler. "Alors que les femmes ne le font plus, car elles savent qu’elles peuvent être jugées dessus et cela peut créer une anxiété du dating".

Généralement d'ailleurs, elles ne sont pas crues, comme le souligne la spécialiste des relations amoureuses. Dans ses vidéos sur le sujet, Ugo Original use de la "règle de 3" quand une femme lui donne son body count. "Parce que les filles n'aiment pas dire le vrai chiffre", il faudrait donc systématiquement multiplier leur réponse pas trois. 

Une tendance révélatrice de croyances patriarcales ancrées

Parce que le body count n'est pas "que" gênant et problématique. Il révèle aussi beaucoup de croyances ancrées dans notre société patriarcale. Notamment des idées déterministes (et biologiquement fausses).

"L'idée selon laquelle les hommes ont des besoins, quand nous on en a pas", cite notamment Émilie. En effet, selon une étude INSERM de 2007 (dernière grande enquête nationale en date), 73 % des femmes et 59 % des hommes, adhéreraient à la phrase : "par nature, les hommes ont plus de besoins sexuels que les femmes".

Pourtant, des travaux de recherche menés en 2016 et publiés dans le journal de l'American Psychological Association ont montré que "les hommes ne percevaient pas les signaux du désir des femmes et sous-estimaient donc celui-ci. Elles avaient plus envie qu'ils ne le pensaient, mais ne le manifestaient pas assez clairement pour qu'ils le ressentent selon eux".

Pour Amal Tahir, les réactions qui entourent le débat du body count illustrent ce besoin sociétal d'avoir "la main sur la sexualité féminine" et de contrôler "ce que les femmes font avec leurs corps"

L'illustration parfaite du manque d'éducation sexuelle 

Et si la question a été posée moult fois par mes soins, aucun homme n'a exprimé son intérêt pour le body count d'une partenaire (ou m'a assuré vanter le sien). 

À l'image de Baptiste*, journaliste de 26 ans. "Pour moi, ce n’est pas important, du moins, spontanément ce n’est pas quelque chose auquel je vais penser. Ce qui m’intéresse, c'est le présent, je ne vais pas sonder le passé. C'est quelque chose que j'ai vu plus jeune, avec des garçons qui 'enchaînaient' les filles pour bénéficier de cette image de mâle alpha. C'est une posture d'ado mal dans sa peau", commente-t-il.  

Pourtant, ceux à la posture d'ados sont largement présents sur les réseaux sociaux, où les fausses informations et les stigmatisations vont de bon train. Notamment sur X où l’on voit régulièrement des tweets expliquer que plus une femme a de rapports sexuels avec des hommes différents, plus son vagin se "déforme". 

Si ces posts sont surtout l'illustration d'un criant manque d'éducation sexuelle - et de connaissance de l'anatomie féminine - il est toujours bon de rappeler qu'il ne s'agit ici que de mythe.  

"Rien ne prouve que les rapports sexuels provoquent un relâchement du vagin au fil du temps. Le vagin est temporairement plus ouvert avant, pendant et après les rapports sexuels. C'est un peu comme si la bouche s'étirait pour bailler ou manger, puis reprenait sa forme habituelle", résume Medical News Today

De son côté, Amal Tahir ajoute que "si un bébé peut passer, ce n'est pas un pénis qui fait peur à la nature humaine".

Du pain béni pour les discours anti-féministes

Le problème, c'est que ces mythes et autres réactions misogynes en lien avec le body count des femmes bénéficie aux discours d’extrême droite, qui visent à contrôler le corps des femmes. 

Dans une vidéo TikTok postée le 12 mai 2023, Thaïs d'Escufon (ancienne porte-parole de Génération identitaire) prétend que "plus une femme a multiplié les expériences, moins elle produit d'ocytocine, et moins elle est apte à s'attacher durablement à un homme". Les femmes devraient donc prêter grande attention à leur body count, sous peine de rester seules, à vie. 

@thaisdescufon Qu’est-ce que le body count et pourquoi tu dois y prêter attention ? ?? #bodycount #fyp #pourtoi #thaisdescufon #relationshommesfemmes ? son original - Thais d’Escufon officiel

Si la chimie amoureuse est complexe, il s'agit là d'une fake news, comme le démontre Marcel Hibert, professeur émérite de chimie organique à la faculté de pharmacie de l'Université de Strasbourg, dans un article pour France Info. "La production d'ocytocine n'est pas réservée aux femmes", l'argumentaire de Thaïs d'Escufon est donc "complètement fantaisiste et ne repose sur aucune donnée scientifique". 

Aux États-Unis aussi, ce type de discours est utilisé par les détracteurs des féministes. "Cela fait partie d'un projet régressif plus large qui soutient que les femmes ne devraient pas bénéficier des mêmes libertés que les hommes, en l'occurrence en affirmant que les femmes qui ont des relations sexuelles avec plusieurs partenaires valent moins que celles qui n'en ont pas", résume Callum Hood , responsable de la recherche au Center for Countering Digital Hate, auprès du magazine Dazed.

Body count : faut-il en parler dans le couple ? 

Mais, loin des réseaux sociaux et dans l'intimité du couple, faut-il parler de son body count ?

Si Émilie décide désormais de garder le silence, Ève pense qu'il est important d'en discuter avec son partenaire, "même si ce n'est pas un sujet central". 

"La discussion peut dédramatiser le complexe de la personne par rapport à des relations passées. C'est aussi l'occasion d'évoquer ce qu'on aime ou pas dans la sexualité. Mais il faut être ouvert et bannir les comparaisons", liste la jeune femme. 

Pour Amal Tahir, si la question arrive trop vite dans la relation, on peut y voir un red flag. "Ce n’est pas une bonne idée de s’engager dans une relation avec ce type de personnes, car on n'en tire rien. Demander à quelqu’un ce qu’il aime dans la sexualité, c’est pertinent, mais demander le body count, qu’est-ce que ça dit concrètement ? Tu peux avoir couché avec des centaines de personnes et ne pas du tout avoir appris dans la sexualité".

Dans le couple, si l'interrogation se pose, mais que le jugement n'est pas invité à la table des discussions, alors "le dialogue peut être intéressant". Autrement, la relation naissante ne vaut sûrement pas votre temps. Car alors, "le risque est de ne jamais se sentir soi-même, d'avoir toujours besoin de se justifier ou de cacher ces choses sur soi", appuie la sexothérapeute.