Pendant les débats sur la réforme de la sécurité sociale, deux questions dominent dans les discussions autour de la machine à café. Les critères de pénibilité seront-ils pris en compte, après qu'Emmanuel Macron en a fait retirer quatre en 2018 (la manutention manuelle de charges, des postures pénibles, des vibrations mécaniques et de l'exposition aux risques chimiques) ?

Et les femmes - bien plus concernées que les hommes - en congé maternité et en temps partiels, ne seraient-elles pas (encore plus) perdantes, dans cette histoire ? Mais un sujet reste cantonné quant à lui aux oubliettes : la pénibilité du travail des femmes

Les conditions de travail sont arrivées très tard dans la lutte pour l’égalité au travail, bien après le salaire égal, dont la première loi en promettant l’application est votée en décembre 1972.

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“Mais les choses avancent : aujourd’hui, on a pourtant l’obligation d’avoir des indicateurs sur les conditions de travail genrées dans les entreprises, avec des indicateurs sexués”, soutient Séverine Lemière, maîtresse de conférence en sociologie à l’Université Paris Cité et membre du Réseau Mag. Avec sa collègue Rachel Silvera, elles sont à l’origine d’une grande consultation sur la pénibilité des emplois très féminisés (les métiers du lien et du soin)

Entre 2021 et 2022, elles ont interrogé près de 7000 professionnelles pour connaître leur quotidien. Infirmières, aide-soignantes, sage-femmes, aides à domicile, professeures des écoles, éducatrices spécialisées, assistantes sociales, auxiliaires de puéricultures ou assistantes maternelles. Si ces métiers ont des niveaux de formation et de salaire différents, s’ils existent à la fois dans le secteur privé et public, s’ils sont en contact avec des publics divers (enfants, personnes vulnérables, en perte d’autonomie, en situation de handicap, etc.), tous témoignent d’une pénibilité non reconnue : 97% des professionnelles disent que leur métier est dur sur le plan émotionnel, et 84% sur le plan physique.

Des métiers qui se situent dans le prolongement du travail domestique

“Nous avons conclu que les métiers du soin et du lien cumulaient trois exigences”, affirme Séverine Lemière.

“La pénibilité physique (67% des professionnelles interrogées assument des charges physiques contre 41% des personnes en emploi en France, ndlr), temporaire (43% des professionnelles disent travailler entre 18h et minuit, et selon l’enquête Conditions de travail de la DARES de 2019, elles ont trois fois plus de chance de travailler le dimanche, ndlr), et émotionnelle (94% des professionnelles déclarent faire face à la souffrance des autres et 89% doivent cacher leurs émotions au travail, ndlr)”.

On ne fait pas le ménage dans une vingtaine de chambres d’Ehpad comme on fait le ménage chez soi.

Selon la sociologue, c'est aussi parce que ces métiers se situent dans le prolongement du travail domestique que les compétences professionnelles qu’ils requièrent ou les pénibilités associées ne sont pas reconnus à leur juste valeur : “or, on ne s’occupe pas de dix enfants des autres comme de son propre enfant, on ne fait pas le ménage dans une vingtaine de chambres d’Ehpad comme on fait le ménage chez soi”, explique-t-elle.

Charges lourdes, postures pénibles : une pénibilité invisibilisée aux lourdes conséquences

Les sociologues se sont concentrées sur plusieurs critères souvent associés à des métiers masculinisés et qui sont invisibilisés dans les métiers pratiqués majoritairement par des femmes. Les postures pénibles, par exemple : “les personnels de la petite enfance doivent s’asseoir sur des chaises de trente centimètres de haut, être à genoux toute la journée”.

Mais aussi les charges lourdes : “les aides soignantes à l’hôpital qui portent les personnes âgées”, l’exposition aux produits chimiques “les produits nettoyants ou les déchets humains peuvent présenter des risques pour la santé à court ou moyen terme”, soutient la sociologue qui insiste sur le cumul propre aux métiers féminisés : “assistante sociale, prof, aide soignante, infirmière, ce sont des métiers où l’on est sans cesse interrompue, tout le temps en train de répondre à un enfant, une personne malade, âgée ou en détresse, à un supérieur. On a une très grande responsabilité sur les épaules, qui touche à la sécurité des autres”. 

Pour faire reconnaître une blessure, une pathologie, la prise en compte de la pénibilité au travail, mieux vaut être maçon que sage-femme devant les professionnels de la médecine du travail, car les facteurs de risque au travail sur la santé des femmes sont également sous-évalués. Par exemple, les hôtesses de caisse soulèvent environ une tonne de marchandise par heure, mais ne se voient pas toujours reconnaître le port de charges lourdes.

Et cela a de véritables conséquences en termes de santé publique : d’après un rapport de 2020 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, "les femmes encourent plus de risque de troubles musculo-squelettiques TMS (54 %) que les hommes (46 %). Les risques sont trois fois plus importants dans les catégories les plus confrontées à la précarité, employées et ouvrières".

L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) a constaté, entre 2001 et 2019, une baisse de 27% des accidents du travail chez les hommes… mais une hausse de 41,6 % des accidents du travail chez les femmes sur la même période. Le nombre d’accidents du travail des aides à domicile (à 95% des femmes) est passé de 10022 à 21082 entre 2009 et 2019. Les maladies professionnelles ont, elles, explosé de 158,7 % chez les femmes entre 2001 et 2019.

À travail égal, salaire égal ?

Le 21 mars dernier, des dizaines de députés de la Nupes ont déposé un projet de loi visant à reconnaître le travail des femmes et sa pénibilité. Il prévoit, entre autres, le retour de la prise en compte (notamment pour les droits à la retraite) des quatre facteurs de risques et crée de nouveaux critères liés aux contraintes émotionnelles fortes inhérentes, par exemple aux métiers du lien, du handicap, de l’éducation, et du soin.

Selon Sarah Legrain, députée de Paris (Nupes), cette proposition de loi vient d’un constat d’échec : “on a déjà des lois qui permettent de contrôler les conditions d’égalité de traitement entre les emplois des femmes et ceux des hommes… mais les entreprises parviennent toujours à passer entre les mailles du filet”.

Le texte se veut historique, à l’image de ce que fut la loi sur l'équité salariale adoptée par le Québec en 1996. Cette loi se base sur l’adage “à travail égal, salaire égal” sur lequel repose ordinairement les politiques d’égalité salariale. Mais que veut dire “travail égal” quand il ne s’agit pas de postes similaires ? La loi québécoise permet, dans chaque entreprise, de comparer réellement les conditions de travail, le salaire et les pénibilités, des emplois majoritairement pourvus par des femmes et par des hommes. Les responsabilités assumées, les qualifications requises, les efforts en jeu (qu’ils soient physiques ou mentaux) et les conditions de l’exercice (environnement physique et psychologique).

Comprendre comment les femmes sont pénalisées au travail

Cette loi avait permis de comprendre combien certaines professionnelles étaient pénalisées par rapport aux travailleurs masculins : les infirmières avaient vu leur salaire revalorisé et augmenté de près de 5500 dollars par an, après le vote de cette loi. En France, Séverine Lemière et Rachel Silvera avaient comparé deux emplois équivalents en termes de niveau d’études et de responsabilités : les sages-femmes et les ingénieurs hospitaliers. Aux premières la triple pénibilité (horaire, émotionnelle et physique) et aux deuxièmes un salaire supérieur de 104 à 577 euros par mois et des perspectives de carrières (et donc de salaire) bien supérieurs.

Les femmes font du travail non rémunéré depuis des millénaires.

“À chaque fois que l’on a interpellé sur cette proposition de loi, on a senti une vraie résistance du côté de la majorité : cela supposerait une revalorisation salariale d’un très grand nombre de salariées”, souligne la députée Nupes qui n’a pas peur de remonter le temps pour expliquer la raison de cet angle mort généralisé. “Les femmes font du travail non rémunéré depuis des millénaires, les métiers du soin ont été pratiqués gratuitement par les religieuses, les tâches domestiques ou d’éducation ont été dévolues aux femmes au foyer… Aujourd’hui, on peut aussi constater que plus un métier se féminise, plus il se précarise (comme la santé, l’éducation…)”.

Si la loi québecoise a permis d’amorcer un véritable changement de culture, la députée espère qu’au mieux, la proposition de loi ne sera pas traitée avec mépris : “on la met sur la table en 2024, mais je pense qu’il y aura une vraie résistance, car ils sont nombreux à anticiper le coût de milliers de salaires revalorisés”. 

Reconnaître la pénibilité invisible : de l'importance de connaître ses droits

En attendant que les choses se règlent au niveau national, la pénibilité du travail des femmes doit aussi être prise en compte au niveau individuel.

Marie Océane Gelly est avocate spécialisée en droit du travail, basée à Nantes. Après avoir constaté que nombre de ses clientes n’étaient pas armées face à leur quotidien au travail (inégalités salariales, discriminations en retour de congé maternité, harcèlement moral et sexuel…), elle a cofondé, il y a quelques mois, l’association Travailleuses (moins d’embûches pour les bûcheuses).

Avec sa partenaire, elles ont mis en ligne un site internet avec de nombreux outils pour comprendre le droit du travail, les différents recours que les travailleuses peuvent avoir, les interlocuteurs à même de les aider. Elles proposent aussi régulièrement des rencontres autour d’un sujet concernant les droits des femmes au travail. 

La pénibilité est l’une des questions qui lui vient le plus souvent aux oreilles dans son cabinet et qu’elle a voulu adresser en organisant une rencontre autour des métiers du “care”.

“Je constate qu’il y a plus de risques psychosociaux dans ces métiers que dans les métiers occupés principalement par des hommes. Lors de cette rencontre, par exemple, j’avais le cas d’une aide soignante en Ehpad qui s’occupait de personnes vieillissantes qui vont vous insulter, tenir des propos racistes. Vous n’allez pas vous en plaindre, vous ravalez, vous n’êtes pas en mesure de faire reconnaître la pénibilité physique et mentale du métier parce que vous la minimisez, la relativisez”. 

Contrer l'absence de cadre pour se préserver au mieux 

L’avocate fait donc un gros travail au quotidien pour mettre les choses au bon endroit. 

“Les employeurs ont une obligation de sécurité et de résultat : ils sont tenus de lutter contre les risques rencontrés par leurs salariés en entreprise. Si la collectivité et si l’État peuvent prendre des décisions collectives dans les années à venir, on reste sur le plan individuel pour aller chercher la responsabilité de l’employeur. Du coup, on fait peser sur les employeurs cette obligation de sécurité qui tient plutôt de l’État, qui a rendu la reconnaissance des critères de pénibilité très restrictifs pour faire des économies. Mais dans les faits, l’État est perdant : l’absence de cadre sur la pénibilité du travail provoque des maladies professionnelles, des ruptures de contrat, des arrêts de travail, empêche des vocations dans des métiers qui manquent cruellement de bras.” 

Selon l’avocate, il est également temps que la médecine du travail fasse sa part : “certains médecins du travail considèrent encore que la santé mentale n’est pas leur job, des études sorties récemment montrent que les femmes racisées ne sont pas prises au sérieux, par exemple".

L’absence de cadre sur la pénibilité du travail provoque des maladies professionnelles.

Selon elle, il convient de sensibiliser les employeurs mais aussi les bénéficiaires de ces services : “il faut que la société entière comprenne que porter des bébés ou des aînés, c’est lourd, que le travail du matin, du soir, du week-end, les horaires décalés, la disponibilité mentale, les exigences émotionnelles, impliquent de la pénibilité”.

La sociologue Séverine Lemière, garde, quant à elle, un peu d’espoir après que le Covid a fait émerger - enfin - les ambivalence touchant les emplois de première ligne, aussi nécessaires que déconsidérés : “on voit de plus en plus de collectifs se développer, chez les AESH ou les professionnels de la petite enfance, des ras-le-bol gagner la rue…  c’est comme cela que l’on parvient à obtenir de nouveaux droits”.