J’ai 15 ans et je n’ai plus d’avenir en cet été 1998. Le couperet du conseil de classe de fin de troisième vient de tomber : "Avis défavorable" pour mon admission en seconde, et orientation en CAP. Les arguments me condamnent sans appel : "ne tiendra pas le rythme en filière générale"; "manque de motivation".

Pourtant, je ne suis pas mauvaise au collège, ni bonne élève non plus. Je suis moyenne depuis toujours. En fait, depuis que l’école s’est révélée d’un ennui mortel, en primaire. Trop lent, trop répétitif, sans relief. Et comme j’obtiens, sans faire aucun effort intellectuel, des notes dans la moyenne, je prends l’habitude de me débarrasser en un temps record des corvées scolaires. Il m’arrive de donner plus, je fais alors des pointes à 16/20, mais à quoi bon puisqu’avoir 10-12 suffit ? On me dit aujourd’hui que je suis typique des enfants à haut potentiel. Qui sait ? Je n’ai pas été testée.

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Certes, mes parents rencontrent mes professeurs pour plaider mon désir de passer le bac, afin d’étudier le droit pour devenir avocate ou juge d’instruction – j’hésitais à l’époque –, mais ils ne montent pas au front auprès du proviseur pour s’opposer à la décision. Ils croient bien faire, puisqu’on leur assure que "les études, ce n’est pas pour elle", et ils voient ce CAP comme un atout contre le chômage : "Tu auras toujours du travail", avancent-ils.

Surtout, ils font partie de ceux qui ne contredisent pas les lettrés, les "sachants". Ils se sont élevés socialement par rapport à mes grands-parents, qui étaient ouvriers – ma mère est secrétaire et mon père employé dans les assurances –, mais je suis convaincue qu’est imprimé en eux un complexe de classe sociale qui les a empêchés de se faire entendre. Quant à moi, je manque de confiance en moi, aussi, quand je vois mes parents se ranger du côté des profs, je me sens tellement seule que je baisse les bras, sans oser m’affirmer.

Un sentiment d'inutilité absolue

Me voici donc inscrite contre mon gré en cap vente, un choix par défaut pour côtoyer du monde. Mon désintérêt est total. Comptabilité, gestion, réassort… Quand j’effectue mes premiers stages, ce n’est même pas l’enfer, tant je ne me sens pas concernée. D’abord dans un magasin de jouets, où je passe mon temps à dépoussiérer et à construire, chaque jour, de nouvelles figurines en Lego.

Puis dans une concession automobile, 154 où j’officie plus comme hôtesse d’accueil. Je suis trop jeune pour analyser le malaise dont je suis la proie, mais je sais que la vente n’est pas ma voie. J’aimerais tourner les talons, mais je n’ai pas de plan B et je ne veux pas décevoir mes parents plus encore, car même s’ils ne m’ont jamais fait de reproches, je culpabilise de faire moins bien qu’eux scolairement – ils ont chacun un bac professionnel.

Mon CAP en poche, je suis aussitôt embauchée dans une boutique de vêtements. La patronne m’a à la bonne et s’ingénie à faire de moi une vendeuse "élégante", en m’apprenant à clipper une barrette pour discipliner mes cheveux et à appliquer du gloss. Je tiens six mois avant d’intégrer la "force de vente" d’une enseigne d’électroménager. Bienvenue sur Mars ! Au milieu de mes collègues, dont l’ambition est de voir leur nom affiché au tableau mensuel du meilleur vendeur, je passe trois ans à vendre des bouilloires "qui chauffent vite", des aspirateurs "qui aspirent bien" et, surtout, les sacs de ces derniers à des clients qui m’annoncent : "il est rouge" ou "gris" comme référence de l’appareil.

J’ai un sentiment d’inutilité absolue et, à 20 ans et demi, je jalouse mes collègues qui partent à la retraite. Parce qu’ils vont faire ce qu’ils aiment. Je me sens tout sauf moi-même dans mon travail et tellement à l’étroit dans ma vie que j’ai l’impression d’être une cocotte-minute bloquée en fin de cuisson, prête à exploser.

Rembobiner mon destin

Ce sentiment est d’autant plus prégnant que cela fait deux ans que je vais assister aux audiences publiques, au Palais de justice, lors de mon jour de repos en semaine. J’avais un goût d’inachevé en lisant les récits des grands procès. J’aime tout, l’atmosphère, la rhétorique des avocats, le ballet des mots et les joutes lors des plaidoiries. Pourtant, ce n’est que l’ordinaire du quotidien, des petits litiges et délits : des conflits de voisinage pour des branches d’arbres qui dépassent et qui assombrissent le jardin mitoyen, ou un propriétaire qui rechigne à réparer la toiture de ses locataires qui prend l’eau. Je suis fascinée.

Je la reconnais, c’est une juge que j’apprécie. Je lui dis qu’être avocate est ma vocation, mais que je n’ai pas pu passer le bac

J’observe beaucoup les plaignants, aussi. Je vois peu leurs visages, mais les corps tassés et voûtés de certains, à côté de leur avocat, m’interpellent. Tout le poids et la misère du monde pèsent sur leurs épaules. Ceux-là m’intéressent plus que les autres.

Quand leur avocat semble bon, je suis soulagée, mais jamais, à aucun moment, je n’ose concevoir l’idée que je pourrais rembobiner mon destin. Jusqu’à ce jour de mars, il y a seize ans et demi, où j’arrive trempée par les giboulées. Pour me réchauffer, je file au distributeur de boissons. Là, une magistrate m’aborde tandis que son gobelet se remplit : "Vous venez souvent, je vous ai remarquée." Je la reconnais, c’est une juge que j’apprécie. Je lui dis qu’être avocate est ma vocation, mais que je n’ai pas pu passer le bac.

Notre échange ne dure pas cinq minutes, mais elle le conclut par trois mots, qu’elle répétera avec ce ton assuré qu’elle a en audience. Trois mots qui me rendent mon avenir : "Reprenez vos études."

Un déclic abyssal

En ne considérant pas comme un obstacle qu’une vendeuse devienne avocate, elle m’a légitimée. J’avais soudain le droit à cet univers qui me semblait inaccessible, le droit d’étudier, le droit de croire à ma chance. Le déclic est abyssal, à la mesure du gâchis antérieur. Plus jamais je ne serai ligotée dans ma tête et, dès lors, j’ai deux objectifs : faire mentir la fatalité et me construire en cohérence avec qui je suis.

Le chantier est colossal : dix ans d’études sont devant moi. J’envisage, un temps, d’intégrer l’unique lycée réservé aux adultes préparant le bac, mais je veux garder mon job de vendeuse à mi-temps, au cas où… Je le prépare donc par correspondance avec le Cned.

Lorsque je suis admise en première année de droit dans l’université réputée que je visais, j’ai le sentiment que ma vie débute enfin à 24 ans.

Porter ma robe d'avocate me rappelle d’où je viens, ce que j’ai accompli et que je ne dois qu’à moi-même

De l’oxygène circule dans mes veines et je m’ouvre à tout : je me fais des amis, j’ai un amoureux et le sentiment de m’essouffler dans une vie qui n’est pas la mienne disparaît. Je travaille sans relâche pendant mes sept ans d’études, et que de grands avocats croient en moi en me prenant comme stagiaire met la dernière pierre à l’édifice de ma construction. Je suis avocate car je crois à l’égalité entre les êtres et pour prêter ma voix à ceux qui n’en ont pas, et réparer l’injustice aussi. J’aime défendre ceux qui n’osent pas, les opprimés, ceux chez qui je reconnais ce sentiment d’illégitimité à se défendre qu’ont dû éprouver mes parents quand j’étais en troisième.

Un flot de larmes d’émotion et de fierté m’a saisie quand je suis allée chercher ma première robe d’avocate pour prêter serment, à 32 ans. La porter me rappelle d’où je viens, ce que j’ai accompli et que je ne dois qu’à moi-même. Quand je suis un peu tendue lors d’une plaidoirie, c’est comme si ma robe me soufflait : "Tu en as vu d’autres, allez, tout va bien, aie confiance."

Il faut croire en soi, être fier(e) de soi et oser s’affranchir des cases dans lesquelles on nous met. C’est ce qui me permet de dire, qu’à présent, je suis là où je dois être.

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