Mon symptôme de "consobésité" m'a sauté aux yeux un soir. Je parcourais les trois cents mètres entre le parking où je me gare et notre appartement. Les trois cents mètres de commerces dont jamais je ne rentrais les mains vides – tout me faisait de l'œil et je succombais à tout. Un livre, des courgettes, une licorne lumineuse pour ma fille de 4 ans, un sweat pour mon garçon de 6 ans, la crème de nuit vantée sur l'abribus, une jupe. 

Résultat : le réfrigérateur débordait, la pile de livres servait de table d'appoint et on ne savait plus où ranger les vêtements. J'aime gâter ceux que j'aime, mais là, je faisais la course en tête au gaspillage. Un non-sens obscène pour moi qui prône la solidarité écocitoyenne. 

Il était urgent que je retrouve de la dignité dans ma façon de consommer. Comme après une grosse cuite, jeûner commercialement m'a semblé le plus approprié pour revenir ensuite à des achats raisonnés. 

Vidéo du jour

Je savais aussi qu'à défaut d'être radicale, j'allais être tentée. J'ai donc cessé d'acheter, un jeudi de mars 2016, à l'exception des produits d'hygiène de base (produit pour les lentilles, dentifrice). J'ai exclu mes enfants de l'expérience pour l'alimentaire, mais ils ont accepté de n'avoir aucun nouveau jouet. "Pour sauver les dauphins et les arbres", a résumé mon aîné. 

Romain, mon compagnon, a fait la moue : "Commence ton truc, je te rejoindrais peut-être en route." On s'est alors mis d'accord : "Tu ne compenses pas en ramenant tout et n'importe quoi à la maison." 

Nous étions comme une supérette

J'ai ainsi plongé d'un coup dans le grand bain de l'anti-gaspi. À ma grande surprise, je n'ai pas bu la tasse. Mais c'était une bonne nouvelle en trompe-l'œil. L'appartement regorgeait tellement de tout qu'il n'y avait qu'à tendre la main pour se servir. 

De la cuisine à la salle de bain en passant par les chambres, nous étions comme une supérette approvisionnée pour tenir un blocus. J'ai retrouvé des stocks de collants neufs et de chaussettes en haut d'un placard – là depuis quand ? – qui m'ont permis de tenir jusqu'aux beaux jours. 

J'ai juste mis du vernis noir – vestige d'un déguisement de pirate – quand un accroc apparaissait à un pied, alors qu'avant je les jetais. Pour remplacer mon plaisir payant de m'asseoir en terrasse, je suis allée au jardin public boire mes thermos de café. Le spectacle du monde est le même, les sportifs et les couples pas forcément légitimes en plus. 

Des regards de pitié et de mépris 

Dès le premier week-end, j'ai débuté mon glanage en fin de marché, afin de récupérer les invendus. Ce fut le plus dur. 

Arrivée sur place guillerette et fière de ne plus gaspiller, j'ai été confrontée aux regards de pitié et de mépris des derniers clients pour qui glaner revenait à faire la manche. Bonjour les clichés. Pour la première fois, on m'a jaugée comme une moins que rien. 

Par chance, des étudiants ont repéré mon malaise et m'ont prise sous leur aile pour m'initier. J'ai été estomaquée par la quantité de légumes et de fruits, certes talés ou fatigués, mais impeccables une fois cuisinés.

Très vite, je me suis débrouillée

Je suis revenue avec un chou vert, un bouquet de carottes des sables aux fanes écrasés, deux poires williams sans queue ainsi qu'une betterave crue, un artichaut et un citron, tous trois irréprochables. "Ils ont dû tomber sous l'étal", a traduit l'un des glaneurs. 

Pour une première, c'était une réussite. J'ai fait de même pour le pain. Dans mon quartier, les boulangers laissent les invendus dans de grands sacs devant leurs échoppes. Très vite, je me suis bien débrouillée. 

En glanant seulement le week-end, j'avais des végétaux pour trois jours de repas, mon bento du déjeuner inclus. Car, sauf impératifs professionnels, j'ai déserté le restaurant le midi. Mais, comme je suis flexitarienne et que je mange végétal à 80 %, il fallait compléter, malgré les réserves de sarrasin, de boulgour et de lentilles dans les placards. 

Quête de bonnes astuces

J'ai donc donné des cours de maths à deux enfants, à l'association d'économie collaborative du coin – principalement du troc et de la réparation – en échange de légumes venant du potager des grands-parents de l'un, et de petits plats lisboètes mitonnés par la mère de l'autre, de la morue, qui me fournissait ma ration de poisson

J'ai aussi essayé les bons d'achat de l'agroalimentaire, en échange d'une évaluation produit, mais c'était surtout des briochettes, des biscottes ou des snacks, ça dépanne, mais je ne pouvais pas m'en nourrir. 

Ça m'a donné une énergie folle de découvrir que je pouvais réparer et troquer

Le coiffeur m'a posé un cas d'école. J'y allais tous les quinze jours. J'ai renoncé à mon balayage, mais mon carré aux épaules était vital. Je me suis donc coupé les cheveux toute seule après avoir visionné des tutos. 

Résultat : court à gauche, long et de travers à droite, et un trou derrière. Romain est venu à ma rescousse : après avoir plaqué du scotch large de déménagement pour les maintenir, il a égalisé. Ce scotch a été mon assistant coiffeur pendant six mois. 

Soin de soi

L'épilation ? Je suis blonde, mais bardée de duvet… Il me fallait un épilateur à la cire pour remplacer l'esthéticienne, j'ai ainsi troqué des caisses de DVD achetés compulsivement pendant mes grossesses. Pour les jambes et les aisselles, rien à dire, mais pour le maillot, je suis passée d'un brésilien à un triangle généreusement seventies. Ça fait trop mal. 

Romain, qui ne m'avait jamais vue ainsi, n'en est pas revenu : "Mais tu es une oursonne !" Quand mon parfum m'a lâchée au quatrième mois, j'ai décidé de m'en passer… quinze jours. J'avais l'impression d'être nue. Je l'ai donc quémandé en échantillon, partout, loin de chez moi, pour que les vendeuses ne tiquent pas sur l'argument du test. 

Les anti-gaspi sont minoritaires, les autres subissent la précarité

Côté vêtements et chaussures, j'ai porté un tas de pièces neuves… tout droit sorties des housses de mes placards. Certaines, totalement oubliées, dont un pantalon en cuir fauve et une jupe Prada… On m'a aussi montré comment coller une rustine sur une robe en soie sauvage, que j'avais déchirée dans une portière un an plus tôt. 

J'ai touché du doigt mon plus grand luxe 

Ça m'a donné une énergie folle de découvrir que je pouvais réparer et troquer, comme si on m'avait rendu mon libre arbitre, doublé du pouvoir de ne plus être le jouet du marketing. Néanmoins, j'ai cessé tout glanage à mi-expérience. 

Mon assiduité m'a permis de côtoyer d'autres glaneurs, qui récoltent de quoi survivre. C'est ça ou rester la faim au ventre. Avec mon défi, je volais le pain et je pillais les assiettes de retraités qui touchent le minimum vieillesse, d'étudiants qui, même en glanant, ne mangent qu'une fois par jour, et de mères seules. 

Les anti-gaspi sont minoritaires, les autres subissent la précarité. J'ai alors réalisé que j'avais touché du doigt mon plus grand luxe : avoir pu choisir de ne plus rien acheter temporairement. C'est viscéralement différent d'être contrainte de se serrer la ceinture. 

J'ai dit "ouf", à la fin

Je me savais privilégiée, nous avons une belle vie, mais comme je n'accordais pas la moindre attention à mes achats, je ne mesurais pas ma chance. Bien que je n'aie pas éprouvé de manque pendant l'expérience, j'ai dit ouf ! à la fin. 

Mon premier achat ? Un week-end à Amsterdam. J'avais invité Romain et les enfants en woofing dans une ferme. Contre le gîte et le couvert, nous avons fait la récolte des fruits. Ils ont gardé le sourire pour m'encourager. 

Même ma fille, assise des heures dans sa poussette, n'a jamais pleuré. En fait, le plus précieux n'est pas monnayable dans la vie. Je le savais, je le ressens aujourd'hui. Rompre avec mes impulsions consuméristes a comme dissous le voile qui brouillait ma perception du plus essentiel. 

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Témoignage publié dans Marie Magazine n°812, avril 2020