Charles Pépin est un philosophe qui plait au grand public. Il a publié des essais sur les vertus de l’échec, la confiance en soi, des romans, des bandes dessinées, et même importé en podcast sur la plateforme Spotify ses "Lundis de la philo" tenus auparavant au MK2-Odéon à Paris.

Pour analyser nos angoisses et nos préoccupations contemporaines, il n’hésite à pas mélanger les sagesses antiques, la philosophie moderne et la psychanalyse, rendant accessibles les grands penseurs pour mieux surmonter les aléas de notre existence.

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Il vient de faire paraître La rencontre (Allary Éditions)*. Un essai pertinent sur ce qui fait le sel de notre vie : les rencontres, qu’elles soient amoureuses ou amicales. Quelle part y joue le hasard ? Faut-il le provoquer ?  "J’ai écrit ce livre pour montrer que l’on peut faire du hasard son allié, que l’on peut se préparer à accueillir l’imprévu. Dans un train ou supermarché, en soirée ou au bureau, sur un site de rencontre ou dans la rue", écrit notre philosophe dans sa préface.

Aux lumières de penseurs, il conjugue celles des romanciers, dramaturges, peintres, cinéastes, qui ont mis en scène de belles rencontres : Marivaux dans Le jeu de l’amour et du hasard, Aragon dans Aurélien, Clint Eastwood dans Sur la route de Madison ou Abdellatif Kechiche dans La vie d’Adèle... Et raconte celles qui ont fait naitre des œuvres : Picasso n’aurait pas peint Guernica sans son coup de foudre amical avec Éluard, Voltaire s’est nourri de ses conversations avec sa maitresse savante Émilie du Châtelet pour écrire Candide, et la chanson Perfect day n’aurait pas vu le jour sans un dîner à New York entre David Bowie et Lou Reed. Entretien. 

Marie Claire : Vous citez Platon : "Qui n’a n'a jamais aimé ne peut pas philosopher’’. Il vous fallait attendre la maturité pour écrire ‘’La rencontre’’ ?

Charles Pépin :  Oui. Jeune, on a l’arrogance de penser qu’on pourrait se suffire. On pourrait ne pas avoir besoin des autres ni de vivre de grandes histoires d'amour. J'ai connu cette arrogance de la jeunesse, mais j’en suis revenu, c’est d’ailleurs la thèse du livre : Il est impossible de devenir soi sans rencontrer d'autres que soi. Je pense au contraire qu’on dépend des autres pour agrandir sa vie et l’intensifier.

Vous écrivez : "Le hasard existe, mais il faut le provoquer et en faire son allié"...

Il y a deux écueils : le premier serait de ne s'en remettre qu’au hasard. Et le second serait de vouloir l'éradiquer par une logique de critères quasiment scientifiques. Il faut viser le juste milieu et faire du hasard son allié. Le provoquer mais en lui laissant sa place. Je vous donne un exemple : si on s’inscrit sur un site ou une appli de rencontres, il ne faut pas le faire de manière rationnelle et anticipatrice mais en préservant du mystère.

Être un peu joueur aussi. Il faut mettre un profil un peu elliptique, poster une photo qui comporte aussi une part de mystère. Elle aura plus d’effet qu’un selfie ultra-travaillé, un masque entre soi et les autres. On le titille, on le provoque mais on n'est pas dans l'illusion d'une abolition du hasard. Je vous rappelle que la première pub de Meetic était : "Ayez l'amour sans le hasard". Étonnant programme, assurément mensonger.

Cette pub s’appliquerait plutôt aux sites de rencontres communautaires qui permettent de rester dans l’entre soi. Que pensez-vous de ces sites?

Si on cherche à rencontrer quelqu’un qui appartient exactement au même groupe que soi, pourquoi pas. Mais je pense qu'une vraie rencontre, c’est une rencontre de la différence qui m'ouvre à moi-même, m'enrichit mais aussi me trouble.

Dans toutes les grandes rencontres, qu’elles soient amicales, amoureuses, ou professionnelles, quelque chose d'étrange m'attire. Je suis attiré par quelqu'un tout en étant attiré par une part de moi que je ne soupçonnais pas. Pour qu’il y ait rencontre, je dois m’ouvrir à la surprise, à l’inattendu.

L'écriture de ce livre est partie d’un constat : je suis entouré de personnes, ça a aussi été mon problème, qui se plaignent de ne pas faire assez de rencontres. En fait elles ne sont pas capables de voir en face d’elles quelqu'un avec qui elles pourraient vivre une belle histoire. Il ne correspond pas à leurs critères, il ne répond pas à leurs attentes, elles ne lui donnent même pas sa chance, trop accrochées à leurs attentes initiales.

A propos de la passion d’Albert Camus pour la comédienne Maria Casarès, vous écrivez : "Les autres, il ne les a pas rencontrées, il n’a pas changé à leur contact". Tout comme l’histoire d’amour entre le philosophe Voltaire et la savante Emilie du Châtelet qui bouleversa leur existence et leurs schémas de pensée…

C’est le vrai critère. Demandez-vous en quoi vous avez changé sinon vous n’avez rencontré personne, vous avez juste croisé quelqu’un.

Quand Voltaire rencontre Emilie du Châtelet, il a une certaine idée des femmes et de l'amour. Il a un esprit plutôt bourgeois, une femme doit lui être fidèle. Cette incroyable histoire d’amour lui fait découvrir une figure éblouissante, une mathématicienne et physicienne, féministe du siècle des Lumières, à l’ambition intellectuelle aussi grande que la sienne et qui, hautement volcanique, a besoin de plusieurs amants. Il l'accepte et il sera profondément heureux.

Les grandes rencontres nous nourrissent, nous agrandissent, intensifient notre vie et surtout, nous permettent de nous découvrir

L'inverse est aussi vrai car Emilie du Châtelet, savante, s'ouvre à la philosophie grâce à Voltaire. Son Discours sur le bonheur n'aurait pas été le même sans lui. Et Voltaire, lui, n’aurait jamais écrit Candide comme il l’a écrit, s'il n'avait vécu cette histoire avec elle.

C’est l'idée que je défends : les grandes rencontres nous nourrissent, nous agrandissent, intensifient notre vie et surtout, nous permettent de nous découvrir. La vérité est que Voltaire avait en lui cette dimension féministe, il ne le savait pas, Emilie du Châtelet l'a révélée.

Vous mettez en garde aussi : aimer, ce n’est pas tomber dans la fusion amoureuse....

C’est un point important : l'autre ne doit pas disparaître dans le "on" : "Nous, on aime la Bretagne, nous on adore la cuisine indienne."

Si on est dans un délire de fusion, le risque est de perdre cette belle altérité. Dans son Eloge de l'amour, le philosophe Alain Badiou explique que l'amour, c'est l'apprentissage du chiffre 2. Cela signifie qu’on aura des discussions passionnantes, des moments de confrontation, des désaccords. C'est aussi valable pour une grande rencontre amicale. Si ce n'était pas un ami, sans ce lien affectif, ce serait compliqué de s'ouvrir à son point de vue.

Si je ne rencontre pas assez de gens je risque de passer à côté de ma vie, à côté de moi, des idées que je pourrais avoir, des sentiments que je pourrais éprouver. Ça a été mon angoisse quand j’ai commencé ce livre avant le premier confinement. On est enfermé dans des habitudes, des groupes sociaux où on fréquente toujours les mêmes personnes.

Sur Facebook ou Instagram, la logique des algorithmes fait qu'on retrouve tout le temps les personnes qui pensent comme nous. En plus de nos habitudes sociales, nous avons des certitudes idéologiques. On s’enferme dans des bulles d’entre-soi et ça, ce n'est pas une vie humaine pour moi, c'est une vie infra humaine.

Quels sont vos conseils, justement, pour ne pas se laisser enfermer dans des bulles d’entre soi ?

Des choses très simples. Si vous êtes avec un conjoint et des enfants, pour éviter ces bulles d’entre soi créées par les algorithmes, changez d'ordinateur avec quelqu'un de votre famille, changez d'adresse IP. Puis réinscrivez-vous sur Insta ou Facebook avec cette autre adresse IP. Du coup, ça redistribue le rapport à autrui.

Si je m’inscris sur un site de rencontres et que je ne suis pas dans un rapport consumériste, je mets à profit le confinement pour découvrir quelqu'un en chattant beaucoup plus longuement avant de le rencontrer. Je vais tomber le masque social et identitaire et cesser de croire qu'on attire les autres en dissimulant ses faiblesses et ses fragilités. Le fait de se montrer tel qu’on est et d’assumer sa vulnérabilité créent de l'empathie et du lien.

Au XXe siècle, des anthropologues et des embryologistes démontrent que les cellules du fœtus humain ont besoin d’au moins dix-huit mois pour parvenir au terme de leur développement. Il nous manquerait au moins neuf mois de développement, faisant de nous une espèce de grands prématurés, fragiles et démunis. Cela expliquerait notre besoin des autres…

A la fin du livre, je donne plusieurs grilles de lectures pour essayer de comprendre cette énigme : nous sommes les seuls animaux à avoir, à ce point, besoin de rencontrer les autres pour devenir nous mêmes.

Comme vous, cette lecture anthropologique me trouble. Nous naissons trop tôt, nous sommes des prématurés, nous sommes des êtres inachevés. C’est pourquoi les rencontres ont autant de poids dans notre existence, car si nous possédions un instinct parfait, nous n'aurions pas besoin des autres pour apprendre comment nous comporter. Ils nous éclairent sur nous-mêmes, nous aident à parvenir au bout de notre vérité. Nous n’avons pas le choix.

Il existe aussi des animaux un peu prématurés. On pourrait croire qu’ils se rencontrent. Parfois, ils se mettent en couple, ou traversent le monde comme les oiseaux migrateurs en volant côte à côte. Mais contrairement à nous, eux ne changent pas au contact des autres. D’où l’idée que peut être la rencontre est le propre de l'homme et de la femme.