Non, les mouvements féministes d'aujourd'hui ne sont pas plus radicaux que ceux d'hier

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"Néo-féminisme", "ça va trop loin", "anti-hommes" : à écouter leurs détracteurs, les mouvements féministes d'aujourd'hui seraient plus radicaux et moins légitimes que ceux des années 1970. À coup de comparaisons hors sujet, leur Histoire est régulièrement remodelée. Pourtant, à son époque, Simone Veil était elle aussi traitée de féministe radicale.

"Apparemment, je fais partie de ces femmes aux propos jugés trop forts, trop agressifs, trop ségrégateurs, anti-hommes et peu séduisants", scandait Emma Watson à l'ONU en 2014.

Les mouvements féministes, leurs combats et leurs manières de les mener font encore et toujours l'objet de débats.

"On ne peut plus rien dire", "c'est une guerre contre les hommes", "c’était mieux avant"... à entendre certains de leurs détracteurs, les féministes actuelles auraient perdu de leur valeur, auraient même pervertis voire discrédités les combats autrefois portés par de grandes figures comme Simone Veil ou Gisèle Halimi.

À contrario, les féministes et militantes du 21e siècle seraient "des femmes qui n’aiment pas les hommes", comme l'estime de son côté la réalisatrice Maïwenn dans les colonnes de Paris Match. Voire des "mauvaises joueuses d'un nouveau type ne reconnaissant pas leur victoire", assure le philosophe Alain Finkielkraut. Une victoire portée par leurs aïeules, bien plus légitimes donc.

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Un passé erroné et fantasmé

Mais, d’un point de vue historique, factuel, peut-on vraiment dire que les féministes des années 1970 et celles de l’ère #MeToo sont en totale opposition ? Qu’aujourd’hui, vraiment, certaines féministes sont plus radicales et se "comportent comme des ayatollah" comme se plaisait à le dire le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti.

Spoiler, c'est faux. Quelle que soit l'époque, en 1970, comme en 1940, ou encore en 2020, les mouvements féministes ont toujours été décriés, considérés par une partie de l’opinion publique comme dérangeants ou trop vindicatifs.

"On ne peut pas dire que dans les périodes précédentes, les féministes étaient mieux traitées ou mieux acceptées", rappelle Michelle Zancarini-Fournel, historienne et co-auteure du livre Ne nous libérez pas, on s’en charge, sorti en 2020.

Oui, Simone Veil, Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, et même le Planning Familial ont dérangé, ont subi des critiques, des attaques, et ne faisaient pas l’unanimité. Bien au contraire.

Ces grandes dames du féminisme sont aujourd'hui sacralisées par les mêmes personnes qui critiquent celles qui poursuivent leur combat. Mais n’en déplaise, ces militantes étaient tout aussi provocantes à leur époque qu’Alice Coffin peut l'être pour certains en 2021.

Pire, si elles aussi ne s'étaient pas dressées contre les injustices établies, ignorant les attaques à leur encontre, les avancées pour les droits des femmes auraient été bien minces, si ce n'est inexistantes.

Avant, des combats "tout aussi vifs"

Aujourd'hui, les féministes continuent de militer pour que les femmes puissent disposer de leur corps, avorter, obtenir les mêmes salaires que les hommes, parler librement, déconstruire la culture du viol... Des combats toujours d'actualité et déjà entrepris par nos grands-mères.

Si les contextes sociétaux et politiques sont, eux, différents, explique Michelle Zancarini-Fournel, on retrouve des thématiques identiques "comme le corps, l’avortement, la violence, la contraception". À l'époque, explique-t-elle, les combats étaient "tout aussi vifs".

L'historienne ajoute même : "le féminisme a été une insurrection, certes pacifique, mais du point de vue des idées."

Pourtant, cette partie historique semble avoir été mise de côté. Les détracteurs préfèrent se rappeler que Simone Veil, elle, était une grande figure féministe qui se battait pour quelque chose de concret. C'est le fameux discours : "avant c’était important, mais maintenant ça va trop loin".

De l'instrumentalisation des grands noms du féminisme

"Cette négation de l'Histoire, le fait de refuser d'accepter le récit historique des mouvements féministes " équivaut à remodeler une partie du passé, selon l'historienne.

Par exemple, les suffragettes du début du 20e siècle alternaient entre les grèves de la faim et les cassages de vitres pour obtenir le droit de vote. Mais on préfère utiliser le parcours de quelques figures militantes en lissant leur image. En instrumentalisant leur nom pour décrédibiliser celles d'aujourd'hui.

À sa sortie en 1949, le livre culte de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, a été très mal accueilli.

"Du Figaro à l’Humanité, il y a eu un concert d’insultes à l'encontre de l'autrice. François Mauriac a écrit en une du Figaro : 'désormais, je sais tout du vagin de votre patronne'", remémore Michelle Zancarini-Fournel.

Ces femmes ont elles-mêmes fait face aux mêmes critiques que les féministes récoltent aujourd'hui. À toute époque, il y a eu des luttes, des affrontements liées aux combats féministes. 

Quand Simone Veil ne faisait pas l'unanimité

Concernant les débats et critiques autour de l'IVG, "il y avait le même rejet pour les féministes dans les années 1970 qui se battaient pour la contraception ou l’avortement" qu'aujourd'hui. "Elles étaient totalement décriées par une partie de l’opinion publique", souligne Michelle Zancarini-Fournel.

"De la dépénalisation de l'avortement en 1975, aux débats houleux à l’Assemblée nationale pour l’allongement du délai de l'IVG en 2022, en France, les discours et combats pour les droits des femmes n'ont jamais fait consensus.

D'ailleurs, lorsqu'elle délivre son historique discours à l'Assemblée nationale pour légaliser l'IVG, Simone Veil ne fait "pas du tout l’unanimité". La ministre s'exprime alors "devant une assemblée composée de seulement 9 femmes pour 481 hommes".

Son projet de loi déchaîne les passions et Simone Veil encaisse de nombreuses attaques.

"Michel Debré, ancien Premier ministre, parlait d’une monstrueuse erreur historique et a essayé de bloquer la loi sur l'IVG au Conseil constitutionnel", "Jean Foyer, ancien garde des Sceaux du général De Gaulle a déclaré : 'le temps n’est pas loin où nous connaîtrons en France ces avortoirs, ces abattoirs où s’entassent des cadavres de petits hommes'", liste la co-auteure de Ne nous libérez pas, on s’en charge.

Certains vont même jusqu'à faire des références, antisémites, à la Seconde Guerre mondiale, sachant que Simone Veil est une rescapée des camps de la mort. "Jean-Marie Daillet, député du centre-droit parle d''embryons humains jetés au four crématoire'", "Jacques Médecin, député de Nice, évoque une barbarie organisée, couverte par la loi comme elle le fut par les nazis".

Simone Veil tient bon, et la loi est adoptée.

"Néo-féminisme", "Troisième vague": des qualificatif contestables

C'est dans ce contexte qu'apparaît un nouvel adjectif. À l'instar de la réalisatrice Maiween, ou de Nicolas Bedos, l'emploi du terme "néo féminisme" se répand rapidement pour qualifier les mouvements du 21e siècle. Le terme "néo" signifie "nouveau", sous-entendant que les mouvements d'aujourd'hui n'inscrivent pas dans la continuité de ceux des années 70, voire qu'ils ne sont pas aussi légitimes.

Donc en fait, vous acceptez ça quand ce sont des féministes mortes !

La simple utilisation du terme "néoféminisme" ou de "troisième vague" pour qualifier les mouvements féministes d’aujourd’hui est "extrêmement contestable", continue l'historienne Michelle Zancarini-Fournel. 

"Virginia Woolf ou Gisèle Halimi tiennent exactement les mêmes propos que celles que vous accusez maintenant d'être des néoféministes dangereuses", soulignait Alice Coffin dans un débat avec Alain Finkielkraut pour le Nouvel Obs. "Donc en fait, vous acceptez ça quand ce sont des féministes mortes !", faisait-elle remarquer au polémiste.

L'emploi de "néo-féminisme" est "une métaphore qui simplifie l’Histoire et les contextes dans lesquels se déroulent les mouvements féministes", précise Michelle Zancarini-Fournel. Avec ce terme, on crée une rupture entre les mouvements, entre les siècles. On place une époque (le passé) au-dessus de l'autre (notre génération). 

Comparer pour décrédibiliser

Notre génération "a d’autres formes de protestations, qui peuvent surprendre", estime Michelle Zancarini-Fournel, qui "pense que ce n’est pas une bonne démarche de les opposer ou de les comparer."

Selon elle, il est davantage important "de comprendre dans quel contexte et quelle société les mouvements se développent." Avant les années 1990, les réseaux sociaux ou encore internet n’existaient pas, aujourd'hui ils ont permis une libération de la parole comme jamais auparavant, durant le mouvement #MeToo.

L'autrice constate ainsi : "on ne peut pas mettre côte à côte ces mouvements comme s'ils étaient identiques ou différents."

C’est d’ailleurs l'intérêt du livre de son livre co-écrit avec Bibia Pavard et Florence Rochefort. Trois historiennes issues de trois générations différentes qui ont retracé l'Histoire des féminismes (entre 1789 et 2020) "pour montrer comment chaque période produit des mouvements féministes différents tout en ayant certaines thématiques qui sont présentes depuis le début…"

Ainsi, il y a DES féminismes, gravitant autour des mêmes enjeux depuis des décennies. Et ramassant les mêmes mécanismes d'attaques et de décrédibilisations virulentes.

Il n'y a donc pas plus, ou moins, de radicalité à travers ces différentes époques. Mais toujours des combats, des oppositions, des discours qui dérangent et des avancées qui ne plaisent pas.

Si l'on veut, et l'on peut, critiquer les mouvements féministes d'aujourd'hui, ce n'est certainement pas en les comparant à ceux d'avant donc. De plus en brandissant une vision erronée de leur histoire.

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