Avant, Lila ne pleurait pas. Dès l'adolescence, et jusqu'à ses 25  ans, elle se l'interdisait : « Quand je sentais l'envie poindre, je me mordais la langue et ravalais mes larmes. Persuadée qu'il fallait tenir bon », confie-t-elle. Aujourd'hui, cette directrice de production âgée de 30 ans a appris à laisser couler : « En grandissant, je n'ai pas eu le choix », admet-elle en riant. Dévastée par un chagrin d'amour, elle connaît sa première crise de larmes. Après, elle a eu « l'impression de planer, presque en extase ». Maintenant, Lila regrette et pleure quand elle le veut. 

Naturelles et admises chez l'enfant, les larmes sont parfois redoutables une fois atteint l'âge adulte. Elles sont refoulées. Certaines larmes fascinent –  ou énervent ; en attestent l'engouement médiatique et les clics frénétiques suscités par les larmes de Barack Obama pendant son discours d'adieux ou les sanglots de la journaliste américaine Rachel Maddow lorsqu'elle évoque à l'antenne le sujet des migrants. Mais les autres, les nôtres, n'en restent pas moins un sujet que nous n'abordons pas. D'autant que, dans une société obnubilée par le culte de la performance, fragilité et vulnérabilité n'ont pas toujours leur place. Si, dans la vie privée, les larmes sont gênantes, au travail elles sont bannies. Qui ne s'est pas caché dans des toilettes afin de pleurer à l'abri de tous ? Au Japon, où un habitant sur cinq serait en surmenage(1), des entreprises tentent d'inverser la tendance : elles proposent à leurs employées des stages pour réapprendre à pleurer. Aux Etats-Unis, Jennifer Palmieri, ex-collaboratrice d'Obama, appelle les femmes à arrêter d'encaisser au bureau. Son mantra : « Acquiesce moins et pleure plus souvent. » Quelques mois plus tard, le hashtag #IveCriedAtWork (« J'ai pleuré au travail ») s'est déployé sur Twitter. 

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Pourquoi pleure-t-on ?

Evelyne Grossman(2), professeure de littérature à l'université Paris Diderot, y voit même une subtile « arme politique ». Instrument de connaissance de soi et des autres, elle nous forcerait à penser le monde et à affronter les difficultés. « Les larmes sont un don. Souvent les pleurs, après l'erreur ou l'abandon, Raniment nos forces brisées », écrivait déjà Victor Hugo(3) .

Les larmes, savante composition d'eau salée et de corps gras fabriqués par nos glandes lacrymales, ont d'abord une fonction physiologique et immunologique. « Barrière naturelle mécanique, elles empêchent l'œil d'être abîmé par l'air, la poussière et les bactéries », explique David Schapiro, chirurgien ophtalmologiste spécialiste du larmoiement et des paupières. A la différence des larmes basales (qui protègent l'œil en permanence) et des larmes dites réflexes (qui envahissent les yeux au contact d'un moucheron ou lorsqu'on épluche un oignon), les larmes émotionnelles apaisent. Nettoyé par ses larmes, le corps est dénoué de ses tensions. Dotées d'une fonction cathartique, elles agissent comme un régulateur. Rien d'étonnant, alors, à ce que l'on puisse exploser de rire après avoir éclaté en sanglots ou prendre plaisir à regarder un bon mélodrame tire larmes. L'élimination des protéines et des hormones contenues dans les larmes en fait un calmant naturel qui détend et répare. Reste, aujourd'hui, un vide scientifique : « Pourquoi l'homme pleure-t-il en réaction à une émotion ? Pourquoi le cerveau s'est-il mis à développer des fibres nerveuses qui ordonnent à la glande lacrymale de fabriquer des larmes ? Personne n'est en mesure de l'expliquer », souligne le Dr Schapiro. « C'est tellement mystérieux, le pays des larmes », annonçait déjà le petit prince d'Antoine de Saint-Exupéry.

Lou, 30 ans, chef costumière, touchée par un syndrome prémenstruel éreintant, se laisse souvent submerger par de grandes crises de larmes. « Quand j'écoute une émission de radio ou que je regarde ma fille… Dans ces moments-là, les larmes me secouent physiquement. Après coup, je me sens épuisée, mais aussi plus forte. » Alors même qu'elle s'excuse à chaque fois, « parce qu'on a toujours honte de pleurer, même devant quelqu'un qu'on aime », Katya, 38 ans, infirmière, remarque que dès qu'elle exprime sa fragilité « ça crée un lien et une connexion forte ».

La contagion des émotions

Quoi de plus humain, finalement, que de pleurer. Ni les robots, ni les animaux (pas même les crocodiles) ne versent de larmes. Pour mieux comprendre ce phénomène, des chercheurs américains ont tenté de mesurer la quantité et la fréquence de nos larmes : l'âge aurait une incidence (leur production baisse de 40 % à partir de 65 ans et de 70 % vers 80 ans), elles connaîtraient des pics en fin de journée, entre 19 et 22 heures, et les femmes pleureraient cinq fois plus que les hommes. En cause, l'impact de la testostérone sur certains neurotransmetteurs qui inhiberaient les larmes. Là où les femmes pleurent pour évacuer les tensions, les hommes ont recours à la colère. Résultat d'une injonction à la maîtrise de soi et de diktats culturels et éducatifs persistants ?

L'historienne Anne Vincent-Buffault(4) observe que « les modèles de virilité populaires restent très marqués par le fait que les hommes doivent rester impassibles ». Au XVIIIe siècle, la comédie larmoyante était à l'honneur rappelle-t-elle. L'exaltation de la sensibilité prévalant, un homme qui ne pleurait pas ne pouvait être un gentilhomme. Apparu avec l'industrialisation et renforcés dans l'après-guerre, le contrôle de l'ethos (le comportement) a peu à peu pris le pas. Les larmes se privatisent et, dans un espace public devenu concurrentiel, les hommes sont interdits d'exprimer leur fragilité. Au XXe siècle, les larmes se sont résolument transformées en « un liquide non-noble » conclut l'historienne. Aujourd'hui, rien ne permet concrètement de prouver que l'on pleurerait moins côté masculin. Hommes et femmes, tous fondent en larmes, et le besoin de pleurer est peu sensible au genre. D'autant que physiologiquement, la quantité de larmes fabriquée par les hommes est la même que pour les femmes rappelle le Dr Schapiro.

Les larmes me secouent physiquement. Après, je me sens épuisée, mais aussi plus forte.

En attendant, les clichés perdurent. Au cinéma, les femmes restent des pleureuses fragiles, tandis que les hommes n'ont au mieux qu'une larme à l'œil, qui ne coule pas. Il n'y a qu'en politique que la tendance s'inverse : lorsque Barack Obama laisse échapper quelques larmes, il bénéficie toujours d'une popularité croissante, alors qu'en pleurant Hillary Clinton aurait, elle, pris le risque de ruiner sa carrière. Quant à Simone Veil, elle aurait essuyé une larme, la nuit du 26 novembre 1974, en réaction aux violentes attaques dont elle fut l'objet lors des débats parlementaires sur la légalisation de l'avortement. Cette image reprise pendant des années est ancrée dans les mémoires ; pourtant, l'intéressée a expliqué et répété qu'elle n'avait pas pleuré, qu'elle était simplement épuisée, soulignant au passage le sexisme ambiant qui conduit à ramener les femmes à leur faiblesse. 

Enfin, se laisser pleurer n'est pas tout. Comment sont accueillies les larmes des autres ? Katell, 51 ans, commerçante, l'admet : « La larme à l'œil, ça intrigue, mais quelqu'un qui pleure à chaudes larmes, c'est gênant. » Pourtant, la réaction s'impose d'elle-même, explique-t-elle : « C'est comme quand un enfant pleure, on ne le laisse pas hurler. Devant quelqu'un qui éclate en sanglots, tu ne peux pas faire comme si de rien n'était. Ça t'implique. » Simplement, « on n'est pas toujours sûre d'avoir les ressources en soi pour rassurer et calmer. » Et consoler.

1.Source : livre blanc gouvernemental, 2016. 2. Auteure d'Eloge de l'hypersensible, éd. de Minuit. 3. Dans le poème Oh pourquoi te cacher ?, recueil Les feuilles d'automne, éd. Le Livre de Poche. 4. Auteure d'Histoire des larmes, éd. Petite Bibliothèque Payot.