"Il faut se méfier des petites filles", déclarait Judith Godrèche devant la grande famille du cinéma, et la presse de s'émerveiller des "femmes si puissantes et émouvantes", du "discours puissant qui souffle sur les César 2024".

Pourquoi un tel étonnement ? La puissance n'aurait-elle qu'un genre ? Oser la puissance serait-il le signe d'une nouvelle révolution féministe ?

Pour répondre à ces interrogations, il fallait bien une philosophe iconoclaste et précurseure telle que Vinciane Despret, coautrice, avec Isabelle Stengers, de Les Faiseuses d'histoires. Ce que font les femmes à la pensée, (éd. La Découverte). Inspirée par Virgina Woolf, elle a toujours préféré, aux joutes théoriques où se complaisent les hommes, défricher des terrains moins académiques, dotée de ce qu'elle appelle "la puissance d'attention des femmes face au réel".

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C'est parce qu'elle est une femme, dit-elle, qu'elle a osé s'intéresser aux animaux – Habiter en oiseaux (Éd. Actes Sud)  –, aux chercheurs qui parlent aux primates et aux vivants qui parlent avec leurs morts – Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent et Les Morts à l'œuvre (Publiés aux éd. La Découverte.) . 

Pour Vinciane Despret, les femmes sont à un moment clé de leur histoire : à elles de définir leur propre puissance, pas en miroir de celle des hommes mais bien en osant la colère joyeuse et la dérision face au pouvoir dont elles ont été longtemps écartées. Et en cultivant la sororité pour que leur puissance soit une puissance de relais, où certains hommes se révèlent être leurs alliés.

Marie Claire : Comment, selon vous, définir la puissance des femmes ?

Vinciane Despret : "Elle n'est pas une puissance définie a priori. Nous avons été définies comme femmes par les hommes qui ont jusqu'à présent le pouvoir de définition. La chance, aujourd'hui, est de la déterminer nous-mêmes.

Vous avez néanmoins déclaré que s'il y a une puissance des femmes, elle commence par une "puissance d'attention en prise avec le réel"...

Prenons le cas des femmes primatologues : quand on leur demande pourquoi elles ont étudié les primates autrement que les hommes, certaines vont répondre : "Parce que nous sommes émotionnellement plus connectées à nos animaux..."

Les féministes, elles, diront : "Ne vous laissez pas embarquer par une définition des puissances qui ne sont pas les vôtres... " Certaines ajouteront que si nous observons différemment des hommes, c'est parce que nous nous méfions des théories. Mais nous ne sommes pas naturellement plus connectées aux animaux.

Si nous sommes restées si longtemps sur le terrain, c'est parce que dans les années 60, nous ne pouvions pas postuler dans les universités, une injustice que nous avons transformée en force. C'est le cri de Virginia Woolf : à quoi bon suivre la "procession d'hommes chargés d'honneurs et de responsabilités" alors que ce ne sont ni les diplômes ni les honneurs que nous aimons. Nous aimons pratiquer de la bonne science, et avoir le sentiment de fabriquer quelque chose qui a de la valeur.

Il nous faut chercher des puissances que nous avons envie de cultiver.

Les éthologues ont mis en parallèle la domination dans notre société humaine avec celle du monde animal, où elle serait du côté des mâles. Qu'en pensez-vous ?

Les primates gueulent beaucoup mais ceux qui gueulent beaucoup ne sont pas nécessairement ceux qui ont le pouvoir. Quand il s'agit de trouver de la nourriture, ce sont les femelles qui ouvrent le chemin.

Il y a eu beaucoup de préjugés chez les éthologues qui parlaient de dominance mâle. Mais dans les années 30, une ornithologue a pris l'initiative de baguer les oiseaux qu'elle observait. Quand on les voyait se battre pour des questions de territoire, on pensait que c'était exclusivement une affaire de mâles. Une fois bagués, on a remarqué que les femelles étaient parfois aussi vindicatives qu'eux.

Ce qu'on appelle la dominance en éthologie est un concept très flou. Le terme confiance conviendrait mieux. Prenons les moutons et les brebis, la dominance existe chez les mâles et les femelles. Toutefois, les décisions ne sont jamais contraintes. Chez les femelles, c'est la plus vieille qui guide le troupeau, c'est elle qui sait. Pourquoi parler de dominance alors qu'il s'agit d'une forme de sagesse ?

Selon Virginia Woolf*, pendant des siècles les femmes ont servi de miroir aux hommes, ce qu'une femme puissante ne fait pas...

Elle le peut d'autant moins que je me réfère à la jeune philosophe Émilie Hache, autrice du superbe livre De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, (éd. Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte), qui explique que ce qu'on nous prône comme égalité, égalité prise dans le sens d'identité, pourrait être un piège : les femmes seraient des hommes, oui, mais "en moins bien".

Or, la puissance des femmes sera de trouver leur propre puissance mais pas en miroir de celle des hommes.

Le mouvement #MeToo a permis aux femmes de se réapproprier la colère, mais les rend-elle plus fortes ?

Chez les hommes, la colère est perçue comme de l'indignation, chez les femmes, comme de l'hystérie. Je crains que certaines formes de colère trop teintées de ressentiment soient des passions tristes.

Je vais vous le dire platement, il faut des colères joyeuses et éventuellement hystériquement joyeuses, car si elles augmentent votre puissance d'exister, alors vous êtes gagnante. Mais si votre colère est une passion triste, teintée de culpabilité, elle vous fragilise d'autant plus à une époque où l'on exige des victimes qu'elles soient innocentes et parfaites. Or dans notre société où tout se traque, être une victime parfaite est impossible.

Virginia Woolf, encore, enjoignait à rentrer dans le monde des hommes, mais sans aucune gratitude et avec beaucoup de dérision...

Les femmes ont une capacité de dérision parce que longtemps exclues du pouvoir, elles ont appris à le regarder de biais avec un petit sourire ironique. Et il leur faut aussi par moments vivre dans les interstices. Elle se moque, Woolf, elle est géniale. Elle se protège merveilleusement bien de l'envie.

Et c'est cela aussi, convoquer les puissances : quels sont les affects qui me protègent de l'envie ? De la tristesse ? D'une colère qui me fragilise ? D'un statut de victime qui sera toujours défini par les autres ? Je pense réellement à l'utilité de l'humour, de la joie, de la sororité et de la dérision.

Vous évoquez la sororité et vous dites que la puissance des femmes est une puissance de relais...

Oui et elle nous protège. Beaucoup de femmes victimes doivent faire appel à l'État alors qu'auparavant les collectifs féministes jouaient ce rôle. D'où leur importance, ne serait-ce que pour ne pas nous voir confisquer le féminisme devenu un très bon prétexte pour nous disqualifier.

Donna Haraway, philosophe et primatologue, dit quelque chose de très juste : "#MeToo est une arme formidable mais avec peu de précision".

Le geste politique est de trouver suffisamment d'alliés pour ne pas se retrouver coincées dans des alliances indésirables, otages de combats avec lesquels on peut ne pas être d'accord. Quant au relais de transmission, je constate qu'il existe une solidarité entre les femmes, et avec des hommes aussi que j'appelle des "femmes honoraires". J'ai des amis qui sont "mes copines honoraires". (Elle rit.) Pouvoir compter sur ces alliés potentiels renforce notre puissance.

Vous enseignez à l'Université de Liège, la nouvelle génération ose-t-elle plus que les précédentes ?

Mes étudiantes m'interrompent en plein cours : "Ce que vous venez de dire pose un petit problème." Elles sont pleines d'audace. Et puis elles sont libres. Leur manière de contester est pleine d'un humour joyeux. Ces années à enseigner à ces jeunes femmes, préoccupées par les questions féministes, animales, coloniales, qui me prennent sur le fait de penser encore avec une pensée de l'ancien monde, m'empêchent de ronronner.

Et vous, êtes-vous une femme puissante ?

On peut gagner et on peut perdre la puissance. Le mouvement ne s'interrompt pas. C'est toujours une question en devenir, et ce sont les autres qui vous font devenir une femme puissante, une puissance que je peux passer à mon tour.

*"Un lieu à soi", traduction de Marie Darrieussecq, éd. Denoël et Folio.

Article publié dans le magazine Marie Claire, n°860 - mai 2024