"Je ne suis pas sûr que le féminisme, le vrai, que les femmes, aient une chance incroyable d'avoir, comme porte-parole, certaines d'entre vous, qui ne cessent, depuis des heures, d'hystériser les débats politiques". 

Mercredi 24 janvier 2024, alors que l'Assemblée Nationale examinait le texte de loi visant à inscrire le droit à l'avortement dans la Constitution, c'est ainsi qu'Aurélien Pradié, député LR du Lot a choisi de qualifier Clémentine Autain (députée LFI-Nupes de Seine-Saint-Denis) et Sandrine Rousseau (députée EELV-Nupes de Paris), en plein débat.

Si les propos tenus ont suscité quelques réactions dans l'Hémicycle, comme le souligne Sandrine Rousseau sur X, trop peu se sont arrêtés sur un terme employé et largement banalisé : "hystérique". 

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Or on le comprend vite, il ne s’agit pas ici de désigner Clémentine Autain et Sandrine Rousseau comme victimes d’une structure névrotique de la personnalité, comme le définit le Larousse sur un ton néo-scientifique dénué de toute connotation sexiste.

Une insulte réservée aux femmes

Habituellement utilisé de façon quasi-monopolistique par les hommes à l’encontre des femmes, ce terme aux allures d’insulte à peine voilée ne cesse de se muer en arme de stigmatisation et, par extension, de domination.

Si dans la sphère privée, une joute verbale se solde communément par des “espèce d’hystérique” ou des “tu parles comme une hystéro”, la place publique n’en est pas moins exemptée, bien au contraire. De Donald Trump qui traite les manifestantes de la marche du 8 mars de "folles enragées aux niveaux d’hystérie illimité", au journaliste Pascal Praud qui n’hésite pas à qualifier ses invitées d’hystériques quand elles lui parlent de réchauffement climatique, cette dénomination héritée d’une histoire psychanalytique obsolète et erronée s’invite plus que jamais dans les débats idéologiques contemporain pour mieux les contourner.

Une stratégie de stigmatisation péjorative qui a cours depuis la nuit des temps, des générations de féministes et de femmes engagées ayant eu droit à leur badge d’hystérique au fil des décennies, comme le dénonçait déjà Simone de Beauvoir dans les années 70. "Nous avons commencé à parler de sexismes aux sujets des insultes que les hommes déversent volontiers sur les femmes. Quand on dit d’une femme qu’elle est une "hystérique, comme toutes les bonnes femmes", il n’y a pas de recours (juridiques)", expliquait-elle sur le plateau de l’émission Questionnaire, rappelant que le terme était déjà utilisé comme une insulte sexiste à l’époque, au même titre que "salope".

Mais comment en est-on arrivé à de tels niveaux de violence misogyne avec un simple mot de huit lettres, censé avoir disparu de la classification internationale des maladies depuis 1952 ? Et surtout, pourquoi est-il strictement réservé aux personnes de genre féminin, un homme donnant de la voix étant généralement qualifié de puissant, d'éloquent ou ayant simplement un "fort tempérament", voire même du charisme ? Spoiler : parce que les Hommes, avec un grand H. Ou plutôt un : Hippocrate.

Un antique trouble de l’utérus étouffé

Également à l’origine du mythe de la virginité et de son hymen préservé, cet éminent grec de l’Antiquité, que l’on considère encore aujourd’hui comme le père fondateur de la médecine, avait eu la riche idée d’établir que "l’utérus est à l’origine de toutes les maladies" féminines, comme le rappelle l’ouvrage collectif Hysteria Beyond Freud de l’américain Sander L. Gilman.

Plus particulièrement, il estimait que les "comportements erratiques et peu fiables" des femmes étaient liés à une forme de l'étouffement de l’utérus alors appelé "pnix hysterike", ce dernier étant alors considéré comme un organe se balançant de haut en bas du corps. Le traitement alors suggéré ? La grossesse permanente, qui permettrait de garder l’utérus en parfaite sécurité. Et accessoirement la femme qui va avec sous cloche, cantonnée à un rôle essentialiste de mère.

Pour le médecin grec Galen, ce sont d’ailleurs les "graines non fécondées" d’une femme qui vont pourrir en elle et la rendre malade. Autant de théories diabolisant l’utérus qui vont séduire, jusqu’au 19e siècle, des médecins comme Auguste Fabre qui estimait encore en 1883 que "toutes les femmes portent en elles les graines de l’hystérie".

On passera sur les procès de sorcières qui dès le Moyen-Age font naître cette notion moderne d’hystérie et la définissent comme le "diagnostic explicite d’un développement de démonologie", tout femme éprouvant un faible intérêt pour le mariage ou "une soif sexuelle insatiable" étant alors considérée comme satanique et passible d’exécution. Vite, au bûcher !

Hystérie militante et vibromasseurs

Au XIXe siècle, les sorcières laissent la place à des "hystériques nerveuses", tout et n’importe quoi étant alors interprété comme un symptôme de la mystérieuse maladie qui touchent alors particulièrement les sympathisantes des mouvements féministes naissants !

"À une époque où la culture patriarcale se sentait attaquée par ces filles rebelles, la défense consistait évidemment à qualifier les femmes faisant campagne pour l'accès à l'université, à la sphère professionnelle et au vote, d'être atteinte troubles mentaux", commente Elaine Showalter, critique littéraire féministe américaine et auteure d’un essai intitulé Hysteria, Feminism, and Gender. Elle y écrit notamment que les termes hystérie et hystérique se sont véritablement ancrés dans une culture patriarcale au champ lexical sexiste, via "la rhétorique des anti-suffragettes qui cherchaient à discréditer le mouvement féministe".

C’est ainsi que le bactériologiste britannique Almroth Wright écrivait au sujet de "l’hystérie militante" que le mouvement des suffragettes était lié à de nombreux troubles mentaux, le désir d’égalité étant la maladie de ces femmes et leur estime de soi, un poison. Cures de repos forcé à la mer, interdiction de parler, lire ou écrire, régime alimentaire gras : tout était bon pour "réduire la femme à la petite enfance" et "s’approprier la volonté du mâle", comme le souligne Elaine Showalter dans son essai.

La définition de l’hystérie n’a jamais été donnée et ne le sera jamais

En 1880, certains médecins iront jusqu’à préconiser l’orgasme comme remède ultime à ce prétendu mal féminin, le docteur britannique Joseph Mortimer Granville créant ainsi les premiers vibromasseurs à vocation médicale pendant que d’autres prodigueront eux-mêmes les "massages génitaux" visant à les débarrasser de cette sournoise hystérie… et à les réduire au silence.

Vous avez dit culture du viol ? En France, l’hôpital de la Salpêtrière est le théâtre sordide de scènes d’hystérie performative, provoquées par hypnose sous la joute du chef de service Jean-Martin Charcot qui, malgré ses prétendues recherches cliniques, ne prend nullement en charges ces troubles.

Quant à Freud, il tentera vainement d'établir une théorie de l'hystérie, fondée non plus sur l’utérus mais le psychisme de ses patientes, qui ne faisaient qu’exprimer avec leur corps ce qu’elles ne pouvaient formuler. "La définition de l’hystérie n’a jamais été donnée et ne le sera jamais. Les symptômes ne sont ni assez constants ni assez conformes, ni assez égaux en durée et en intensité pour qu’un type même descriptif puisse comprendre toutes les variétés", conclura pourtant le psychiatre français Lasègue dès 1878.

Huit lettres performatives qui dénigrent

Retirée de la liste des troubles mentaux de l’American Psychiatric Association et de la classification internationale des maladies dès 1952, l’hystérie n’est plus une pathologie de laquelle des prétendues malades devraient être guéries, ni un motif valable d’enfermement ou d’attouchements forcés, bien qu’elle fasse encore l’objet de débats au sein des professionnels de la santé mentale.

Si les troubles névrotiques continuent d’empoisonner le quotidien d’un certain nombre d’individus, ils touchent en effet aussi bien les hommes que les femmes et l’idée qu’ils seraient causés par un utérus dysfonctionnel est fort heureusement révolu. C’est finalement dans le langage, puissant outil de réalité performative, que l’hystérie au XXIe siècle persiste et signe. Dans la fidèle lignée de la sempiternelle injonction au "sois-belle et tais-toi", qualifier une femme d’hystérique revient indirectement à dénigrer ses paroles, son opinion, ses émotions en insinuant qu’elles seraient purement dictées par son utérus et les hormones qui s’en dégagent, et non par sa raison, ni des principes de logique ou de rationalité.

On vit dans une société qui est tellement inégale et qui traite tellement les femmes différemment, que la colère n’échappe pas à la règle

Une façon péremptoire, dégradante et agressive d’invalider le discours et le comportement de la gent féminine qui, aujourd’hui encore, pèse sur les femmes, notamment les plus exposées médiatiquement. Femmes politiques, intellectuelles, artistes, représentantes associatives et militantes : celles considérées comme des indociles au front de l’émancipation féminine et de la reconnaissance de leur droits se font régulièrement taxer d’hystérique, y compris par d’autres femmes.

“Je vous prie d'arrêter de me faire chier. Tout cela n’est basé que sur des mensonges de folles hystériques en mal de célébrité.” Alors qu’elle faisait l’objet de cyber-harcèlement à la suite César remis à son conjoint Roman Polanski (condamné par la justice américaine pour abus sexuel sur mineur ndlr), Emmanuelle Seigner décidait par exemple, en février 2020, de claquer la porte des réseaux sociaux. Mais pas n’importe comment : visiblement excédée par les manifestations féministes dénonçant l’impunité judiciaire dont bénéficie le réalisateur primé sur le sol français, l’actrice n’hésitait pas à recourir à une rhétorique trop bien connue de celles (et rarement de ceux) qui ont l’outrecuidance de dénoncer des comportements masculins répréhensibles ou de tout simplement d’exprimer leurs opinions et leurs émotions de manière démonstrative et exacerbée. En bref, elle les traitait d’hystériques.

Des femmes en colère

Telle une épée de Damoclès sanctionnant toute velléité de contestation d’un patriarcat systémique, le champ lexical de l’hystérie et les connotations qui y sont associées encore aujourd’hui contribuent alors, insidieusement, à façonner, à polir, le discours féministe et son action militante.

Le but ? Le rendre moins dérangeant pour ceux dont les actes sexistes et autres privilèges de genre sont contestés mais aussi, par extension, moins percutant. "On vit dans une société qui est tellement inégale et qui traite tellement les femmes différemment, que la colère n’échappe pas à la règle. Quand une femme se met en colère, elle ne sera pas traitée de la manière que lorsqu’un homme se met en colère", explique Caroline de Haas, co-fondatrice des collectifs Osez le Feministe et Nous Toutes, au micro de Cyrielle Bedu dans le podcast Emotions.

"Résultat ? Quand je suis sur un plateau télé ou à la radio, je vais particulièrement maîtriser ma colère parce que je sais qu’elle pourrait être utilisée contre moi et me faire perdre en pédagogie", explique t-elle rappelant que l’espace médiatique actuel décrédibilise systématiquement la colère des femmes, et plus particulièrement celle des féministes.

Pourtant elle s’interroge, cette stratégie d’évitement ne lui épargnant pas de ressentir une certaine forme de culpabilité. "Je me rends compte que je veille particulièrement dans les médias à ne pas me mettre en colère, justement pour des questions d’image. Et ce que je me dis immédiatement : est-ce que finalement je ne dessers pas un peu ma cause ? Est-ce que je ne devrais pas montrer ma colère pour justement réhabiliter la colère ? Grande question !"

Et si, après la lecture de cet article, on décidait de bannir ce mot de notre vocabulaire ?