"Je me sens comme une rescapée" : le traumatisme des orphelins de féminicides

féminicides
Elles avaient 14, 15, ou 28 ans, lorsque leurs mères respectives ont été assassinées par leurs pères ou un ex-beau-père. Milena, Virginie et Lucie confient leurs traumatismes d'être orphelines d'une victime de féminicide, sans accompagnement ni statut. Témoignages.

"On va voir maman à la morgue ?" Certaines nuits, Lucie réveille son fiancé en parlant dans ses cauchemars. Elle confie regretter avoir refusé de voir sa mère pour leur dernier au revoir. Mais elle savait son visage abîmé par l’impact d'une balle. Le choc aurait été peut-être trop violent pour celle qui était alors enceinte de cinq mois. 

Lucie, orpheline à 26 ans : sa mère assassinée par un ex-conjoint 

Le 17 avril 2019, Nathalie, 54 ans, est tuée d'une balle en plein cœur. Celle que l'assassin s'est tiré dans la tête, après s'être couché à ses côtés, a traversé sa joue.

Certains médias ont osé qualifier ce féminicide de "crime passionnel". Traumatisée par cette romantisation de l'acte, Lucie, 26 ans à l'époque, se souvient d'un article illustré par un ignoble montage. Un cliché de sa mère trouvé sur Facebook était encadré, d'un côté, par un portrait de l'homme qu'elle fréquentait depuis quelques semaines, premier abattu, et de l'autre, par une photo du tueur.

Vidéo du jour

Ce matin d'avril, les collègues de cette manutentionnaire contactent son gendre, inquiètes de ne pas la voir arriver. En déplacement professionnel, le conjoint de Lucie ordonne à sa mère de se rendre au domicile de sa belle-mère, et de ne surtout pas prévenir la femme enceinte pour le moment. Les pièces de la maison sont allumées, mais la sonnette retentit dans le vide. 

La future mère, qui se rend chez une amie pour le déjeuner, croise en chemin son fiancé, qui s'est dépêché de rentrer. "Lulu, fais attention au bébé", lui répète-t-il, blême, incapable d'en dire plus. À peine arrivé sur le lieu du "carnage", selon l'expression des gendarmes, le couple est pressé par l'un d'eux : "Il faut vite aller témoigner à la gendarmerie". Lucie obéit. "Mon cerveau a voulu me protéger. Au début, je ne réagissais même pas. Sans mot, sans larme. Je revois ces gens pleurer plus que moi."

Les enquêteurs mettent la maison sous scellés. "Je me suis retrouvée chez Kiabi, car je ne voulais pas qu’elle soit nue à la morgue", se rappelle douloureusement la vingtenaire. Une "scène irréelle" dans la vie d'un enfant.

Lucie espère que l'enquête ne tardera pas, pour récupérer au plus vite des souvenirs de sa mère. Mais quinze jours après le double meurtre, la maison est cambriolée. Il lui restera ça : un agenda remis par les enquêteurs au mois de juin. Elle y découvre les mots angoissés de sa mère, qui notait "chaque fois qu'il l'embêtait" depuis leur séparation, trois mois avant le féminicide. Celui que Lucie refuse de nommer n'a cessé de téléphoner à Nathalie et de l'attendre le dimanche devant chez elle. Trois jours avant de passer à l'acte, il lui écrivait que la mort rôdait autour d'elle et qu'elle devait se méfier. 

La femme harcelée avait parlé de ce SMS à sa fille, qui avait cru à un chantage au suicide. "Elle, avait compris que c'était un message d'alerte".

Milena, orpheline à 14 ans : son père a tiré sur sa mère, puis s'est suicidé

Milena retrace son histoire d'une voix posée. Elle semble si mature. Pour les passages un peu plus compliqués à raconter pour elle, l'adolescente de 17 ans allume une cigarette.

Elle dénonce d'abord "13 ans de violences conjugales et psychologiques" envers sa mère, Ana. En grandissant, Milena s'interpose, et se fait frapper à son tour par son père. Inquiet pour sa grande sœur, Luka se confie à ses professeurs. Ceux-là préviennent alors l'Aide sociale à l'enfance (ASE), qui leur trouve une place en foyer pour femmes battues.

Leur vie s'apaise. Jusqu'à ce que l'oncle de Milena les retrouve, et transmette leur nouvelle adresse à son frère menaçant. "Ne me mets pas en colère au point que quatre cadavres sortent d’une même maison", lance ce dernier à sa fille, qui répète calmement ses mots terrifiants. "Quoi que je faisais, c'était toujours de ma faute pour lui, car j'étais celle qui s'interposait, et donc, qui le frustrait", analyse-t-elle. 

Comme il n’y avait pas ma maman, j’ai pris son rôle super vite, dans la foulée.

Le 31 juillet 2018, alors qu'Ana rentre de son stage en voiture, l'homme la suit. Dans un rond-point, il tire, avant de retourner l'arme contre lui. Milena et Luka ont rendez-vous avec leur mère chez une de ses amies pour dîner. Angoissés par son retard, ils demandent à l'adulte de les conduire jusqu'à leur maison.

Durant 90 interminables minutes, les enfants attendent devant chez eux, sans aucune explication des policiers. Au poste, ces derniers leur révèlent laconiquement que leur mère a été tuée : "C'était expéditif, alors que mon monde d’enfant s’écroulait. J’ai juste pu hurler 'Non !' et pleurer".

Dans l'heure de l'annonce, les orphelins sont emmenés chez un psy. "Il disait des phrases qu'on ne voulait pas entendre", se souvient amèrement la jeune interrogée. "Au début c’est dur, mais ça va passer", l’imite-t-elle d'un ton agacé, encore en colère d’avoir été si bousculée ce jour-là.

Les enfants sont ensuite reconduits au foyer pour récupérer quelques affaires. "Je pleurais à chaudes larmes, tout en donnant des ordres à Luka. 'N’oublie pas tes caleçons et tes chaussettes.' Comme il n’y avait pas ma maman, j’ai pris son rôle super vite, dans la foulée", raconte Milena, bouleversante.

Puis une éducatrice est venue les informer qu'une famille d'accueil acceptait de les recevoir. "On n’a même pas eu le temps de dire : 'Quoi ?', 'Qui ?'. On ne nous a pas demandé chez qui on se sentirait bien", regrette l'adolescente. Le cauchemar se poursuit pour Milena, maltraitée psychologiquement par cette "famille".

Dans le même temps, Florie ne comprend pas pourquoi les enfants de sa regrettée sœur de cœur ne lui donnent pas de nouvelles.

Elle s'inquiète de leur silence, elle qui demande chaque jour aux services de protection de l'enfance de leur transmettre ses messages... "Ce qu'ils n'ont jamais fait. Ils ne se sont jamais demandés si j’étais une personne apte de les accueillir. J’étais hors des clous pour eux : ni famille d’accueil, ni de la famille des enfants", décrypte-t-elle. La femme de 34 ans finit par trouver le compte Snapchat de Milena, mais la famille d’accueil contrôle leurs échanges, qui se limitent alors à "Ça se passe très bien, ils sont gentils".

Pour les vacances, Luka et Milena voyagent en Arménie, chez leur grand-mère maternelle. Une "chance" dans cet enfer. Car là-bas, l'orpheline a pu se confier librement à Florie. En signe de protestation contre sa famille d'accueil maltraitante, et dans le but d'alerter l'ASE, Milena refuse de rentrer en France. 

Durant les neufs longs mois que les enfants passent dans cet autre pays, l'amie d'Ana se démène : "L’ambassade de France en Arménie bloquait leur retour tant qu’un papier officiel n’attestait pas qu’ils rentraient chez moi, mais l’ASE refusait de me délivrer ce précieux document". Un casse-tête administratif, ici, en France, et à l'autre bout du fil : la détresse de Milena. 

L’avocate arménienne engagée par Florie convainc finalement l’ambassade, qui donne son feu vert le 11 septembre 2020. Le 14, Milena et Luka sont accueillis par la mère célibataire et ses trois jeunes enfants, qui ont accepté de laisser leurs chambres individuelles aux deux "grands". "Quand tu perds tes parents, tu penses forcément aux futurs moments importants que tu vas vivre sans eux : le bac, le permis, la maternité. Désormais, je sais que Florie sera là, et ça me fait du bien", sourit Milena.

À la rentrée, la lycéenne recommencera sa première. "Cette année scolaire, je n'ai pas du tout pu la faire. Je devais me concentrer sur ma santé mentale", explique l'adolescente, qui vomissait d'angoisse chaque matin.

Milena n'a pas peur du regard de ses camarades. "Je n’ai pas à avoir honte d’avoir vécu cela. Je suis même fière de m’en être sortie. Je me sens comme une rescapée. J’ai échappé à la mort je ne sais pas combien de fois...", glisse-t-elle, avant d'être coupée par Florie : "Et elle a sauvé sa mère je ne sais pas combien de fois".

Virginie, orpheline à 15 ans : sa mère et sa grande sœur tuées par son père

Contrairement à certains enfants de victimes de féminicides qui préfèrent le terme "géniteur", Virginie utilise encore celui de "père". Elle était à peine plus âgée que Milena lorsque son père a planifié le crime de sa mère, qui l'avait quitté quelques mois plus tôt.

La femme de 43 ans entame courageusement le récit du jour le plus terrifiant de sa vie : "C'était le dernier dimanche des vacances scolaires de février, au début de l'année 93. Mon père s'est introduit à notre domicile la nuit, déguisé en pêcheur, pour ne pas être reconnu. Pour attirer maman au sous-sol, il a retiré les ampoules des lampes de l’escalier qui mène à la cave. Quand, au réveil, elle a vu qu’il n’y avait plus de lumière, elle a demandé à son aînée de l'accompagner voir ce qu’il se passait. Il leur a tiré dessus, directement. J’ai entendu des gros bruits, je n’ai pas compris que c’était des coups de feu. J’avais 15 ans, j’étais en train de faire mes devoirs, je ne pouvais pas imaginer ça."

Il m’a dit : "J’ai tué ta mère et ta sœur. Vous n’aviez pas à me faire ça. Je n’avais pas mérité ça. Je veux que tu t’excuses."

Virginie reprend son souffle, et puis : "Il est monté dans ma chambre. Je me souviendrai toujours, quand je l’ai vu dans l’encadrement de la porte, j’étais presque contente. Puis j’ai vu l’arme dans sa main. Il m’a dit : 'J’ai tué ta mère et ta sœur. Vous n’aviez pas à me faire ça. Je n’avais pas mérité ça. Je veux que tu t’excuses.' Je n’ai pas réalisé sur le moment, mais à son procès, j’ai compris que si je ne m’étais pas excusée, je faisais partie des victimes."

Son père la fait descendre sous la contrainte de l'arme, avant de l'enfermer dans la cave. Il y conduit ensuite sa petite sœur, de la même manière. Il les prévient qu'elles resteront enfermées jusqu'à ce qu'il appelle leur grand-père, qui viendra les libérer, juste avant qu'il se suicide sur les marches du Palais de justice d'Angers. Un acte militant au nom de tous les pères séparés, s'imaginait-il dans son "délire", selon les mots de Virginie. 

Alors qu'il expose son plan à ses enfants tétanisés, la sonnette de la porte retentit. "C'était ma grande sœur, qui n’était pas morte, qui avait cherché à s’enfuir, et qui avait dû s’appuyer contre le chambranle de la porte", se remémore péniblement Virginie.

Lorsque son père redescend à la cave, il lâche : "Votre sœur va prévenir la police. Je n'ai plus le temps, je vais aller me suicider dans le garage. Quand vous entendrez la détonation, vous pourrez partir". "On a entendu une déflagration, on s’est enfui en pyjama. On a sonné chez le voisin - notre médecin de famille - pour demander secours, et juste devant son portail, on a trouvé notre grande sœur, agonisante. Il n'y avait personne chez le Docteur, et les secours ont mis du temps à arriver... Elle est décédée dans l’ambulance", raconte Virginie, la voix un peu plus tremblante. 

Après ce féminicide et cet infanticide, l'homme a positionné son arme sous le menton, mais a survécu. Il a été condamné à 18 ans de prison. "C'est peu, car la préméditation n’a pas été retenue, alors qu’il s’était déguisé...", murmure Virginie. Une peine "faible", aussi car le grand-père paternel avait payé un célèbre avocat parisien, "un ponte au milieu du tribunal d'Angers".

Virginie, à peine majeure au moment du procès, à la fois témoin et partie civile, s'était préparée au contre-interrogatoire. Mais le pénaliste avait lancé : "Monsieur Dhion ne souhaite pas contre-interroger sa fille, pour lui éviter de la peine". "Je me rends bien compte aujourd'hui que tout ce que j’aurais pu dire aurait joué en sa défaveur", soupire la quadragénaire. Elle ne voulait d'ailleurs plus porter ce patronyme, Dhion. "J'ai demandé au père de mes enfants que l'on se marie rapidement. Aujourd'hui, j’ai fait la paix avec ce nom-là, qui reste moi", explique-t-elle.

Son père est finalement libéré après dix ans d'emprisonnement, pour bonne conduite et raisons médicales, à quelques jours de la naissance de sa fille. Comment expliquer à ses enfants que papi a tué mamie ? Virginie a choisi de leur dire à leurs 7 ans, refusant qu'ils ressentent un mal-être lié au lourd secret de famille"Il est méchant ton père", a lancé son aînée, en colère et sanglots. Son fils s'est plutôt étonné : "Ah bon ? Il avait un pistolet ?".

"L’an passé, j’ai eu l’âge de maman quand elle est morte. J’étais persuadée qu’il allait m’arriver quelque chose", confie Virginie, très émue. Cet anniversaire si particulier fut pour elle un déclic, le moment de se replonger dans cette histoire familiale qu'elle avait "mise sous cloche" pour fonder sa propre famille.

Virginie s'est rapprochée de l'Union Nationale des Familles de Féminicides (UNFF)*, où "elle a pu comprendre les mécanismes de l’emprise pernicieuse" de son père sur sa mère. Et de se rappeler soudainement : "De son pouvoir manipulateur, il écrivait en prison à ma grand-mère maternelle, qui me demandait alors pourquoi je n’allais pas lui rendre visite".

L’an passé, j’ai eu l’âge de maman quand elle est morte. J’étais persuadée qu’il allait m’arriver quelque chose.

Ce que réclament ces enfants

Lucie, Milena et Virginie ont toutes trois mal vécu le manque de soutien psychologique lors de l'annonce du décès de leurs mères, puis sur la durée. 

"Luka et Milena ont commencé à être suivis la semaine dernière seulement ! Il faudrait qu’il y ait un psy spécialisé sur place, auprès des policiers, pour accueillir les enfants", pense Florie. "Je déplore que l'on doive se faire soigner avec nos propres moyens, ajoute Lucie. Au début, j’allais une fois par semaine chez le psychologue. Mais au bout d’un moment, le psy à 50 euros la séance, tant pis, il faut penser aux autres dépenses. L'an passé, ça n'allait pas. Je suis allée voir une psychiatre cette fois. Elle m’a prescrit un traitement remboursé par la sécurité sociale. Le monde à l’envers. Il faut que je sois sous anti-dépresseurs - le stade que je ne voulais pas atteindre - pour être aidée gratuitement".

Ces enfants ne devraient pas non plus avoir à prendre en charge le nettoyage des scènes de crimes, pointe-t-elle. "Je repense à cette pièce glaciale, à ce gendarme qui a répété au moins dix fois durant l’audition : 'Vous appellerez bien une agence de nettoyage quand on vous donnera les clefs, car on vous rend la maison en l’état'. 1 000 euros de frais et être obligée d'aller finir parce que c'est mal fait...", soupire-t-elle.

Ce soutien gracieux ainsi que la prise en charge psychologique en psycho-traumatisme figurent parmi les réclamations de l'UNFF, dans sa pétition Enfants et familles de féminicides, nous demandons la création d'un statut de victime !, adressée au secrétaire d'État chargé de la protection à l'enfance Adrien Taquet et au Président.

*Merci à Hélène de Ponsay de l'UNFF pour son temps consacré à la mise en relation avec ces témoins.

[Dossier] Le féminicide, un meurtre au-delà des violences conjugales - 88 articles à consulter

La Newsletter Époque

Phénomènes de société, reportages, people et actualités... l'air du temps décrypté.