Il n'y a rien à guérir. Voilà ce que Jean Michel Dunand, comme tant d'autres, clame sans relâche. Ces dernières semaines, le hashtag symbole de leur lutte, #RienAGuerir, a de nouveau émergé sur les réseaux sociaux, prenant une ampleur nouvelle grâce à sa mise en lumière par des artistes et personnalités bien connues du grand public. À travers lui, tous.tes dénoncent les thérapies dites de conversion ou homothérapies, faits de certains groupes religieux prétendant non seulement que l’homosexualité ou la transidentité seraient anormales, mais également qu’il est possible de modifier son orientation sexuelle ou son identité de genre.

Du chapelet de prières en passant pas les châtiments corporels jusqu'à l'exorcisme, l’emprise spirituelle est le moteur de ces structures -toutes confessions confondues- qui agissent en France en sourdine, face à un vide juridique qui empêche les victimes d'être reconnues.

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Des victimes face à un vide juridique

Benoit Berthe, membre du collectif Rien à Guérir pointe justement le vide numérique découlant de ce vide juridique : "C’est compliqué de faire remonter des chiffres, parce que quand on va porter plainte, la police écoute le témoignage et va ensuite entrer dans un système de rapport l’incrimination dans laquelle s’inscrit notre plainte. Le chiffre national des infractions se crée lors d’une incrimination spécifique, or celle des thérapies de conversion n’existe pas donc on ne peut pas avoir de remontée chiffrée".

Aujourd'hui, les victimes, si tant est qu'elles trouvent la force de passer la porte d'un commissariat pour déposer plainte, peuvent ainsi voir leur histoire classifiée comme relevant de l'abus de faiblesse, de l'utilisation illégale de la médecine, ou encore de l’agression sexuelle. Un arsenal législatif que beaucoup jugent insuffisant. "Il a été complètement inutile ces trente dernières années pour condamner les thérapies de conversion. Aucune d’entre elles n’a été condamnée à ce jour. Sur le terrain on voit bien que la loi actuelle n’interdit rien. Ce n’est pas suffisant. […] Les gens qui actuellement pratiquent les thérapies de conversion se sentent dans leur bon droit puisqu'ils ne sont pas inquiétés, donc ils continuent."

Un projet de loi qui prend la poussière

En juin 2020, la députée LREM Laurence Vanceunebrock a elle décidé de s’atteler au sujet. Elle a ainsi établi un projet de loi visant à interdire les homothérapies, avec des peines pouvant aller jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

Surtout, ce projet de loi définit clairement les homothérapies, des pratiques, comportements ou propos "visant à modifier ou à réprimer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne et ayant pour effet une altération de sa santé physique ou mentale."

Las, depuis plus d'un an, il est posé sur le bureau du président de l’Assemblée Nationale, en attendant d'être intégré à l'agenda des débats. Pour les victimes comme les denfenseurs.es de la cause LGBTQIA+, l'inertie passe mal. D'autant que plusieurs de nos voisins européens ont déjà légiféré clairement sur ce dossier. Pas plus tard qu'au mois de mai, dans son "discours de la Reine" au Parlement", Elizabeth II annonçait la fin prochaine des thérapies de conversion en Angleterre et au Pays de Galles.

"Si on ne vient pas définir précisément ce que sont ces thérapies dans une loi spécifique, il n’y aura pas d'effet préventif", et les thérapies de conversion perdureront, martèle Benoit Berthe.

Pendant des décennies Jean-Michel Dunand a été contraint de renier son homosexualité. Catholique pratiquant, issu d'une famille croyante, il est tombé dans l'enfer des thérapies de conversion alors qu'il débutait sa vie d'adulte. Il est l'un des rares à en témoigner dans un livre, Libre : de la honte à la lumière.

La honte et le silence à la maison

Marie Claire : Issu d'une famille catholique et pratiquante, vous développez très jeune une attirance pour les garçons. Comment le vivez-vous alors, au regard d'une telle éducation ?

Jean-Michel Dunand : J’ai très vite compris que les modèles que l’on me proposait dans la religion chrétienne, c’était soit de fonder un couple homme-femme, soit d’être célibataire pour devenir religieux. J’ai vécu la prise de conscience et la découverte de cette différence, comme quelque chose dont il ne fallait pas parler.

C’est pourquoi j’emploie dans le sous-titre de mon livre le mot "honte". À l'époque, elle s’installe tout doucement chez moi, elle débute par une paralysie de la parole. J’ai commencé ce parcours de la honte en étant dans une certaine forme de mutisme.

Comment l’homosexualité était-elle perçue dans votre famille ?

Dans ma famille on ne parlait pas de "ça". Ou alors pour en dire des choses très glauques. Ou encore pour parler d’un cousin éloigné qui s’était expatrié à Strasbourg et dont on disait dans les repas de famille "il a des mœurs à part".

Les premières violences, physiques et psychologiques que vous subissez ont lieu à l’école...

La première étape, qui m’a enfoncé un peu plus dans la honte, c’est ce qu’on ne nommait pas à l’époque mais que l’on appelle aujourd’hui le harcèlement scolaire. Une découverte de la méchanceté gratuite, de la violence qui existait par les mots. 

Je me suis dit : "Je vais devenir religieux, comme ça, on ne m'embêtera plus. Je n’aurais pas à justifier un célibat."

J’ai un souvenir très net de la violence des mots : "PD", "tapette", "enculé". Il n’y avait pas à l’époque les réseaux sociaux, ces outils qui peuvent amplifier le harcèlement scolaire, mais la violence des mots était la même.

J’ai alors mis le turbo sur la dimension spirituelle de ma vie. Je me suis dit : "Je vais devenir religieux, comme ça, on ne m'embêtera plus. Je n’aurais pas à justifier un célibat."

Jeune adulte sous emprise spirituelle

L’Église devient une sorte de refuge. Vous continuez à cacher votre homosexualité, tout en l’explorant. C’est à ce moment-là que vous en parlez pour la première fois...

Dès que j’ai eu le bac en poche, je suis parti dans un couvent comme religieux. J'avais 18 ans et si j'étais mature sur le plan spirituel, j'étais très immature sur le plan affectif et sexuel. Là, à quelques centaines de kilomètres de chez moi, tout a explosé. Je me suis vu ne plus pouvoir gérer le corps qui était le mien et pour lequel j’avais commencé à intégrer une certaine haine, parce qu’il n’était pas mon allié. J’ai donc craqué et parlé pour la première fois à un religieux de ce couvent.

Il m'a dit : si tu le veux, on peut te proposer avec un petit groupe de prière que je fréquente, une prière de guérison. Jésus va te guérir de ton homosexualité.

Il m’a accueilli avec une certaine écoute. Mais cet accueil était très superficiel, il n’a pas véritablement entendu ce qu’il se jouait là. Il m’a dit "tu es un garçon de prière, je te conseille de croire que tout ça va passer. C’est une mauvaise passe. Si tu le veux, on peut te proposer avec un petit groupe de prière que je fréquente, une prière de guérison. Jésus va te guérir de ton homosexualité".

J’y ai cru. J’étais dans une démarche de confiance et de désir absolu. C’est à ce moment qu’a commencé, ce que je nomme aujourd'hui, l’emprise spirituelle.

Comment définiriez-vous l’emprise spirituelle ?

Elle commence de manière très subtile, vous vous faites voler et violer votre "je" sans vous en rendre compte ! Il y a une inversion. La personne ou le groupe prend les décisions pour vous mais vous avez l’impression que c’est vous qui consentez. Vous vous considérez vous-même comme responsable de ce qui vous arrive.

Vous intégrez ensuite une nouvelle école de prière et d’évangélisation dans le début des années 1980, dans les Alpes de Haute-Provence, où à nouveau vous allez parler de votre homosexualité. Comment cela est-il reçu là-bas ?

Je suis tombé amoureux d’un garçon de l’école. Une situation très difficilement gérable car je le voyais tous les jours. J'ai fini par lui parler, mais il n’était pas gay. Il m’a cependant accueilli avec beaucoup d’estime et de bienveillance.

Vous vous faîtes voler et violer votre "je" sans vous en rendre compte.

Comme j’avais parlé avec lui et que c’était compliqué dans ma tête, j’en ai aussi parlé aux responsables de l’école. Ils m’ont, eux, proposé, non pas une prière de guérison, mais une prière de délivrance. Comme je voulais devenir prêtre, que j’allais intégrer un séminaire après l’école, ils m’ont dit : "Ce serait bien que le Seigneur te délivre de tout ça". Comme si l’homosexualité était des chaînes de prison, difficiles à briser.

Exorcismes et pensées suicidaires

Vous intégrez ensuite un séminaire pour devenir prêtre. Des années relativement calmes, où vous explorez votre sexualité en dehors de l’Église et de ses structures. Puis, âgé de 24 ans, vous intégrez une petite communauté dans le nord du Var où les sévices vont s'accentuer...

Je me suis retrouvé dans cette petite communauté dans une ambiance plus solitaire. Et là toute ma vie enfouie, cette sexualité, est ressortie de manière ingérable et difficile. Cela a atteint mon corps, j’avais du mal à manger, j’étais fatigué physiquement et mentalement car ma sexualité occupait toutes mes pensées. Je faisais des fugues régulièrement pour aller rejoindre des lieux de drague, des saunas gays…

Là, un prêtre de passage est informé par le responsable de la communauté de mon cas. Il dit : "C’est pas compliqué. Jean Michel est possédé par le démon de l’homosexualité. Dans l’Église, il existe une prière pour ça, c’est l’exorcisme".

On vous suggère pour la première fois un exorcisme.

Encore une fois, j’ai dit oui. Je voulais absolument correspondre à ce que l’Église voulait pour les homosexuels, c’est-à-dire, ne pas avoir de relation sexuelle, échapper à toute pensée, désir… Je me suis retrouvé un soir dans la petite chapelle de la communauté en petit comité. Le premier exorcisme a eu lieu.

Ça touche quelque chose de votre intimité corporelle. C’est un viol spirituel vraiment très fort.

C’est une prière très officielle avec tout un cérémonial. La prière n’est pas uniquement adressée à Dieu comme celle de guérison ou de délivrance. On s’adresse aussi à son corps. J’ai entendu : "Satan sort de ce corps". Ça touche quelque chose de votre intimité corporelle. C’est un viol spirituel vraiment très fort.

Vous racontez que d'autres exorcismes vont suivre. Que se passe-t-il pour vous dans ces moments-là ?

Au premier exorcisme, mon corps réagit. Il entre en convulsion, je me mets à hurler parce que j’étais très mal et j’avais besoin de décharger cette tension. Les gens qui sont là sont convaincus que le démon est là, en moi, face à mes réactions.

En un an environ, on me propose huit exorcismes. J’entre dans un vrai délire, je suis de plus en plus fatigué, avec des envies et tentatives de suicide. 

En un an environ, on me propose huit exorcismes. J’entre dans un vrai délire, je suis de plus en plus fatigué, avec des envies et tentatives de suicide.

Au huitième exorcisme, le prêtre demande à un religieux sur place de me tenir. Mais comme j’étais très agité, on m’a finalement attaché à un lit et on a commencé "la prière du grand exorcisme". On nageait en pleine folie, et tout ça au sein de l’Église catholique !

Le long chemin de la reconstruction

Dans quel état en êtes-vous sorti ?

Je suis sorti de là dans un état pitoyable. J’étais dans l’incapacité même de penser, j’étais lessivé. L’évêque de Toulon a appris ce que j’étais en train de vivre. Il a conseillé que je fasse une cure de sommeil dans un hôpital psychiatrique. On m’a donc conduit quelques jours après à l’hôpital psychiatrique de Nice.

C’est à ce moment que vous avez une prise de conscience...

Quand je me suis retrouvé devant ces grilles, ce bâtiment oppressant, au début de l’été, j’ai retrouvé mon bon sens. Je suis parti en courant. J’ai fui. Je me suis dit dans ma tête : "Si tu rentres là-dedans, tu n’en sortiras pas". J’ai eu une espèce de déclic.

L’emprise spirituelle a-t-elle laissé des traces ? 

Il m’a fallu beaucoup de temps pour dénouer tout ce qui se passait en moi et prendre conscience que j’ai bien été sous emprise. Le propre d’une institution religieuse c’est qu’elle vous met à l’intérieur de vous-même dans un conflit de loyauté permanent. J’ai longtemps été dans ce conflit, dans ce déni du traumatisme. Il faut du temps pour enfin dire j’ai été victime et non responsable.

J’ai vécu cela dans ma vingtaine, j'ai aujourd’hui 56 ans. Je peux dire que ça a fracassé ma vie. On se réveille à 50 ans, encore prisonnier de ses démons, si je puis dire.

J’ai longtemps été dans ce conflit, dans ce déni du traumatisme. Il faut du temps pour enfin dire j’ai été victime et non responsable

Je me suis pourtant reconstruit, grâce Daniel en particulier, avec qui je partage ma vie depuis 1992. Il est devenu mon mari il y a trois ans. C’est une personne qui m’a estimé tout de suite dans la singularité de mon histoire. Ça n’a pas été facile pour lui. Il a très vite perçu que j’étais quelqu’un de fracturé. Mais il a toujours été là. 

Et votre famille dans tout ça ?

J’ai l’immense cadeau d’avoir une sœur, de quatre ans de moins que moi, Nathalie. Elle a perçu qu’il se passait quelque chose pendant ces mois où je vivais les exorcismes malgré la distance. Elle est venue vers moi après avoir compris au téléphone que ça n’allait pas.

Notre lien est indéfectible aujourd’hui. Quand je lui ai fait mon coming-out, elle m’a dit : "Je t’aime et je t’aimerai toujours". Mais avec mes parents ça a été plus compliqué...

Vous fondez en 2004 la Communion Béthanie et écrivez un livre témoignage de votre histoire en 2011, des moment clés dans votre reconstruction...

C’est une intuition que j’avais déjà eu vers 18 ans : l’idée que naisse au sein de l’Église une petite fraternité de prière au service des personnes homosexuelles.

Vingt ans après, cette intuition a pris naissance avec la Communauté Béthanie, qui au fil des rencontres s’est aussi ouverte naturellement aux personnes transgenres. Personnellement, cela m’a aussi permis d’unifier ma dimension de foi et mon être homo, qui est plus qu’une sexualité.

En 2009 on a célébré la journée mondiale de la lutte contre l’homophobie dont le thème était "L’homophobie dans les religions". J’ai été invité à ce moment-là à l’Assemblée Nationale, le 17 mai 2009. C'est à ce moment-là que j'ai décidé  de raconter mon histoire dans un livre, une étape très importante.

Puis en 2019, deux jeunes journalistes Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre sortent leur enquête sur les thérapies de conversion en France. Ce travail, mis en images, m’a fait prendre conscience que j’ai été victime d’une emprise spirituelle et que j’ai été prisonnier d’un déni traumatique et d’un conflit de loyauté dont je commence véritablement à me sortir aujourd'hui.

Sensibiliser et lutter contre l'obscurantisme

La députée LREM Laurence Vanceunebrock a déposé un projet de loi visant à interdire les thérapies de conversion. Êtes-vous favorable à ce projet ?

Oui, tout à fait. C’est prendre au sérieux la parole des victimes et ce qu’elles ont vécu. Alors bien sûr, on nous dit aujourd’hui qu'il y a d’autres possibilités juridiques... Certes, mais je pense que c’est un délit spécifique.

Les thérapies de conversion, ne sont qu’une partie visible de l’iceberg. Dessous, il y a l’obscurantisme religieux, une certaine forme de prosélytisme aussi. Et c’est ça que la République doit viser pour protéger les individus.

Car les religions, quelle qu'elles soient, sont dans l’incapacité de le faire. Puisque mon Église est incapable de nous protéger, je demande à la République française de le faire.

La foi, tout comme l’orientation sexuelle et l’identité de genre se situe au niveau de la conscience individuelle. Aucune personne n’a le droit d’aller dans ce sanctuaire intime.

Si ce projet de loi aboutissait, cela vous encouragerait-il à porter plainte même des années plus tard ?

Aujourd’hui, au vu de mon parcours psychologique et de mon accompagnement, je sors du conflit de loyauté qui m'a longtemps tenu. Même si les faits sont prescrits, j’y réfléchis sérieusement. Ce sera peut-être aussi ma manière à moi de poser un acte de libération.

Ma médiatisation, mon combat, il est pour les jeunes, pour une vigilance contre l’obscurantisme religieux, d’où qu’il vienne.

Que voudriez-vous dire aux jeunes et moins jeunes, croyants et homosexuels ?

C’est un très beau cadeau d’être dans une démarche de foi. Et c’est une toute aussi belle chance et beauté de se découvrir personne homosensible ou transgenre.
Il n’y a aucune incompatibilité entre ces deux dimensions, c’est la même source de vie. Mais je les inviterais vraiment à être d’une vigilance extrême contre tout ce qui s’érige en pouvoir religieux, en interprétation des textes. Surtout qu’ils ne se laissent jamais voler leur "je", jamais violer leur conscience.

La foi, tout comme l’orientation sexuelle et l’identité de genre, se situe au niveau de la conscience individuelle. Aucune personne n’a le droit d’aller dans ce sanctuaire intime. Aucune religion, aucun représentant religieux. Soyez toujours vigilant car l’emprise spirituelle et les prédateurs spirituels avancent à visage masqué.