Peter Singer est professeur de bioéthique à l’université de Princeton (États Unis). Son livre La libération animale (Payot) publié pour la première fois en 1975 est devenu la bible des antispécistes et vegans du monde entier.

Cet ouvrage pionnier, qui figure dans la liste de Time magazine des livres les plus influents des cent dernières années, appelle à considérer et respecter les animaux parce qu’ils ont, à l’égale des humains, la capacité de souffrir. Le philosophe australien répond à nos questions.

Marie Claire : Pourquoi aujourd’hui, notre regard sur les animaux est-il en train de changer ?

Peter Singer : Posez-vous la question dans l’autre sens : pourquoi avant, les gens ne s’identifiaient-ils pas aux animaux, pourquoi ne se considéraient-ils pas comme des animaux ? Les gens pensaient qu’ils devaient manger des animaux deux ou trois fois par jour, qu’ils en avaient besoin. Cela rend très difficile de penser de manière objective votre relation aux animaux.

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Avec la nourriture végétale, dont l’offre ne cesse de grandir en supermarché, une alternative à la viande existe, qui permet d’envisager un futur où l’on ne mangera plus d’animaux. Cela devient donc plus facile pour les mangeurs de se connecter aux animaux, et de regarder sans détourner les yeux le repas qu’ils ont dans leur assiette.

Le véganisme implique de ne pas manger de produits animaux ni recourir au cuir, etc. Cette éthique contredit la loi évolutionniste qui veut que, pour que les espèces et les écosystèmes survivent, les animaux doivent s’entremanger. Qu’en pensez-vous ?

L’évolution ignore la morale et nous ne sommes pas obligés de suivre aveuglément ses lois. Et nous faisons déjà beaucoup de choses contraires à l’évolution : aider les gens affaiblis par la maladie, on leur permet de vivre en est un exemple, il y en a beaucoup d’autres.

L’espèce humaine a atteint une étape de son développement où elle peut faire des choix, décider la façon dont elle veut vivre et définir ce qui est bien ou mal dans sa façon de vivre. Peut-être que l’un de ces choix est de modifier notre regard sur les animaux, de ne pas les considérer comme de la nourriture ?

Nos ancêtres étaient coincés : pour avoir assez à manger, ils devaient consommer des formes très concentrées de nourriture, et la viande est une forme concentrée de nourriture. Ils n’avaient pas le choix, même si techniquement ils étaient omnivores et ont toujours mangé beaucoup de plantes.

Mais on n’a plus à s’inquiéter de se nourrir correctement. On peut vivre de nourriture végétale. Alors que la surconsommation de viande est néfaste pour la santé et que sa production contribue massivement au changement climatique, on n’en a jamais autant mangé : la Chine et d’autres pays du Sud Est asiatique ont rattrapé les Occidentaux sur ce point. Réduire dramatiquement au moins notre consommation de viande, ou arrêter complètement n’est plus une question.

À quelque niveau que l’on se place, sanitaire, moral, écologique, on n’a pas le choix : il n’y a aucun autre espoir de ralentir le changement climatique, ni de ne pas dépasser les 2 degrés de réchauffement..

Alors que la surconsommation de viande est néfaste pour la santé et que sa production contribue massivement au changement climatique, on n’en a jamais autant mangé.

Vous écrivez dans La libération animale : "Tous les animaux sont égaux." Que signifie cette égalité ?

On ne devrait pas penser que la souffrance et le plaisir des animaux a moins de valeur parce qu’ils ne sont pas membres de notre espèce. Nous ne sommes pas égaux au sens politique. On ne peut pas espérer voir les animaux voter ou discuter avec nous des politiques à mettre en place pour lutter contre le changement climatique. Mais de là à présumer que leur souffrance n’a pas autant de valeur que la nôtre, non.

Les animaux ne comptent pas moins parce qu’ils ont quatre pattes, de la fourrure, ou une queue. Attachons-nous à comparer des souffrances de même nature, la capacité à souffrir, à ressentir la douleur ou la faim. À rechercher la satisfaction, n’avoir ni trop chaud ni trop froid. C’est ce que j’appelle l’égalité des intérêts.

Les animaux ne comptent pas moins parce qu’ils ont quatre pattes, de la fourrure, ou une queue.

Autrement dit, vous estimez que l’appartenance à une espèce ou à une autre n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière de la traiter. Cette position est le fondement de l’antispécisme.

L’antispécisme repose sur une égalité de considération des intérêts animaux humains et non humains. La capacité des animaux à ressentir de la douleur, ou leur droit au bien-être n’a guère de poids, il suffit de regarder la façon dont sont traités les animaux de ferme ou de laboratoires. On ne devrait pas dire "ce que l’on inflige aux animaux est très douloureux, mais ce n’est pas grave, ce ne sont que des animaux". C’est à cette inégalité de considération que je m’oppose.

Cela signifie-t-il qu’il faut donner des droits aux animaux ?

Ma position ne repose pas sur la question des droits des animaux, mais sur la question de la douleur et la souffrance, et du respect dû aux êtres éprouvant souffrance et douleur. De ce point de vue, je n’ai pas de problème à parler de droit, et même d’un droit élémentaire à une égalité de considération de la souffrance et la douleur.

Vous avez comparé la façon dont on traite les animaux avec le racisme et le sexisme.

Le terme spécisme désignait la discrimination d’un être vivant basée sur l’espèce à laquelle il appartient. pour décrire le parallèle qui existe entre la façon dont l’espèce humaine traite les animaux non humains et la façon dont les Européens sont allés en Afrique acheter des esclaves pour les envoyer en Amérique ; un parallèle avec l’organisation d’une société régie par la domination masculine qui a édicté que les femmes étaient la propriété des hommes.

Diriez-vous que l’on assiste à un recul de l’exceptionnalisme humain, cette conviction que l’homme est supérieur à tous les êtres vivants ? 

L’exceptionnalisme humain existe, c’est bien le problème. On parle d’Anthropocène pour désigner l’ère géologique dans laquelle nous vivons, façonnée par l’énorme impact que les êtres humains ont eu sur la planète, au point d’en changer le climat et donc de la modifier complètement. mesure de provoquer de tels changements, seule l’espèce humaine a accompli cela.

Dans ce sens, nous sommes exceptionnels, pour le meilleur et pour le pire. On est intelligents, on a développé des technologies puissantes. On a le pouvoir de transformer la planète et celui de la détruire complètement. Nous avons un pouvoir phénoménal, et on ne l’utilise pas pour le bien des êtres vivants sur cette planète, ni le nôtre, ni celui des animaux.

On a le pouvoir de transformer la planète et celui de la détruire complètement.

Beaucoup de gens pensent que les humains sont supérieurs aux animaux, parce qu’ils écrivent des livres et réalisent des œuvres d’art, par exemple. Que leur répondez-vous ?

Seuls les humains écrivent des livres, c’est un fait. Quant aux œuvres d’art, ce n’est pas totalement vrai, même si les animaux ne pourraient pas peindre les œuvres de la Renaissance italienne ou du XVIIIème siècle français, ou quoi que ce soit de ce type. Je ne nie donc pas que nous sommes exceptionnels. Ce que je nie en revanche, c’est qu’être capable de réaliser ces chefs d’œuvres ne justifie pas d’ignorer les intérêts des animaux.

Imaginez un enfant né avec une maladie génétique. Il ne dépassera pas l’âge mental d’un enfant de deux ans. Imaginez que quelqu’un dise : cet enfant n’écrira jamais de livres, ne peindra jamais comme ces grands peintres, par conséquent, les expériences que connaîtra cet enfants n’ont aucune importance. S’il souffre, ce n’est pas grave, ce n’est un enfant qui n’écrira jamais de livres. Notre réaction à de tels propos serait d’être profondément choqués.

C’est ce que je répondrais à la personne qui fonde la supériorité humaine sur les animaux. Je lui demanderais : "Quel est le rapport avec le fait qu’un être est en souffrance, ou étroitement confiné, alors qu’il pourrait profiter de sa vie ?" Cela compte, indépendamment de la capacité à créer des œuvres d’art.

Vous êtes australien. Les incendies qui ont causé la mort de plus d’un milliard d’animaux en Australie en 2020 ont-il éveillé les consciences ?

Sur le moment et juste après oui, il y a eu un éveil de conscience. Mais le problème c’est que trois mois plus tard, la pandémie du coronavirus a privé d’oxygène les débats publics, et cela pour longtemps. Bien sûr, les gens qui vivent dans les régions dévastées voient chaque jour les dégâts causés, mais à Melbourne où je vis par exemple, ou à Sydney, tout est déjà oublié. Malheureusement, les gens ont la mémoire courte.

Retrouvez en kiosques notre enquête, "Les animaux, nos égaux ?", dans le n°828 de Marie Claire, daté septembre 2021