Véronique Courjault, Virginie Labrosse,... que se cache-t-il derrière ces mères infanticides?

Elle est belle, blonde et douce. Avec son mari Gerry, Kate McCann est mise en examen et soupçonnée d'homicide involontaire sur sa fille, Maddie. Mais c'est elle, figure de mère fragile, qui, en ce mois de septembre 2007, fait la couverture de «Paris Match». Elle et pas lui. Elle, comme écrivait autrefois Marguerite Duras (1) à propos de Christine Villemin dans l'affaire du «petit Grégory» : «Sublime, forcément sublime» - qui restera dans les esprits comme «Coupable, forcément coupable». Et ce parti pris médiatique en dit long sur notre sidération. Une mère qui tue son enfant suscite toujours un mélange d'horreur et de curiosité. Il y a chaque année en France près de soixante-dix infanticides, soit un enfant tué tous les cinq jours en moyenne par un de ses parents. Il y a les néonaticides, meurtres perpétrés à la naissance, souvent après un déni de grossesse, comme ceux commis par Véronique Courjault en Corée ou, plus récemment, Virginie Labrosse à Albertville. Et les infanticides sur enfants plus âgés, qui relèvent d'un scénario psychique bien différent.

Ces femmes, assurent tous les spécialistes, ne sont ni folles ni malades. Loin des infanticides des siècles passés que la misère sociale justifiait en partie et qui s'apparentaient à des avortements tardifs, ces criminelles modernes appartiennent parfois à des familles privilégiées et ont toutes accès à la contraception. Elles ont généralement d'autres enfants dont elles s'occupent très bien, travaillent et sont des épouses dévouées. Prisonnières d'une histoire qui les dépasse et d'angoisses qui les submergent, soumises à un inconscient habité de fantômes dévastateurs, elles commettent l'irréparable. Si elles encourent un maximum de trente ans de prison pour meurtre, dans les faits, les condamnations excèdent rarement quinze ans. Car si tuer son enfant est une circonstance aggravante, ce crime, faisant appel à des motifs psychologiques complexes, bénéficie bien souvent de circonstances atténuantes.

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Certains avocats plaident d'ailleurs en faveur de la création d'une infraction spécifique de «néonaticide» (abolie en 1994 lors d'une réforme globale du code pénal), car ces femmes n'ont pas conscience de tuer un enfant mais souhaitent se débarrasser d'un «bout» ou d'une «chose». Une association(2) œuvre aussi dans ce sens. Un débat complexe que la psychanalyste Sophie Marinopoulos et la psychologue Odile Verschoot éclairent pour nous.

Article paru dans « Libération », le 17 juillet 1985.

2. Association française pour la reconnaissance du déni de grossesse, deni2grossesse.free.fr.

Mère infanticide: une mère pas comme les autres

Marie Claire: Nombre de femmes infanticides ont déjà un ou plusieurs enfants. Ce sont des mères attentionnées et même tendres. Comment expliquer ce paradoxe ?

Sophie Marinopoulos: Même si on a déjà connu la maternité, à chaque grossesse, on est mère pour la première fois. Le présent va se heurter au passé. Je pense à une patiente dont la mère s'était suicidée avant qu'elle décide de mettre en route le petit dernier. Elle n'était évidemment pas dans le même état d'esprit que pour ses deux premiers. A six mois de grossesse, elle allait très mal, elle n'en voulait plus. Nous avons fini par comprendre qu'elle voulait faire revivre sa mère et non avoir un enfant. Nous avons pu intervenir à temps.

Marie Claire: On entend souvent les mères infanticides justifier leur acte ou la conservation des cadavres en disant: «C'est à moi!» Peut-on parler de «possession»?

Odile Verschoot: Lorsqu'elles disent : « C'est à moi » ; elles pensent : « C'est moi. » Ces bébés qui ne sont pas nés d'un désir conscient sont des bouts d'elles. Ce sont des corps, pas des individus. C'est plus simple à comprendre dans le cas des néonaticides, mais le mécanisme perdure quand les enfants sont tués à 4 ou 6 ans.

Marie Claire: Mais un enfant de 5 ou 10 ans avec lequel on joue n'est pas un objet. C'est un sujet avec lequel on a tissé du lien!

Odile Verschoot: Oui, pour la grande majorité des femmes, mais pas pour les mères infanticides. Elles-mêmes ne sont pas sujets de leur vie, elles ne décident pas grand-chose. Elles sont objets des autres, et leurs enfants sont leurs objets à elles.

Sophie Marinopoulos: Il faut différencier la relation et le lien à l'autre. La relation humaine, qui est visible et sociale, peut très bien fonctionner. Mais le lien, qui se construit de manière archaïque et précoce, est ici totalement vide. Etre mère, c'est aussi nourrir de ses pensées. Prenons l'exemple de mères qui ne sont pas maltraitantes mais qui, de fait, le deviennent quand elles traversent de grosses dépressions : elles savent donner le biberon, mais l'esprit absolument ailleurs, elles ne sont que des coquilles vides. Le bébé est littéralement un « rien du tout ». Chez les mères infanticides, c'est la même chose.

Odile Verschoot: Et des mères qui ne sont pas habitées par leur enfant, c'est ce que les parents meurtriers décrivent de leur propre mère. Or, pour créer du lien avec son enfant, il faut soi-même avoir été en lien.

Mère infanticide: la nature des meurtres

Marie Claire: Odile Verschoot, vous évoquez dans votre livre leur angoisse de la séparation. Tuer son enfant, ce serait le garder « pour soi, pour toujours»?

Odile Verschoot: L'angoisse du vide est omniprésente chez les mères infanticides. L'enfant a été conçu dans la volonté de créer une famille parfaite. Elles se disent : « Si j'ai tout ça, je vais enfin être bien. » L'entrée dans la parentalité se situe pour elles dans la fabrication d'un objet qui a pour mission de pallier l'angoisse d'abandon plutôt que dans la création d'une vie. Donc elles mettent des enfants au monde, et s'aperçoivent que cela ne vient rien combler. Et quand, en plus, cela menace de disparaître parce que le conjoint s'en va ou que les petits grandissent, elles se « récupèrent » comme elles peuvent, et s'approprient les enfants en les tuant.

Marie Claire: Il n'y a donc pas de différence de « nature » entre les néonaticides et les meurtres d'enfants plus âgés ?

Odile Verschoot: Ah si ! Certes, dans les deux cas, l'enfant ne remplit pas la mission espérée par sa mère. Mais avec un enfant plus âgé, il y a eu le désir qu'il vive : il a été nommé, il a une existence sociale. Chez toutes celles que j'ai rencontrées, c'est au moment où une séparation conjugale ou familiale se profile - réelle ou imaginaire - que cela explose.

Marie Claire: Il y a aussi un père, qui n'est pas toujours absent...

Odile Verschoot: Le père est là, mais lui aussi comme objet du tableau de la famille idéale.

Sophie Marinopoulos: Et il peut être extrêmement menaçant pour ces femmes, ne serait-ce que s'il joue bien son rôle de « tiers séparateur » entre la mère et le bébé.

Marie Claire: Est-ce cette même angoisse de séparation qui explique la conservation des petits cadavres ?

Odile Verschoot: Oui. J'avais été frappée par le cas de cette patiente qui a réussi à confier la garde de son fils aîné au père dont elle était séparée, mais qui avait un petit corps dans le congélateur. Elle m'a dit : « Maintenant, je ne suis plus seule. »

Sophie Marinopoulos: Les corps ne sont jamais très loin, ce qui peut permettre qu'on les découvre et qu'elles se révèlent dans leur souffrance. Le congélateur, ce n'est pas rien, en dehors du fait que cela conserve les enfants intacts, c'est un objet utilisé par toute la famille. La femme sait donc inconsciemment que chacun peut trouver !

La mère infanticide, une bonne mère?

Marie Claire: Odile Verschoot, une femme infanticide vous dit qu'une bonne mère doit avoir « toujours son frigo plein », sans se rendre compte du lien entre ses propos et le mode de conservation de sa fille. Pourquoi ces mères ont-elles en commun d'être obsédées par leur rôle de « bon parent », ce qui est paradoxal?

Odile Verschoot: C'est la seule identité dont elles sont fières. En dehors de ça, elles ont le sentiment de ne pas être grand-chose. On les entend dire : « A part que je l'ai tué, j'étais bien comme parent. » C'est comme une sauvegarde narcissique. On peut les accuser d'être des meurtrières, mais pas des mauvaises mères. La seule chose qu'elles ont à peu près réussie, c'est d'arriver à faire grandir leur gamin, à ce qu'il mange équilibré ou qu'il ne se couche pas tard, comme c'est conseillé dans les magazines... Et personne d'ailleurs ne peut prouver le contraire ! En prison, elles s'écroulent. Elles ont tout fait pour être une mère parfaite... et on vient leur dire que le crime qu'elles ont commis ne va pas avec la « mère parfaite ».

Marie Claire: Comprennent-elles la gravité de leurs actes?

Odile Verschoot: Non, pas tout de suite. Ces mères se sentent surtout prises en défaut par rapport à leur rôle de bon parent.

Sophie Marinopoulos: Dans le cas des néonaticides, non plus. Pour elles, elles n'ont pas tué un enfant. Quand on demande : « Avez-vous accouché ? », elles répondent : « Oui. » « Donc vous avez un bébé ? » Et là, c'est compliqué. Car, intellectuellement, elles savent que lorsqu'on accouche, on a un enfant. Il leur faut du temps pour réaliser qu'elles ont mis un bébé au monde.

Le pardon du père est-il possible pour la mère infanticide?

Marie Claire: Comment expliquer la répétition des néonaticides, ces mères qui font un enfant, le tuent, et recommencent?

Sophie Marinopoulos: Tant que les raisons psychiques qui sous-tendent ces actes restent dans le non-dit, ils vont se répéter jusqu'à ce que ça puisse se découvrir. Pour les dossiers que je connais, on retrouve presque toujours des grossesses précédentes non révélées avant quatre, cinq voire sept mois. Et quand on dit à la famille : « Mais ça ne vous a pas étonnés qu'elle vous dise qu'elle était enceinte de 8 mois ? », on entend parfois : « Ben non, on était content qu'un petit arrive. » Mes filles m'annonceraient qu'elles sont enceintes de 7 mois, j'y mettrais de l'émotion, je dirais : « Tu te fous de moi ! » Là, tout le monde trouve ce silence normal. Et c'est important de le souligner, la dénégation est un mécanisme souvent partagé par toute la famille depuis longtemps.

Marie Claire: L'année dernière, en Belgique, un homme a pardonné à son épouse d'avoir tué leurs cinq enfants. Comment des pères peuvent-ils pardonner?

Sophie Marinopoulos: Ils pardonnent ou, du moins, nient la gravité de l'acte. Le mari peut être aux prises avec une agressivité très forte, qu'il contient et nie jusqu'au refoulement. L'expression assez monocorde de son amour pour sa femme est comme une sorte d'écran protecteur. Car si, malgré les faits, le mari reste fidèle dans son engagement, il ne l'a pas été en étant incapable d'entendre la souffrance de sa femme. La culpabilité entre également en jeu. Il n'a rien vu ou n'a pas voulu voir. Pour ce qui est des meurtres sur enfants grands, la présence fidèle du mari malgré l'acte, c'est encore une manière de ne pas y penser, de ne pas s'effondrer.

Le mode opératoire de la mère infanticide

Marie Claire: Vous dites qu'en prison, les mères infanticides sont peu bavardes sur leur crime. Vous parvenez pourtant à deviner le mode opératoire criminel...

Odile Verschoot: Nous n'avons pas d'études en France, contrairement aux Américains, mais comme par hasard, c'est l'étouffement qui prévaut. Pas les coups de feu ou les coups de couteau, parce qu'il faut quand même que cet enfant reste beau. C'est un effet de miroir permanent. Et l'étouffement qu'elles commettent sur l'enfant, c'est le leur. Quand on est angoissé, on a le sentiment d'étouffer.

Marie Claire: Vous rappelez souvent que « ce n'est pas parce qu'un acte est fou que l'auteur est fou ». Pour beaucoup, c'est dérangeant, inacceptable même...

Odile Verschoot: Un acte aussi insensé est forcément commis par quelqu'un qui n'avait pas, à ce moment-là, tout son discernement. Mais ces femmes ne sont pas folles, elles ne souffrent pas d'une maladie psychiatrique !

Sophie Marinopoulos: Si ces femmes annulent la réalité pendant la grossesse - c'est le sens même du déni -, celle-ci les rattrape à l'accouchement. La preuve qu'elles ne sont pas folles, c'est qu'elles font disparaître les traces de leur forfait, qu'elles cachent le corps du bébé. Mais au moment de l'acte, elles ne sont évidemment pas dans un état « normal ». Elles « dérapent », elles basculent, et ce « je sais, mais je ne veux pas savoir » est un paradoxe psychique qui les protège de leur souffrance. Nous sommes tous aux prises avec des comportements paradoxaux, mais à des degrés de gravité divers. C'est le cas d'un acheteur compulsif qui sait bien qu'en dépensant des sommes considérables, il peut se retrouver en grande difficulté, mais le fait quand même... Ce mécanisme que nous, les psys, appelons un « clivage » n'est pas de l'ordre de la folie. Même si le meurtre d'un enfant, tué par les propres mains de sa mère, ça reste « fou » pour nous tous.

Odile Verschoot: Quand j'entends dire que ce sont des monstres, je peux vous affirmer, moi, que je n'en ai jamais rencontré. Quant à la violence des propos mis dans la bouche des mères infanticides par Mazarine Pingeot dans son roman « Le Cimetière des poupées », je n'en ai jamais entendu le dixième du quart ! Et chercher à comprendre, ce n'est pas cautionner...

Sophie Marinopoulos: C'est penser l'impensable ! Sinon, on ne fait pas de prévention.

Une solution contre les mères infanticides?

Marie Claire: Justement, comment réduire les infanticides?

Sophie Marinopoulos : En informant. Quelques jours après une intervention sur le déni de grossesse dans une émission de France 2, deux jeunes femmes nous ont été amenées. Elles ont accouché, à terme, dans les 48 heures. Leurs parents, qui avaient vu l'émission, ont deviné que, pour leurs filles, «ça devait être ça». On a évité de justesse deux infanticides.

Odile Verschoot: En en parlant. C'est ce qu'on a fait pour les violences sexuelles, et cela a permis à celles qui étaient jusque-là terrifiées de libérer leur parole et de sortir du secret et de la souffrance.                 

(*) Sophie Marinopoulos, auteure de « La Vie ordinaire d'une mère meurtrière » (à paraître chez Fayard), est psychologue clinicienne à la maternité du CHU de Nantes et questionne particulièrement la « naissance » des mères et les troubles liés à la maternité.

Odile Verschoot, auteure de « Ils ont tué leurs enfants » (éd. Imago), est psychologue et travaille à la prison de Nantes, avec  des parents infanticides.

L'affaire d'infanticide de Véronique Courjault, sa belle-mère en parle...

L'affaire est à l'instruction. Le procès de sa belle-fille n'est pas fixé, et son fils ne sait pas s'il sera jugé pour complicité de meurtre dans l'affaire dite «des bébés congelés». Les mots de Geneviève Courjault, la belle-mère de Véronique Courjault, sont donc comptés.

Pour Marie Claire, elle a brisé son silence.

«Même si je ne nie pas ce qui s'est produit, je n'arrive pas à faire le lien entre Véronique (Courjault) et ce qu'elle a fait. Après le drame, on se dit: "J'aurais dû voir..." J'ai découvert que la maternité pose problème à beaucoup de femmes, même à des mères attentionnées et affectueuses, comme Véronique (Courjault).

 Je ne peux pas dire qu'elle m'aide à éclairer ce qui est arrivé, même si j'ai l'impression qu'elle fait des efforts pour comprendre. Quand je vais la voir en prison, c'est une demi-heure au parloir, avec la gardienne à côté. Difficile de se parler. Il reste donc des énigmes. Comment a-t-elle supporté les douleurs? Pour accoucher seule dans sa baignoire, il faut être dans un désespoir immense.

Les psychiatres parlent de "clivage", mais je ne peux pas accepter qu'une personne qui fait ça soit dans son état normal. Je voudrais bien aussi cerner la définition du "déni", car, pour moi, un déni, c'est conscient.

Je suis convaincue que Véronique (Courjault) se savait enceinte. Un bébé, ça bouge, elle avait déjà eu deux enfants... Des choses me choquent. Quand j'entends dire qu'elle aurait expliqué son geste par un "sentiment de toute-puissance": impossible de l'imaginer disant ça! Et une "angoisse de la séparation", je ne la vois pas en mère possessive.

Je pense qu'elle a conservé les corps pour des raisons "pratiques". Pour repousser un problème encombrant. Je ne peux pas accepter qu'elle soit responsable et qu'elle ait eu tout son discernement. C'est pour ça que, malgré les "dommages collatéraux" de cette histoire sur notre famille, je lui garde mon affection.»

Merci à maître Morin, avocat de Jean-Louis Courjault.