La semaine dernière, alors que je me demandais s'il fallait ou non supprimer mes ex de mes amis Facebook, je me suis demandée s’il fallait ou non que je compte Bilel, un garçon dont je suis tombée raide amoureuse il y a plusieurs années, sans jamais qu’il ne le sache.

S’il ne représente pas à proprement parler un ex, puisque nous n’avons jamais été un couple, il occupe une place importante dans mon passé sentimental. Sans le savoir donc, il a été celui qui m’a permis de prendre confiance en moi, en ma capacité à aimer, à plaire et à espérer un avenir amoureux. 

Bilel, tout comme Éric, Thomas ou encore le Prince William - époque joues roses et pré-calvitie -, ont été pour mois ce que l’on appelle des amours à sens unique. Vous vous doutez bien que, mis à part pour l’héritier de la couronne d’Angleterre, les prénoms ont été changés. Car même des années après, je ne suis pas prête à leur dévoiler mes sentiments d'antan. 

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Amour à sens unique, une immense charge affective

Pour Catherine Demangeot, psychologue de couple à Paris*, pour comprendre ce qui se joue dans les amours à sens unique, il faut d’abord savoir que notre vie amoureuse se construit autour de deux grandes étapes : celle ou l’on tombe amoureux et celle où l’on entre en relation. “Dans les amours à sens unique, on reste dans le premier versant, on admire, on projette nos désirs sur une personne, nos espoirs aussi, sans jamais déclarer sa flamme”, explique-t-elle.

“Quand on aime secrètement et sans réciprocité, la charge affective est énorme. On entre en fusion avec nos sentiments”

Pour autant, l’experte en relations explique que bien qu’elles soient unilatérales, ces relations sont éminemment puissantes émotionnellement. “Quand on aime secrètement et sans réciprocité, la charge affective est énorme. On entre en fusion avec nos sentiments”, poursuit-elle, avant d’évoquer les mécanismes biologiques qui se mettent en place lors d'un coup de foudre, partagé ou non. D'ailleurs, ces amours imaginaires créent des déflagrations émotionnelles à celles ou ceux qui les expérimentent, comme cela peut se produire lors de rencontres IRL. 

Des amours illégitimes 

Sauf que, aux yeux des autres, ces amours-là semblent illégitimes. Je m’explique. Récemment, alors que je déjeunais avec un ami de longue date qui connaît par ailleurs Billel, celui-ci m’a lancé que je ne pouvais décemment pas le considérer comme un ex, puisque je cite “il ne s’était rien passé à part quelques bisous en soirée”. Certes. “Ces relations sans réciprocité sont largement dénigrées en effet, car elles sont vues comme l’apanage de personnes qui manquent de confiance ou d’estime de soi”, analyse Catherine Demangeot. “Si on ne saute pas le pas de la mise en relation, c’est qu’on n’a pas le courage de le faire ou que l'on ne se pense pas digne d’être aimé.e en retour”, caricature-t-elle. 

Si la société pose un regard dur sur ces amours à sens unique, c’est qu’elles montrent une part de vulnérabilité, qui [...] nous renvoie à notre propre fragilité.

L’experte va plus loin en rappelant qu’on a tendance à catégoriser ces coups de cœur à sens unique comme un sujet purement féminin, alors qu’en réalité, elle accueille presque autant d’hommes que de femmes en cabinet pour cette problématique. “Sans doute qu’il y a un biais, puisque les femmes en parlent plus facilement. Mais si la société pose un regard dur sur ces amours à sens unique, c’est qu’elles montrent une part de vulnérabilité, qui nous met généralement mal à l’aise puisqu’elle nous renvoie à notre propre fragilité”. 

Des amours structurantes

Mais cette vulnérabilité est loin d’être un défaut. Pour celles et ceux qui expérimentes ces amours solitaires, elles représentent des boudoirs sentimentaux, dans lesquels on ne se confronte pas à l’altérité de l’autre, ni à l’imparfaite réalité. Prenons Bilel par exemple : quand je suis tombée amoureuse de lui à l’époque, il était en couple depuis plusieurs années. Envisager une quelconque mise en relation, c’était devoir accepter l’adultère, abîmer l’image fantasmée que je m'étais faite de lui. 

“Quand on vit un amour à sens unique, on s’évite la phase de désidéalisation qui arrive après la phase passionnelle, et qui peut être extrêmement rude, notamment dans des situations compliquées comme avec un homme marié où la réalité peut renvoyer une image négative de l’autre et de soi”, explique l’experte.

Mais tout n’est pas qu’une question d’évitement. Ces relations non consommées permettent aux cœurs sensibles d’appréhender certains fantasmes, sans se heurter aux désillusions qu’ils entraînent. “On peut en effet expérimenter le fantasme de la transformation, comme dans le conte de la Belle et la Bête, où grâce à nos efforts, l’autre gommera ses défauts pour devenir un homme parfait à nos yeux. Ou encore le fantasme de Cendrillon, que l’être aimé nous remarque parmi la multitude… Comme pour vous avec le Prince William”, me lance l’experte en souriant. 

C’est un travail introspectif très intéressant que de se pencher sur ses relations à sens unique, qui peuvent être toutes aussi structurantes que de vraies relations. “C’est un autre moyen de remplir sa bibliothèque affective, complète Catherine Demangeot. Dans un amour à sens unique, on profite au maximum de ce que Stendhal appelle la phase de cristallisation**, on peut prendre le temps de réfléchir à ses attentes, et se plonger sans peur dans le sentiment amoureux. 

Convoquer les images et s’en séparer

Si ces amours à sens unique comptent tout autant que des relations passées, il faut également savoir s’en défaire. Ainsi, après plusieurs mois à alimenter mon monologue amoureux interne avec Bilel, il a bien fallu me résoudre à mettre un terme à cette relation qui, vraisemblablement, ne me satisfaisait plus.

En imaginant des rencontres qui n'auront pas lieu, on se rassure narcissiquement. Passer en revue tous les possibles, nourrit l’image qu’on a de nous.

“Ces relations ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi, la question est de savoir si elles nous rendent malheureux, explique Catherine Demangeot. “Il faut savoir convoquer ses images quand c’est nécessaire et puis s’en séparer quand ce n’est plus utile ou quand elles deviennent un barrage à la nouvelle rencontre”, poursuit la psychologue.

Elles peuvent parfois aider certaines personnes à faire face au vide abyssal qui suit une rupture amoureuse, ou celles qui sont coincées dans un désert sentimental. C’est, selon l’expert, le même processus avec les personnes inaccessibles. “En imaginant des rencontres qui n'auront pas lieu, on se rassure narcissiquement. Passer en revue tous les possibles, nourrit l’image qu’on a de nous et possiblement notre confiance en nous”, détaille-t-elle. 

Quand l’amour à sens unique devient névrotique

Bien évidemment, si les amours à sens unique méritent d’être prises en compte dans le passif amoureux, elles ne doivent pas pour autant devenir systématiques. “Si l’on enchaîne ce type de relations, cela peut rapidement devenir un scénario névrotique qui cache en réalité des carences affectives, comme la peur d’être abandonné.e”, analyse Catherine Demangeot. C’est en effet bien plus facile de fantasmer une relation de rêve qui n’arrivera pas, que de risquer de vivre une relation moins parfaite qui peut se terminer avec une rupture. 

On peut également se coincer dans des projections et des attentes trop grandes vis-à-vis d’un partenaire imaginaire et se couper toutes possibilités de tomber en amour véritablement. “En vivant un amour impossible à sens unique, on ne se rend pas disponible pour autre chose”, explique la psychologue de couple. 

Elle évoque ensuite la question de la loyauté des référents parentaux, qui peuvent expliquer également cette propension à aimer sans retour. “Si l’une des figures parentales est idéalisée, irremplaçable, cela peut pousser à préférer des amours impossibles pour que les futur.es partenaires ne souffrent pas de la comparaison. A l’inverse, si l’une des figures parentales est défaillante, on peut vouloir que son ou sa futur(e) partenaire répare le manque affectif créé, et donc imaginer une liste de critères beaucoup trop longue”, détaille-t-elle. 

L’experte en relations amoureuses aborde enfin la question du divorce parental, qui quand il arrive tôt, peut créer des carences affectives. Alors on pourrait vouloir se protéger de la souffrance en évitant de connaître le grand amour. “Ces personnes, inconsciemment, ne veulent pas prendre le risque d’aimer, pour ne pas avoir à souffrir par la suite”. 

Pourtant l'imagination et la projection n'empêchent, en réalité, pas de souffrir ou d'affronter un jour ou l'autre la réalité. Et à Catherine Demangeot de conclure : "il faut savoir accepter les souffrances et leur donner du sens, pour apprendre à aimer unilatéralement et profondément, qui on est". 

Catherine Demangeot a récemment lancé le podcast "Qui m'aime me suive !" pour aborder avec ses invités l'amour sous toutes ses formes. Un nouvel épisode est disponible tous les 15 jours. Le premier épisode est disponible sur les plateformes d'écoute, notamment Spotify et ApplePodcast. 

**Dans "De l’amour" (1822), Stendhal décrit la phase de cristallisation, qui décrit le phénomène d'idéalisation à l'œuvre au début d'une relation amoureuse.