On lui doit quelques-unes des oeuvres de littérature française les plus révolutionnaires du féminisme de ce début de XXIe siècle. Virginie Despentes, auteure immanquable de King Kong Théorie ou Apocalypse Bébé, est partout : dans la littérature, au cinéma, à la télévision, dans les podcasts, la presse et même au théâtre.

Retour sur les pas de celle qui, transgression sur transgression, continue de déstabiliser, et de déconstruire, le patriarcat et la condition de la femme en France.

L'ascension d'une écrivaine "pas née dans les bons quartiers"

Née le 13 juin 1969 de deux parents de gauche d'à peine vingt ans et engagés pour la CGT, Virginie Daget de son vrai nom, grandit près de Nancy (Meurthe-et-Moselle). Elle s'y découvre, très jeune, une passion pour la lecture et les récits subversifs, notamment grâce à l'un de ses professeurs de français, duquel elle dira, alors âgée de 32 ans :  "Il m'a ouvert la voie de la littérature et, en un sens, a changé ma vie".

Internée à 15 ans dans un hôpital psychiatrique, l'expérience est un échec : Virginie est déscolarisée et se fait arrêter de multiples fois par la police. Deux ans plus tard, alors qu'elle n'a que 17 ans, elle part à Londres en stop avec une amie, et est violée, un traumatisme qu'elle raconte des années plus tard dans Baise-moi à travers le personnage de Manu, puis dans King Kong Théorie de façon autobiographique cette fois, après avoir longtemps renié l'impact de cet événement sur sa vie.

De ce viol, elle en disait dans les années 2000 : "Ça ne m’a pas marquée plus que ça", dans Le Monde. Vingt ans plus tard, elle concède finalement : "Ce viol est fondateur, de ce que je suis en tant qu'écrivain, en tant que femme qui n'en est plus tout à fait une. C'est à la fois ce qui me défigure et me constitue."

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Ce viol est fondateur, de ce que je suis en tant qu'écrivain, en tant que femme qui n'en est plus tout à fait une

À la majorité, elle est hébergée dans un foyer et enchaîne les petits boulots. Elle s'ouvre à la culture post-punk et au mouvement des autonomes. Dans le même temps, elle pratique "la prostitution volontaire et occasionnelle", de ses propres mots, via le Minitel rose. Elle s'y met en danger, mais estime "avoir eu beaucoup de chance". À 23 ans, en 1992, elle écrit le roman Baise-moi en un mois, alors coincée chez ses parents à cause d'un eczéma grave. Libraires et maisons d'édition le refusent, le trouvant "trop trash". Des copies circulent dans le milieu post-punk.

La révolution Baise-moi

L'année suivante, à Paris en tant que critique de films pornographiques, elle s'installe avec Ann Scott et découvre les cultures Queer. La suite est nettement plus connue. La jeune femme d'alors, qui a renoncé à sa carrière littéraire et travaille dans un magasin de disques, est introduite auprès de Florent Massot, connu pour éditer les ouvrages contre-culture. On raconte qu'elle avait perdu son manuscrit de Baise-moi et que c'est l'un de ses amis qui en aurait donné une copie au fameux éditeur.

Mille exemplaires, puis deux mille, lui sont accordés pour commencer. Elle décide de changer de nom : Despentes, en référence au quartier "des pentes" où elle s'était prostituée à Lyon. De quoi faire table rase du passé, et présenter fièrement son ouvrage aux plus grands. Au même moment, elle prend la décision d'arrêter l'alcool. "Une drogue violente et insidieuse" selon elle, qui aurait fini par "l'empêcher d'écrire", a-t-elle-affirmé bien plus tard, sur le plateau C à Vous.

Cet enchaînement, ou peut-être cette succession de coïncidences, parviennent à faire tomber Baise-moi dans les mains de Thierry Ardisson en 1994, qui décide d'en faire la promotion. Et de fil en aiguille, quarante mille exemplaires sont tirés. Puis des centaines de milliers. Un succès fulgurant lié en partie à sa façon crue de dépeindre la sexualité des femmes et leur quotidien.

Ces vingt dernières années, elle a publié une dizaine d'oeuvres, toutes plus controversées les unes que les autres, dont Baise-moi, King Kong Théorie, Vernon Subutex ou encore Apocalypse Bébé. Auréolée de prix littéraires de renom comme le prix Renaudot, obtenu en 2010, sa notoriété dans le monde de la littérature fait d'elle l'une des élues de l'académie Goncourt, en 2016. Elle en démissionne en 2020, disant vouloir se concentrer sur l'écriture.

Issue d'un milieu modeste, ses proches estiment qu'elle est restée marquée par sa "différence de classe". En dépit de son incroyable succès, elle fait le choix de conserver son appartement aux Buttes-Chaumont, à Paris, partageant son temps avec Barcelone. "C’est une expérience super étrange d’aller vers la cinquantaine, confie-t-elle à Marie Claire en 2017. Un étonnement plus qu’un accablement. Ce qui m’accable, c’est la bataille politique cruciale qu’on a perdue, celle des idées dans lesquelles j’ai grandi : l’accès aux soins, à l’éducation pour tous, la possibilité de mobilité sociale." 

Un féminisme radical

À travers ses oeuvres, Virginie Despentes a fait le choix d'offrir une réflexion sur la féminité et sur la sexualité féminine, sans tabou. Elle ne renie pas son passé de prostituée. Dans l'adaptation cinématographique de Baise-moi, qu'elle réalise avec Coralie Trinh Thi, ancienne actrice pornographique, elle montre des scènes de sexe non-simulées et leurs violences. Le film est interdit dans les salles, et Despentes ne comprend pas : "Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas montrer des scènes de pénétration à l'écran", clame-t-elle à chacune de ses apparitions médiatisées.

Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas montrer des scènes de pénétration à l'écran

Virginie Despentes revendique un féminisme radical, qui transparaît aussi dans son style d'écriture, brutal, cru, et presque familier. Pour elle, les femmes doivent se construire en-dehors de leur identité de genre et se réapproprier leurs corps, opprimés par le patriarcat.

Tour à tour, par ses écrits, mais aussi via ses longs-métrages et documentaires comme Mutantes, qui interroge sur la pornographie et la prostitution, elle dresse le portrait de la condition féminine contemporaine. L'objectif, raconter les choses telles qu'elles sont selon elle, sans tenter de les rendre plus confortables : "Ma chatte, je peux pas empêcher les connards d'y rentrer et j'y ai rien laissé de précieux", fait-elle dire à Manu, l'une de deux protagonistes phares de Baise-moi.

Et l'écrivaine n'hésite pas à se mouiller, elle aussi. En 2006, elle fait publier King Kong Théorie aux éditions Grasset. Elle y raconte cette fois sa vie, son récit personnel. Celle-ci fait écho à de milliers d'autres françaises qui, très vite, perçoivent l'ouvrage comme "un manifeste d'un nouveau féminisme". Surexposée depuis, l'autrice profite de sa médiatisation pour interroger, que ce soit sur la place des femmes, le racisme ou encore le terrorisme.

Une influence de taille

Parmi les autrices les plus vendues de France, Virginie Despentes a naturellement acquis une influence de taille. Si bien que ses réactions sont attendues et scrutées par les médias et les communautés féministes chaque fois qu'un événement politique d'ampleur survient en France. Si certaines de ses positions sont plutôt acceptées par l'opinion publique, comme lorsqu'elle a signé le Manifeste des 58, pour pouvoir manifester pendant l'état d'urgence, d'autres font débat.

Comme sa tribune dans Les Inrockuptibles où elle a affirmé, dix jours après les attentats de Charlie Hebdo : "J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir. (...) Je les ai aimés dans leur maladresse – quand je les ai vus les armes à la main hurler 'on a vengé le Prophète' et ne pas trouver le ton juste pour le dire. (...) Jusque dans leur acte héroïque, quelque chose qui ne réussissait pas." En se mettant à la place des terroristes du Bataclan, l'écrivaine fut accusée de faire l'éloge du terrorisme. Elle répond sur le plateau de France Inter : "Si la fille qui a écrit Baise-moi (ndr : se mettre à la place du violeur) à 23 ans n'est pas capable de se poser ces questions, j'aurais un problème."

Un passage du deuxième tome de Vernon Subutex indigne aussi : l'écrivaine y écrit que les Musulmanes ne peuvent réussir dans la science à cause du Coran.

Toutes les victimes de viol d’artistes savent qu’il n’y a pas de division miraculeuse entre le corps violé et le corps créateur

Début 2020, au lendemain de la victoire de Roman Polanski  aux César, elle écrit dans Libération, à propos de l'industrie du cinéma : "Célébrez-vous, humiliez-vous les uns les autres tuez, violez, exploitez, défoncez tout ce qui vous passe sous la main. On se lève et on se casse." Un texte partagé des milliers de fois sur les réseaux sociaux et qui fait écho au départ d'Adèle Haenel pendant la cérémonie.

L'auteure en avait aussi profité pour s'exprimer de nouveau sur le viol, un des sujets majeurs de sa lutte : "Parce que vous pouvez nous la décliner sur tous les tons, votre imbécillité de séparation entre l’homme et l’artiste – toutes les victimes de viol d’artistes savent qu’il n’y a pas de division miraculeuse entre le corps violé et le corps créateur", a-t-elle clamé.

On se lève et on se casse

Sa dernière prise de parole publique en date au eu lieu le 4 juin dernier, en réponse aux manifestations anti-racistes qui frappent le monde à la suite du décès de George Floyd. Sa "lettre adressée à (s)es amis blancs qui ne voient pas où est le problème" sur France Inter n'a pas été appréciée de tous. Lui a notamment été reproché, d'être "hypocrite" et de manquer de légitimité sur ce sujet : "Si Virginie Despentes n'a jamais été interviewée par un journaliste noir, c'est tout simplement parce qu'elle donne ses interviews à Libération, les Inrocks et Télérama", reproche un internaute sur Twitter. D'autres l'ont accusée d'avoir nié l'existence de certaines ministres femmes et de ministres noirs au sein du gouvernement, alors qu'elle avait écrit n'en avoir jamais vus en 50 ans.

Cette année, aux côtés de Béatrice Dalle, amie proche de longue date qu'elle avait choisie pour jouer dans Bye Bye Blondie, et la rappeuse Casey, elle devait interpréter des textes féministes et anti-racistes au théâtre pour Viril. Une ambition tenue pour cinq représentations de fin 2019 à février 2020, mais que le Covid-19 a interrompues à partir de mars.

Pour ses représentations, elle avait choisi de lire un texte de son ancien amant Paul B. Preciado, évoquant la polémique autour du port du voile en France : "C'est toujours le corps des femmes, voilé et dévoilé, et non celui des hommes, qui fait l'objet de régulation et de vigilance politique dans l'espace public, qui est traité comme (...) une page blanche abrutie où s'inscrivent la loi patriarcale, la loi coloniale ou la loi du marché, comme si nous étions un simple écran". 

Virginie Despentes et Paul B. Preciado

Après avoir été en couple avec Philippe Manoeuvre, à 35 ans, Virginie Despentes opte pour une transition : elle ne veut plus sortir qu'avec des femmes, ce qu'elle évoque notamment dans King Kong Théorie.

Au sujet de ce coming out tardif, elle raconte à Elle Québec en 2011 : "Ma vision de l'amour n'a pas changé, mais ma vision du monde, oui. C'est super agréable d'être lesbienne. Je me sens moins concernée par la féminité, par l'approbation des hommes, par tous ces trucs qu'on s'impose pour eux. Et je me sens aussi moins préoccupée par mon âge : c'est plus dur de vieillir quand on est hétéro. La séduction existe entre filles, mais elle est plus cool, on n'est pas déchue à 40 ans."

C'est super agréable d'être lesbienne. Je me sens moins concernée par la féminité, par l'approbation des hommes

Pendant dix ans, elle est en couple avec le philosophe et essayiste Paul B. Preciado, qui se considérait alors comme une "femme lesbienne". Ils se séparent en 2014, l'année où il entame sa transition de genre, et change d'état civil.

Au Monde, le philosophe confie : "J’ai connu une première Virginie en 1999. Elle était très hétéro, entourée de rappeurs. Mais j’ai été tout de suite fascinée par sa manière de parler, par son écriture. On s’est revues quand elle a réalisé un film sur les féministes américaines. Elle m’a dit qu’elle était avec une fille. Dommage pour sa copine mais c’était inévitable : elle était la culture post-punk underground, j’étais la culture queer-trans, les deux sont tombées amoureuses."

Avant d'ajouter : "Elle m’a beaucoup accompagné dans mon processus de changement de sexe qui a duré cinq ans. Je n’étais plus ni un homme ni une femme, j’étais entre les deux. Ma voix, ma peau, mes poils… Virginie reste ma famille la plus proche. On se parle tous les jours." Il dit aussi avoir donné une certaine discipline de travail à Despentes, qui n'avait à l'époque même pas de bureau sur lequel travailler : "J’ai une discipline quasi autiste. Virginie, elle se levait et elle mettait Motörhead à fond. Et puis, elle s’est mise à travailler à mon rythme. Tous les jours. Comme ça, avec ce rythme, elle arrivait à mieux maîtriser son angoisse."

Virginie n’était pas lesbienne avant, ni après. L’écriture de Virginie est simplement devenue plus complexe, comme sa sexualité

Depuis son changement d'orientation sexuelle, Virginie Despentes est encore régulièrement interrogée à ce sujet, certains jugeant que cela aurait amélioré son écriture, sa réflexion. Pour Paul B. Preciado, ce n'est pas le cas : "C’est absurde de dire qu’elle est meilleure écrivaine depuis qu’elle est lesbienne. L’identité sexuelle, c’est une fiction politique. Virginie n’était pas lesbienne avant, ni après. Il n’y a pas de vérité. L’écriture de Virginie est simplement devenue plus complexe, comme sa sexualité."