En début d’année 2024, une enquête du Financial Times indiquait qu’aux États-Unis, les femmes âgées de 18 à 30 ans, étaient 30 points plus à gauche que les hommes du même âge. Le même écart était constaté en Allemagne, et il était de 25 points au Royaume-Uni. Une tendance qui se confirme aussi hors pays occidentaux, comme en Corée du Sud ou en Chine.

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Une réalité aux États-Unis, à nuancer en France

Si une partie des médias s’est empressé de titrer qu’il en était de même ici, "la réalité est plus nuancée en France car l’écart sur le vote de gauche est de l’ordre de 3 points selon les derniers sondages. Ce qui n’est pas un écart majeur, on en conviendra. Il ne faut donc pas forcer le trait et décrire les Françaises comme des électrices privilégiées des partis de gauche", pondère Mariette Sineau, directrice de recherche honoraire au CNRS et à Sciences Po. Qui rappelle par ailleurs qu’un sur-vote à gauche des femmes a déjà eu lieu dans les années 1980 (notamment lors des législatives de 1986 et de la présidentielle de 1988), mais qu’il fut "très bref".

D’autant que l’Hexagone dévoile ces dernières années une singularité comparable à celle de l’Italie. "Depuis 2012, on constate que les femmes votent aussi souvent que les hommes pour le Rassemblement national, analyse l’autrice de Femmes et République (Doc Française). L’opération de dédiabolisation de Marine Le Pen a fonctionné, elle a 'remaquillé' le RN en faisant ce qu’on appelle 'un usage stratégique de son genre'".

Autrement dit, Marine Le Pen, comme Giorgia Meloni, ont utilisé le fait d’être une femme pour convaincre un électorat féminin jusqu’ici réfractaire à la violence de l’extrême droite. Une stratégie payante, notamment auprès des femmes précaires ou travaillant dans le milieu ouvrier et employé. "On peut d’ailleurs s’en étonner tant le programme du RN compte de propositions antiféministes, tels que le revenu parental - qui signifie en substance que les femmes doivent rester à la maison - ou la notion d’IVG 'de confort'", indique la chercheuse.

"Gender generation gap"

Cette période où les jeunes françaises votent donc un peu plus à gauche est à prendre avec des pincettes, et à observer sur la durée, surtout si l’on compare avec nos voisins européens comme l’Allemagne ou l’Espagne, où le sur-vote des jeunes femmes pour les partis de gauche, et le vote des jeunes hommes pour des partis de droite et d’extrême droite, s’avèrent "une évidence empirique depuis quelques années", note Anja Durovic, chercheuse postdoctorale au CNRS et à l’université Paris-Saclay.

"En revanche, ce qui est nouveau, c’est que ce 'gender gap' se constate notamment chez les jeunes femmes et hommes, les 18-24 ans et les 25-34 ans. Auparavant, on étudiait bien sûr l’âge des votants, mais on s’intéressait moins à l’interaction entre l’âge et le genre et son effet sur le vote. Autrement dit, comment le fait d’être une jeune femme ou un jeune homme plutôt qu’une femme ou un homme âgé influence les choix de vote. Il faudra donc continuer à être attentif à cela, ainsi qu’à la question du milieu social."

Pour la politologue, ce phénomène des jeunes femmes tentées par la gauche serait multicausal. Si les femmes ont longtemps été conservatrices et une part non négligeable de l’électorat de la droite parlementaire, elles ont commencé à voter pour leurs intérêts économiques et sociaux à partir des années 1970 et 1980, période durant laquelle elles sont massivement rentrées sur le marché du travail. Leur niveau de diplôme n’a ensuite cessé de s’accroître jusque dans les années 1990, où elles ont alors été davantage diplômées que les hommes.

"Cela est venu davantage renforcé la tendance qu’elles votent en fonction de leurs intérêts. Forcément, quand tu es concernée, tu t’intéresses d’autant plus aux politiques sociales et familiales envisagées", explique Anja Durovic. Et à cette période, la gauche était plus attentive à leurs intérêts. 

Tout comme le programme de Jean-Luc Mélenchon, qui a fait un bond féministe apprécié entre les présidentielles de 2017 et 2022, attirant ainsi ce jeune électorat tant convoité. "Les femmes de cette génération ont été socialisées à l’ère de #MeToo, elles sont plus politisées, plus vigilantes sur la question du patriarcat et des violences sexistes et sexuelles, et ces questions ont davantage été mobilisées par la gauche."

La politologue rejoint cependant sa collègue Mariette Sineau en appelant à la prudence face à un RN qui commence à s’engager sur ces sujets précis, comme en témoigne, par exemple, la récente proposition de loi du parti concernant l’endométriose.

Sur les réseaux sociaux, les plus jeunes dans des bulles d'idées

Une autre explication d’après Anja Durovic viendrait des réseaux sociaux. Les jeunes générations s’informant beaucoup plus par ce biais que leurs ainées, "elles se retrouvent exposées à une confirmation de leurs idées, notamment à cause des 'bulles de filtre'", qui viennent alimenter nos recherches en nous proposant des contenus similaires, et ainsi nous conforter dans lesdites idées. Une particularité des réseaux sociaux qui peut provoquer une forme de stagnation de la pensée... et une inquiétude, quand on sait que ces vecteurs ultra sollicités sont extrêmement bien maîtrisés par l’extrême droite.

"?C’est ce qu’explique la sociologue Jen Schradie dans son livre The revolution that wasn’t. Elle défend la thèse que les mouvements réactionnaires et conservateurs ont réussi à s’imposer sur internet grâce au fonctionnement des réseaux sociaux", explique la chercheuse, qui insiste également sur l’alerte du baromètre du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, qui indique un sexisme prégnant chez les jeunes hommes. 

Des éléments qui devraient incontestablement être pris en compte par la gauche, aujourd’hui à nouveau divisée à la veille d’un vote d’importance. D’autant que les élections européennes ne sont pas celles qui attirent le plus les femmes, note Mariette Sineau?: "Lors d’élections de 'second ordre', elles se déplacent moins que les hommes. Pour le vote du 9 juin, il y a 44?% de femmes et 46?% d’hommes susceptibles d’aller voter?".

Un constat partagé par Anja Durovic, qui remarque en plus une jeune génération moins présente lors de ce type d’élections. "Les résultats vont dépendre de l’ampleur de la participation des jeunes, mais ces jeunes cohortes risquent de peu se déplacer. On peut donc s’attendre à ne pas retrouver ce fossé idéologique lors des Européennes."

Ainsi, si le gender gap ne semble pas réellement exister en France où le vote des femmes et des hommes est très semblable, on peut néanmoins affirmer qu’il existe un gender generation gap qui voit une jeune génération de femmes voter plus à gauche ces dernières années, avec un désir d’affirmation et de progressisme, voire de motivation à changer le monde. Un gender generation gap qui s’avère être une tendance labile, peut-être éphémère, que seul un renouveau politique fiable et motivant pourrait venir consolider.