C’est un petit crac qui suscite bien des controverses, et pour cause : il peut faire de gros dégâts. La "manipulation" corporelle est, selon la définition officielle, une poussée passive, très rapide et de petite amplitude. Appliquée à une articulation, ce geste technique vise à restaurer un mouvement et une fonction optimale, ou à réduire une douleur.

Contrairement à la "mobilisation" qui met simplement en mouvement pour entretenir l’amplitude articulaire normale (comme pratiquée chez le kinésithérapeute), la manipulation dépasse la limite naturelle de l’articulation, aussi appelée barrière motrice. Il en résulte parfois un craquement sonore que les pros appellent aussi "phénomène de cavitation" ou plus simplement pet articulaire car le geste déclencherait le relâchement d’un gaz.

Un craquement qui impressionne

Comme l’explique la kinésithérapeute et ostéopathe Muriel du blog Adapter son yoga, "la technique peut faire peur car en général, les gens ont la fausse idée que les vertèbres se déplacent. En réalité, cela n’arrive jamais, sauf en cas de trauma très grave qui vous emmène directement aux urgences puis en chirurgie. Évidemment, aucun risque que cela se produise chez votre thérapeute !". 

Selon le kinésithérapeute* Grégoire, alias Major Mouvement, le craquement est secondaire (et pas systématique) ; c'est surtout la manipulation qui y mène potentiellement que l’on doit interroger. "Le but n'est pas de faire craquer ; le craquement ne signe pas la réussite ou l’échec de la manipulation. D’ailleurs certaines personnes sont plus sujettes aux craquements que d'autres", nuance le professeur en thérapie manuelle, auteur de Major Mouvement : le grand guide pour soigner vos douleurs (Marabout).

"Quand vous accélérez en voiture, s’il y a un bruit de pneus qui frottent sur la route, cela ne veut pas dire que vous conduisez vite ou lentement". À en croire le kiné le plus sympathique des réseaux sociaux, tout dépend de l'intention du praticien, c'est-à-dire de la force appliquée et de la précision du geste thérapeutique.

Des effets indésirables rares mais très sérieux

D’après la kinésithérapeute et ostéopathe Muriel, même si dans l'écrasante majorité des cas elle se passe bien, la manipulation cervicale n’est pas anodine. Parmi ses effets indésirables, la thérapeute évoque le déclenchement d’une hernie discale, des vertiges, des acouphènes, ou plus simplement des douleurs cervicales.

Mais le plus gros risque se situe au niveau des artères vertébrales. "La manipulation est susceptible d’y déclencher une petite brèche. L’artère peut alors se boucher et créer un AVC - accident vasculaire cérébral" dit-elle.

Et de rappeler les contre-indications à ce geste technique : antécédents d’AVC, sténose ou dépôts de plaques graisseuses au niveau des artères vertébrales, vertiges, troubles vasculaires, hypercholestérolémie...

Tout pro averti s’abstiendra aussi de manipuler si la personne a une douleur inhabituelle à la face arrière du cou et de la tête, une vision un peu double, des troubles d’équilibre à la marche, des difficultés à s’exprimer, des nausées ou des vomissements.

La manipulation sera par ailleurs évitée en cas de suspicion ou présence de fractures, fêlures, d’ostéoporose, mais aussi de cancer et pour certains traitements médicamenteux. 

Un geste qui peut muer des traumatismes mineurs en urgences absolues

Autant dire que l’étude des facteurs de risques pendant l’entretien préalable de la séance est incontournable. "Le problème, c’est que les accidents liés aux artères du cou ont plutôt lieu sur des gens jeunes qui n’ont pas d’antécédents de santé", avertit l’ostéopathe et bloggeuse. Pour corser le débat, il faut savoir que cette fameuse dissection artérielle peut tout à fait se produire sans que l’on ne soit jamais manipulé.

A priori, on pense que la manipulation vertébrale ne ferait qu’accélérer ou aggraver un phénomène déjà en cours, ou une prédisposition. "Le patient peut présenter un simple historique de douleur cervicale ; peut-être quelques vertiges ou des troubles passagers de la vision. Ce sont d’ailleurs ces raisons qui le poussent à consulter" note-t-elle. "L’ostéopathe peut intuitivement choisir la manipulation cérébrale pour soigner, sans forcément penser que ces signes indiquent qu’une brèche est déjà à l’œuvre". Le geste technique crée alors un microtraumatisme qui l’accélère.

D’autres traumatismes mineurs peuvent déclencher le même enchainement malheureux. C’est le cas des éternuements, de la marche arrière en voiture ou… du passage dans le bac du shampooing chez le coiffeur ! Certaines postures de yoga, comme l’équilibre sur la tête, des gestes médicaux à l’instar de l’intubation et même certaines techniques de massage peuvent aussi accélérer la pathologie sous-jacente. "L’AVC et les séquelles neurologiques peuvent survenir quelques minutes, quelques heures ou quelques jours après la manipulation. Plus cela se produit à distance de la manipulation, moins on a de certitude que le drame lui soit lié", affirme la professionnelle de santé.

Un point de vue partagé par le kinésithérapeute du compte @majormouvement : "les fragilités au niveau des artères du cou sont quasiment impossible à détecter. Il faudrait faire des échodoppler à n'importe qui avant de manipuler". Le kinésithérapeute estime ainsi que les patients ne sont pas suffisamment informés et que le cadre-même de la manipulation reste flou.

Une législation floue qui n’arrange rien

En France, les chiropracteurs sont autorisés à pratiquer la manipulation. Depuis 2007, les ostéopathes peuvent le faire mais avec un certificat de non contre-indication à la manipulation cervicale rédigé par un médecin. Les médecins n’ont évidemment pas besoin d’autorisation, mais ont-ils suffisamment de pratique pour assurer la qualité du geste ? "Ils sont bien plus formés au diagnostic clinique que les ostéopathes, mais reçoivent moins d’heures de formation à l’ostéopathie", souligne Muriel.

Quant aux kinésithérapeutes, ils sont autorisés à pratiquer les manipulations du rachis (cervicales et dos)… mais pas en force. Ce qui plonge ce geste technique dans une zone grise. "C'est comme si vous deviez taper dans un ballon : tous ces professionnels y ont droit, mais les kinésithérapeutes sont priés de le faire avec finesse et précision là où l’on est moins regardant sur la technique des chiropracteurs et des ostéopathes", illustre Major Mouvement.

De son côté, Muriel s’étonne que certaines personnes de retour de vacances de pays comme la Turquie ou la Thaïlande se soient fait manipuler les cervicales au cours de simples massages, sans qu’on leur demande leur avis. "Plusieurs de mes patients.tes ont témoigné sur ma table que cela leur est arrivé dans des spas ou des hammams en France ; c’est très préoccupant au regard du niveau de qualification des thérapeutes manuels en exercice dans ces établissements", considère-t-elle.

Pour sa part, elle ne manipule carrément plus depuis sa formation. "J’ai servi de cobaye à l’un de mes professeurs qui m’avait choisie pour montrer le geste aux autres élèves. Sa technicité était parfaite, avec juste la petite impulsion nécessaire et j’étais complètement en confiance, détendue. Cela ne m’a pas empêchée de me retrouver avec un torticolis pendant une semaine, tant la zone était devenue inflammatoire et douloureuse", se souvient la thérapeute.

Au fil de sa carrière, elle récupère deux patients traumatisés par les manipulations cervicales d’autres ostéopathes, ce qui la conforte dans son choix. "La première a souffert de vertiges et d’acouphènes pendant plus d’un an", raconte la thérapeute. "L’autre avait même dû passer par la case chirurgie pour réparer une hernie discale déclenchée par le geste". Ce patient-là n’a pas porté plainte car il avait tout à fait conscience que l’hernie était probablement latente et qu’elle se serait manifestée lors d’un autre traumatisme. "Évidemment, si l'on travaille dans un club de rugbymen, on n’aura pas la même approche, mais en cabinet de ville, je ne fais pas prendre de risques à mes patients", déclare la pro.

Le cerveau comme facteur de blocage principal ? 

Alors, pourquoi continue-t-on à manipuler les cervicales ? Pour Muriel, c’est un outil très utile dont ne se passent pas, par exemple, les ostéopathes qui suivent des sportifs de haut niveau. "Cela reste un très bon outil pour les blocages articulaires", convient Major Mouvement. "En fonction de la pathologie, la manipulation sera une conduite à tenir possible tout à fait correcte. Tout dépend du diagnostic clinique. Et celui-ci peut varier d’un professionnel à l’autre".

Chiropracticien, ostéopathe, kiné, thérapeute manuel, médecin ou chirurgien du dos expliqueront chacun une même pathologie avec la grille de lecture propre à son métier. D’après Grégoire, on admet aujourd’hui que l'on n'a pas d'outils suffisamment poussés pour savoir exactement ce qui se passe.

La théorie la plus avancée désigne même le cerveau comme facteur de blocage principal. "Cela peut être lié à différents facteurs. Un geste que l'on aurait mal toléré ; un mouvement répété ; un coup de stress ; une émotion qui ne passe pas… tout cela peut verrouiller une région et la rendre sensible au mouvement", indique le kiné. La question essentielle, d’après lui : y a-t-il un réel bénéfice de la manipulation vertébrale par rapport à la mobilisation ?

Des études scientifiques insuffisantes

Les études restent pauvres sur le sujet. "Certaines montrent que cela dépend du niveau de formation des professionnels", pointe même Muriel. Une étude publiée en octobre 2022 dans la revue Chiropractic & Manual Therapies affirme que quelle que soit la zone manipulée ou la durée de suivi, la manipulation vertébrale n’a pas apporté la preuve d’une amélioration de la douleur due à un craquement audible.

Le manque de data divise les différents professionnels. Pour pouvoir publier des articles scientifiques sur le sujet en France, il faut passer par un cursus universitaire réservé aux seuls médecins, chirurgiens et kinésithérapeutes. La situation est différente aux États-Unis où les chiropraticiens diffusent des publications.

Selon Major Mouvement, ces dernières arrivent aux mêmes conclusions que celles des chirurgiens du dos : la manipulation n'agirait pas sur le plan osseux mais au niveau des chemins nerveux. "Le crac qu'on entend pourrait avoir un effet sur le versant émotionnel", traduit le kiné. "On sait aujourd'hui que chez un patient qui ne veut pas être manipulé, a fortiori au niveau des cervicales, et qui pense que ce sont ses os qui craquent, le résultat sera la plupart du temps négatif, non pas parce que la technique aura été loupée, mais parce qu'on lui aura fait peur", souligne-t-il.

Faire craquer ou non : le patient doit donner son accord

Les techniques de craquements ne font pas mal mais peuvent surprendre. Elles ne peuvent plus être pratiquées sans l’accord du patient. Cela lui permet d’être détendu, en confiance pour que la manipulation se passe bien. Cela le rend aussi acteur de son traitement.

"Il faut lui proposer clairement le choix entre la manipulation qui est une technique qui déclenche potentiellement un craquement après une mise en place de 15 à 20 secondes mais qui offre un résultat très rapide ; ou une approche plus douce, qui prend plus de temps (15 à 20 minutes), sans craquement, pour le même résultat", pose Grégoire de Major Mouvement. Si, quand il passe du côté patient, l’expert préfère qu’on pratique sur lui une technique qui craque, il a choisi de ne plus manipuler les cervicales de ses patients depuis 3 ans.

"Ce geste est très impressionnant, difficile à acquérir pour un acteur de santé mais finalement très peu utile aujourd'hui car il y a d'autres moyens plus doux pour arriver au même résultat. Il reste toute une éducation à faire auprès des professionnels sur sa pertinence. Par ailleurs, ces derniers peuvent mettre à point d’honneur (ou d’ego) à pratiquer un geste censé prouver leur maîtrise", indique le kiné. Ils peuvent aussi, parfois, être convaincus que cette technique fonctionne parce que ça craque.

Une personne sur 200 000 risque le crash

Pour toutes ces raisons, Major Mouvement n'est pas favorable au geste qui fait peur et dont l'efficacité n'est pas à la hauteur des dégâts potentiels, même si son risque est extrêmement faible : une personne sur 200 000 en subirait les conséquences. "C'est à l'image des crashs d'avions : ce sont malheureusement des cas qui, quand ils se produisent, sont ultra graves. Une jeune femme qui arrive avec un mal de tête et qui finit dans un fauteuil roulant est une réalité rarissime, mais elle existe".

À telle enseigne que, comme certaines personnes ne prennent plus l'avion à cause de la peur de l’accident, des gens ne consultent plus d'ostéopathes car ils craignent qu'on leur casse les cervicales. "Ces profils auront vu trop de films américains dans lesquels on aura surjoué le craquement ; à moins qu’on leur ait imposé cette technique sans leur consentement à une époque révolue", suppose-t-il.

Autre écueil secondaire à cette question épineuse : quand le patient n’est pas soulagé par la thérapie manuelle, il se tourne généralement vers la prise d’anti-inflammatoires qui comportent un plus gros risque (hémorragique, cardiaque et rénal), à mettre dans la balance.

"On évalue ce risque à une chance sur 20 000 quand on prend de l'ibuprofène ou du paracétamol ! Vous avez donc 10 fois plus de chances d'avoir une complication en prenant un anti-inflammatoire qu’en vous faisant manipuler les cervicales", résume le spécialiste. Autant opter pour des mobilisations plus douces comme proposées en kinésithérapie, ou des exercices guidés. "Il existe d’autres techniques qui soulagent les cervicales. L’ostéopathie douce marche très bien", observe Muriel.

Traiter le corps avec douceur

Même son de cloche chez la fasciathérapeute Nadine Quéré. Il y a une trentaine d’années, la thérapeute, qui a commencé sa carrière en ostéopathie structurelle, bifurque volontairement vers la fasciathérapie enseignée par Danis Bois quand elle réalise que l'on peut dégager les vertèbres sans faire craquer.

"Il suffit de solliciter la force intérieure du corps pour réguler les fascias. Ces tissus conjonctifs sont parfois tendus au point de faire l'effet de cordes et de rigidifier toute une zone. Ce sont eux qui limitent la mobilité vertébrale", indique l’auteure de Soigner son corps avec les fascias (Editions Le Dauphin).

Selon elle, la fasciathérapie permet de relancer le mouvement interne des tissus au niveau du cou, de dédensifier la vertèbre concernée, et même parfois d’insuffler de la souplesse au niveau les disques sous-jacents. "Pour que le rééquilibrage tienne dans le temps, il faut souvent travailler, en complément, à distance des cervicales", complète Nadine Quéré. En bref, pour un soin durable, il faudra aussi rétablir la fluidité des fascias au niveau du crâne, du dos jusqu'au sacrum, des bras et même des mains. Douceur et globalité sonnent comme les maîtres-mots des thérapies d’aujourd’hui.

*En France, les kinésithérapeutes sont reconnus comme des professionnels de santé (leurs consultations sont remboursées par la sécurité sociale dans le cadre du parcours de soins coordonnés), spécialistes de la rééducation. À l'inverse, les autres thérapies citées dans ce sujet sont considérées comme appartenant au spectre des médecines douces ou alternatives, pour la plupart uniquement remboursées par les mutuelles qui peuvent prendre en charge tout ou une partie des frais de consultation.