En à peine deux ans, elle est devenue le visage, en France, de l'écoféminisme. Et l'incontournable porte-voix de ce concept qui fait tant parler dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux. On se presse à ses conférences, on dévore ses ouvrages.

Grâce à son approche limpide et non clivante des tenants et des aboutissants de ce mouvement qui a envahi l'espace public, la jeune philosophe Jeanne Burgart Goutal est le nouveau nom à retenir.

Deux ouvrages, Être écoféministe : Théories Pratiques, paru en 2020, et son tout nouveau ReSisters, formidable roman graphique coréalisé avec l'illustratrice Aurore Chapon, ont rendu incontournable cette jeune prof de philosophie en lycée dans les quartiers nord de Marseille.

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Une personnalité accessible et captivante

Ouvrir le dialogue, questionner sans asséner : en ces temps de crispations et de polarisation dans la société, d'oppositions sourdes et aveugles tous azimuts, c'est bien l'objectif de Jeanne Burgart Goutal.

Et une évidence quand on la rencontre. Elle approche de la quarantaine, on donnerait dix ans de moins à cette adepte des pratiques – "réalistes", précise-t-elle – de décroissance et des achats de seconde main.

Elle sirote un thé, de passage à Paris dans le salon de la chargée de communication de sa maison d'édition, hôte improvisée de cette rencontre avec "la philosophe dont tout le monde parle".

Cette banlieusarde d'origine a hâte de repartir à Marseille, la "rebelle", "foisonnante d'évènements associatifs", elle qui avoue éprouver pour la première fois un "truc irrationnel, un sentiment avec une ville, même si elle est crade mais si belle !"

On comprend vite pourquoi la penseuse aux allures d'ado capte tant l'attention dans ses conférences ou auprès de ses élèves. Point de figure tutélaire sur piédestal, Jeanne Burgart Goutal est d'emblée chaleureuse.

"Une intellectuelle accessible", saluent celles et ceux qui viennent l'écouter à ses conférences, "une fille simple et adorable", assurent ses amies, "brillante et sincère", se souvient-on à Philosophie Magazine, où elle a fait un stage.

Les pieds sur terre

On la dit "star" de l'écoféminisme ? Elle en doute, désarmante de naturel. On l'imagine très bien, en l'écoutant se raconter sans posture, en prof inspirante façon Le cercle des poètes disparus plutôt qu'en fonctionnaire arc-boutée sur un schéma d'enseignement formel et normatif.

On la voit facilement en copine avec laquelle on s'attablerait dans un café pour refaire le monde et parler de la vie, ce qu'elle adore faire. Intelligence au cordeau, voix au vibrato joyeux, elle manie l'humour, l'autodérision et dépoussière le cliché d'austérité si souvent accolé aux penseuses.

Une vraie "fact-checkeuse" contre tous les "haters" des féministes et des écolos qui font florès sur les réseaux sociaux. De toute façon, elle est protégée, elle qui n'est pas sur les réseaux sociaux et utilise un "téléphone portable normal, quoi, pas un smartphone".

J'ai plutôt l'impression d'être une fille normale, je ne veux rien usurper.

Des effets du succès rapide, aussi. Elle est d'ailleurs étonnée qu'on s'intéresse à elle pour un portrait dans un magazine. Comme après une conférence d'entendre des jeunes filles, qui lui font dédicacer ses livres, la remercier.

Elle garde les pieds sur terre, elle qui, en bonne philosophe – et fille d'une époque troublée –, avoue toujours douter. "Tant mieux si je peux aider à réfléchir, à questionner des idées, inspirer des jeunes filles et des femmes, c'est très chouette, mais j'ai plutôt l'impression d'être une fille normale, je ne veux rien usurper !"

Sortir de sa zone de confort

Normalienne, ex-élève du lycée Henri-IV, elle a fait ses années de collège dans un établissement populaire à Val-de-Fontenay – la mixité sociale et l'altérité, elle a, dit-elle, "grandi avec". Sa mère, féministe, signataire du manifeste des 343, les a élevées, elle et sa sœur aînée, "dans l'idée qu'il faut toujours être indépendante financièrement".

Elle vit aujourd'hui en colocation dans le tranquille 7e arrondissement de Marseille, après avoir un temps tenté la radicalité de la vie en autosuffisance dans un bois sans eau ni électricité près d'Aix-en-Provence… avant de se séparer d'un compagnon "plutôt du genre écolo-macho", confie-telle dans un sourire.

Elle enseigne la philo dans un lycée avec le "désir de faire éclater les bulles cognitives", de favoriser l'émergence de passerelles de mixité sociale autant que confessionnelles ou de genre.

Pour comprendre les tenants et les aboutissants de l'éco-féminisme, elle a voyagé en Amérique du Sud, territoire de tant de luttes féministes et écologistes, et en Inde, pays de l'icône mondiale Vandana Shiva, ennemie jurée de la déforestation et des OGM, défenseuse de l'agroécologie.

D'où son envie de transmettre, aujourd'hui, l'histoire et les enjeux véhiculés par le mouvement écoféministe qui, ces deux dernières années, fait un retour en force en France, où il a été pourtant théorisé dans les années 70 par la philosophe et activiste féministe Françoise d'Eaubonne.

L'écoféminisme c'est quoi ?

Il est aujourd'hui réactivé et essaimé en grande partie par le travail de Jeanne Burgart Goutal, dans le sillage de #MeToo, de l'égalité femmes-hommes et des préoccupations environnementales et économiques.

Impossible de ne pas avoir croisé ce terme tant il apparaît fréquemment dans les médias (écrits et audiovisuels), les podcasts et sur les réseaux sociaux. Ce mouvement intersectionnel philosophique et activiste attire de plus en plus de sympathisant·es.

S'il pique la curiosité des néophytes, c'est qu'il conjugue dans un même esprit luttes féministes et combats environnementaux. En clair, l'écoféminisme nous dit que la destruction de l'environnement et l'oppression des femmes reposent toutes deux sur un même système de domination, d'exploitation et de violence sur fond de capitalisme débridé.

"Un mouvement traversé de multiples courants"

Grâce à la jeune philosophe, sa lecture est aujourd'hui à la portée de tous. "Sans termes alambiqués, Jeanne aborde ce sujet de façon philosophique mais aussi grâce à des expériences concrètes qu'elle a pu mener dans sa vie privée et dans ses voyages sur le terrain", explique son amie la réalisatrice et journaliste Sabrine Kasbaoui.

"Elle fournit des informations à la portée de toutes et tous tout en historicisant ce mouvement. Elle sait créer le dialogue, donne les clés pour comprendre et se faire soi-même une opinion. Elle garde le recul de la philosophe et ne se définit d'ailleurs jamais elle-même comme 'militante écoféministe'. Cette distance non dogmatique, c'est sans doute ce qui fait le succès de ses conférences. Elle déploie tous les courants de l'écoféminisme et tant mieux si l'on n'est pas d'accord, cela ouvre le dialogue ! Elle n'est ni dans l'ego ni dans la fausse modestie."

Dès que les trucs deviennent sectaires, cela m'étouffe. Ce que j'aimerais, c'est m'adresser à tout le monde, y compris aux hommes.

"Je n'avais jamais entendu parler de l'écoféminisme avant de faire mes recherches", reconnaît Jeanne Burgart Goutal.

Elle s'y est plongée avec une curiosité communicative : "j'ai découvert un mouvement traversé de multiples courants, il y a derrière une diversité de pensées et de pratiques militantes. Tous les questionnements qui en découlent sont passionnants à explorer, éclairants à l'aune du monde actuel et du système économique mondial. Pour autant, je ne veux pas m'enfermer dans une compréhension du réel avec une seule grille de lecture écoféministe. Dès que les trucs deviennent sectaires, cela m'étouffe. Ce que j'aimerais, c'est m'adresser à tout le monde, y compris aux hommes."

Non-binaire et non-clivante

Pas gagné pour autant, reconnaît celle qui constate que "parfois, les hommes qui assistent à une conférence avant l'une des miennes sur l'écoféminisme quittent la salle quand j'arrive".

"Elle est pourtant très pragmatique, toujours très équilibrée, avec une approche dépassionnée", analyse Lauren Bastide, créatrice du podcast La poudre, qui l'a reçue dans le cadre de la série de conférences sur l'écoféminisme qu'elle anime au Carreau du Temple (1) .

"Elle décortique les idées pour mettre en place une société plus juste et plus durable pour tout le monde, elle n'est pas clivante", estime la militante et activiste écoféministe Solène Ducrétot, cofondatrice des Engraineuses et des Volonterres(2) .

C'est en assistant à une de ses conférences que la dessinatrice et graphiste Aurore Chapon, figure du mouvement écoféministe, a eu envie de travailler avec la philosophe : "J'ai pris des notes effrénées pendant deux heures en l'écoutant ! Et j'ai eu envie de mettre en images ce qu'elle disait. Elle est très accessible, personnellement et dans son discours. C'est même rassurant qu'elle ne se déclare pas elle-même écoféministe. Elle ne nous présente pas un éden quand elle donne des clés pour déconstruire un système. Elle n'est pas figée dans une vision binaire et de dualité. Dans notre roman graphique, nous avons mis en scène des personnages masculins, nous y tenions, et nous en vendons des exemplaires à des hommes qui l'achètent pour eux !"

Féminisme et écologie

Écrivain, réalisateur et militant écologiste, Cyril Dion, qui vient de sortir Animal, film sur notre relation au vivant, en est convaincu : les avancées féministes et écologistes vont de pair.

Les femmes comme la terre ont été chosifiées.

"Ces courants sont liés et, au cœur de la génération actuelle, on assiste à leur renouveau. Les femmes comme la terre ont été chosifiées. Le combat contre le racisme et l'injustice sociale est aussi inhérent au mouvement écoféministe. Dans le contexte actuel, il est frappant de voir que les quatre pays qui apportent de nouvelles voies possibles, l'Islande, l'Australie, l'Écosse et la Finlande, sont dirigés par des femmes qui sont dans une autre représentation du monde que les hommes, dirigeants politiques ou économiques. Cela nous montre qu'il y a une bascule possible !"

Jeanne Burgart Goutal, exploratrice philosophique non déconnectée du réel, passionne ses élèves qui lui disent qu'après ses cours, ils ont "les neurones débloqués". Elle rêve que les discussions sur l'écoféminisme sortent de la bulle cognitive "d'un milieu intellectuel plutôt urbain et blanc".

Toujours cette idée de tendre des passerelles. Sans rien imposer. Mais questionner. Et dialoguer. Avec cette petite phrase du maître zen et écrivain Daniel Odier dans la tête – cette phrase, dit-elle, "qui a l'air d'être un canular" : "le sens de la vie, c'est d'être vivant." À l'image de la philosophe passeuse.

1. Conférences en accès libre et visibles sur la chaîne YouTube du Carreau du Temple.

2. Instagram : @solene_ducretot

Ce papier a été initialement publié dans le numéro 834 de Marie Claire, daté mars 2022.