Ici, l'été s'étire jusqu'au cœur de l'automne. Les lumières se font douces, caressantes sur le haut des pins d'Alep et des chênes, tendres comme un souffle sur les parois des falaises. Bientôt les pluies de novembre arriveront pour désaltérer l'immense tapis de plantes de garrigue asséchées, qui descend jusqu'aux criques.

Vidéo du jour
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Un lieu touristique, mais pas que

Anaïs Boileau

Répit saisonnier après la folle fréquentation estivale où, selon les années, on peut compter jusqu'à trois millions de visiteur·ses dans cet espace de nature absolue dont beaucoup oublient (ignorent ?) qu'il n'est pas qu'un "spot" à la beauté spectaculaire pour instagrameur·ses.

Le Parc national des Calanques(1) est d'abord, et surtout, un écrin de conservation écologique de 8500 ha terrestres ourlés de 97.700 ha de territoire marin. Une enclave unique en France de sauvegarde d'une flore et d'une faune exceptionnelles, aux portes de la bouillonnante Marseille et ses 860.000 habitant·es.

Trésor au cœur du pourtour méditerranéen (ce dernier représentant 10 % de la biodiversité végétale mondiale), ce parc regroupe un millier d'espèces végétales dont 48 sont classées protégées et 210 patrimoniales, ainsi que 140 espèces animales terrestres protégées et 60 espèces marines patrimoniales.

Premier parc périurbain en Europe, il s'allonge vers Cassis et se termine à La Ciotat, ponctué sur 80 km de littoral, de plus d'une cinquantaine de calanques aux eaux claires et tranquilles (hors saison touristique). 

Du haut du col de sormiou qu'il faut passer pour mériter – en marchant – la crique du même nom tout en bas, c'est la dernière fois qu'on peut voir au loin la cité phocéenne hérissée d'immeubles, sous un halo vaguement opaque créé par l'incessante circulation automobile et maritime du port de commerce et des ferrys.

Avant d'entrer, par une invisible porte, dans une autre dimension où le vent disperse les effluves de romarin, ciste, genêts et fenouil de mer. Où, dans ce paysage de moyenne montagne, on peut voir planer un aigle de Bonelli ou un hibou grand-duc, deviner dans les fourrés épais et la forêt un monde invisible, peuplé de sangliers, de lézards, de tortues ou observer une colonie de puffins qui chaloupe sur la houle. Ici, on est ailleurs.

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Les calanques menacées par le tourisme de masse

Anaïs Boileau

Autant de sensations et d'émotions dont Laureen Keller (sur la photo ci-dessus), écologue et chargée de mission au sein du Parc du projet Life Habitats destiné à y préserver l'habitat et financé par la Commission européenne jusqu'en 2022, ne se lasse jamais.

Consciente aussi des dangers menaçant l'écosystème, elle sait détecter l'érosion d'un rocher transformé en solarium par des touristes, la disparition d'une plante comme la rare et protégée astragale de Marseille, piétinée hors des sentiers balisés que le Parc a aménagés récemment, ou l'usure sur une écorce polie à force d'être touchée par la main de visiteur·ses engagé·es sur des pentes abruptes :

"La fréquentation excessive et les embruns salés pollués par les tensioactifs sont deux grandes menaces. Les particules de détergents ménagers se retrouvent sur les plantes et provoquent leur nécrose. Mais on peut influer de façon positive sur la sauvegarde de la biodiversité, individuellement en ne marchant pas n'importe où, en utilisant des produits écologiques pour l'entretien comme des lessives avec un écolabel, ou de façon collective en repensant la gestion des polluants en mer par la création de stations d'épuration."

Du doigt, l'experte désigne une zone en contrebas, dans la calanque de Sugiton. On voit clairement, sur un même monticule surplombant la crique, une partie végétalisée et une autre, exempte de toute vie, abrasée par la présence humaine quotidienne pendant tout l'été.

Rien que cet été, 20 cm de sol ont disparu ici à force de marcher sur cette zone.

Elle désigne un majestueux pin d'Alep aux racines nues : "Il est en risque de déchaussement, rien que cet été, 20 cm de sol ont disparu ici à force de marcher sur cette zone. Et si le sol est abîmé, une nouvelle génération de pins ne poussera plus."

Laureen confie "vaciller entre l'espoir, quand on rencontre des gens conscients qu'il faut respecter la réglementation et le désespoir face à ceux et celles et ceux qui disent : 'On fait ce qu'on veut, on est à la plage !' Or ce site unique est fragile, il doit rester ouvert à tou·tes mais il n'est pas une station balnéaire". 

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Un accès régulé

Anaïs Boileau

Dès 2022, l'accès à la calanque de Sugiton, bondée en période estivale, sera régulé : pour y accéder (gratuitement), il faudra s'inscrire en ligne sur le site du Parc national des Calanques.

On ne peut pas préserver l'environnement sans prendre de décisions catégoriques

Le photographe Alexis Rosenfeld, grand reporter des fonds sous-marins basé à Marseille, qui a lancé le formidable projet 1 Ocean(2) en partenariat avec l'Unesco et qui travaille avec le CNRS, se veut plus catégorique encore quant aux mesures de restriction de cet espace : "Les 'no take zones' interdites à la pêche et la chasse sont, dans les parcs nationaux, des succès concrets. On le sait. Alors pourquoi dans un parc national comme celui des Calanques peut-on encore chasser au fusil sur terre et sous l'eau dans certaines zones ? On ne peut pas préserver l'environnement sans prendre de décisions catégoriques."

Chaque été, une armada de bateaux, avec ou sans permis, avec ou sans moteur, mouille collé-serré dans les eaux translucides du Parc, au risque d'arracher, en s'ancrant, les zones de posidonies, herbage crucial, source indispensable de vie pour les poissons.

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"Le réchauffement flingue la biodiversité !"

Anaïs Boileau

Justine Richaume, 26 ans, biologiste chargée d'études au sein du réseau de recherches fondamentales et appliquées Septentrion(3) et présidente du projet The Lost Compass(4) plonge toute l'année dans les forêts de corail, de gorgones rouges et jaunes, de dentelles de Vénus, refuges des poissons et crustacés.

"En tant que biologiste, j'y vois toute l'opulence de cet écosystème mais aussi ses limites, souligne-t-elle. Sans parler des déchets visibles jetés des bateaux ou par des estivant·es, des microparticules invisibles de plastique qui empoisonnent l'eau, on constate l'impact des activités nautiques de loisir. Pousser à fond les moteurs ou palmer de manière inconsciente et sans délicatesse abîme la flore et la faune sous-marines."

Pousser à fond les moteurs ou palmer de manière inconsciente et sans délicatesse abîme la flore et la faune sous-marines

Mais avant tout, c'est le réchauffement climatique qui inquiète le plus la scientifique, qui constate d'ores et déjà son impact : "Le réchauffement flingue la biodiversité ! Au-delà d'une température de 25 °C dans l'eau, nombre de micro-organismes vont disparaître ici. Sans compter l'arrivée de nouveaux prédateurs venus de mers chaudes, comme le poisson-lion arrivé de la mer Rouge par le canal de Suez. À terme, ils peuvent prendre la place de prédateurs emblématiques des Calanques, comme le mérou."

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La faute de l'Homme

Anaïs Boileau

À cela s'ajoute la responsabilité des hommes, entre mondialisation à outrance du trafic maritime et implications personnelles : c'est sans doute un plateau d'huîtres jeté l'été dernier à la mer qui a provoqué l'invasion de l'algue rouge japonaise qui, en pourrissant, colonise rochers et fonds marins du Parc national des Calanques et représente un risque sanitaire en dégageant du sulfure d'hydrogène, potentiellement mortel à haute dose.

Sur les pentes de la calanque Blanche, au bord de la route qui mène à la baie des Singes, une dizaine de bénévoles de la dynamique association Clean My Calanques(5) – créée par une bande de potes randonneurs en 2017, forte aujourd'hui de 37 237 abonné·es sur les réseaux sociaux (mais qui ne bénéficie toujours pas de subventions municipales) – nettoie le lieu jonché de détritus.

Une décharge à ciel ouvert de mégots, canettes, papiers d'emballages, bombes de protoxyde d'azote, la nouvelle défonce à bas prix… Quand ce ne sont pas des cuvettes de toilette, des canapés, des balles de fusil Famas ou des cocktails Molotov.

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Protéger un sanctuaire naturel

Anaïs Boileau

En une heure de ramassage sur une zone, l'association, qui œuvre dans toutes les calanques, ramasse en moyenne 50 kg de déchets, dont 2 700 mégots, qui seront, après détoxification, transformés en énergie par la start-up RecyClop.

"Pour changer la donne, il faut ne plus jeter ses déchets par terre, les emporter chez soi ou dans une poubelle, ce qui n'est pas compliqué ! prévient Céline Albinet, la codirectrice de Clean My Calanques. Mais c'est aussi adopter d'autres réflexes de consommation, des petits gestes qui font toute la différence, comme boire l'eau du robinet qui est pure en France plutôt qu'en bouteilles en plastique, réduire ses achats de produits et aliments emballés. Prendre conscience que la nature est notre bien commun. À nous d'arrêter de la souiller."

Un message simple et essentiel que Clean My Calanques a déjà porté, lors de rencontres de sensibilisation, dans plus d'une centaine d'écoles auprès de deux mille élèves et dans ses vidéos et clips qui cumulent sur les réseaux sociaux plus de trois millions de vues.

Sinon, on peut déjà envisager un postulat à la portée de tou·tes : considérer le Parc national des Calanques, sur terre et en mer, comme un sanctuaire naturel, un trésor commun ouvert à tou·tes et que chacun·e peut et doit préserver. Pas – ni plus – comme un parc d'attractions balnéaires à l'obsolescence programmée.

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Les Calanques, paradis menacé

Anaïs Boileau
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Les Calanques, paradis menacé

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Les Calanques, paradis menacé

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Les Calanques, paradis menacé

Anaïs Boileau

1. calanques-parcnational.fr

2. À voir en novembre, deux expositions dans le métro parisien puis en régions. Programme complet sur 1ocean.blue

3. septentrion-env.com

4. the-lost-compass.fr

5. cleanmycalanques.fr

Ce papier a été initialement publié dans le numéro 831 de Marie Claire, daté décembre 2021.

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