Dans les années 90, l'Afrique du Sud a connu des changements sociaux et politiques majeurs. La constitution post-apartheid de 1996 a été la première au monde à interdire la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle.

Malheureusement, la communauté LGBTQIA+ est restée la cible de féroces préjugés. Quand cette loi progressiste a été votée, Zanele Muholi, né·e en 1972, avait 24 ans mais a toujours eu le sentiment de vivre au quotidien une sorte d'expérience schizophrénique, à la fois agréé·e et rejeté·e dans un pays où toute personne ne se reconnaissant pas dans l'hétérosexualité est la cible de violences, malgré la soi-disant protection de la constitution. Zanele Muholi a 51 ans.

Vidéo du jour

Réécrire l'histoire visuelle de l'Afrique du Sud

Depuis plus de vingt-cinq ans, l'artiste s'est fixé pour mission de "réécrire une histoire visuelle de l'Afrique du Sud en incluant la communauté LGBTQIA+, afin que le monde connaisse [son] existence". Cet apostolat lui a valu une notoriété bien au-delà des frontières de son pays, et ses œuvres sont aujourd'hui exposées dans les musées du monde entier.

En ce moment, c'est à la Maison Européenne de la Photographie (MEP) à Paris. La France a beaucoup joué dans sa reconnaissance puisque son travail a déjà été montré à la fondation Luma à Arles en 2016 et à la Fondation Louis Vuitton en 2017, l'année où Zanele Muholi a été élevé·e au grade de chevalier·ère de l'Ordre des Arts et des Lettres.

L'accrochage de la MEP réunit plus de trois cent cinquante œuvres dont l'impact est si puissant qu'il réduit au silence les visiteur·ses, sorti·es de leur zone de confort. "Ce qui est intéressant avec Zanele Muholi, c'est que la source de ses images est locale, mais que leur implication est universelle tant cet·te artiste est devenu·e une figure mondiale de la cause LGBTQIA+", analyse Simon Baker, le directeur de l'institution.

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Des photographies qui racontent le racisme

COURTESY OF THE ARTIST AND STEVENSON, CAPE TOWN/JOHANNESBURG AND YANCEY RICHARDSON, NEW YORK. ZANELE MUHOLI

Une grande partie des images exposées sont des autoportraits regroupés dans une série intitulée Somnyama Ngonyama. Salut à toi, Lionne Noire (Éd. Delpire), entamée en 2014. Beaucoup sont inspirées d'épisodes vécus.

Sur l'une, son visage est emmailloté dans un film plastique. "Cette œuvre est une réaction aux contrôles des passeports dans les aéroports, où l'on est souvent victime de profilage racial", écrit son auteur·rice. Sur d'autres, son crâne est hérissé de pinces à linge ou tapissé d'éponges inox. Ces accessoires constituent un hommage à sa mère, Bester, disparue en 2009, qui a travaillé quarante-deux ans comme employée de maison.

"C'est la personne que j'admire le plus. C'est grâce à elle que je respire, que je traverse la vie et que je raisonne."

Des autoportraits engagés

D'autres images requièrent une connaissance de l'histoire de l'Afrique du Sud pour en décrypter le sens – les pneus en caoutchouc autour de son cou font référence au "necklacing", le châtiment infligé autrefois aux collaborateurs présumés de l'apartheid ; le chapeau de mineur et les lunettes de protection rappellent le massacre de Marikana en 2012, où trente-quatre ouvriers en grève ont été tués par la police.

"Mes autoportraits sont l'occasion de reconquérir et redéfinir le cadre de mon identité, ils me permettent aussi d'échapper aux projections que les autres se sont autorisés à faire sur moi", confie l'artiste, qui a opté pour une manière souvent spectaculaire de se mettre en scène – son sens de la théâtralité fascine d'autant plus que tout destinait Zanele Muholi, a priori, à rester du côté des "invisibles".

Ses origines modestes – une jeunesse passée dans un "township" à Durban où, jeune femme, elle pensait à une carrière de coiffeuse. Sa sexualité – l'artiste s'identifie comme non-binaire (ni féminin ni masculin), impose dans les textes officiels produits sur elle le pronom neutre "iel" et s'est même rebaptisé·e depuis 2017 "Sir Zanele Muholi". Sa couleur de peau, enfin, qui aurait pu constituer un frein dans un monde de l'art régi par les puissances occidentales.

Sir Zanele Muholi et ses 500 portraits

Avant d'entamer la série Somnyama Ngonyama, Zanele Muholi s'est fait connaître avec un autre travail plus documentaire, Faces & Phases ("Visages & Phases"), démarré en 2007. La série est riche à ce jour de 500 portraits de personnes issues des communautés lesbiennes, non-binaires et transgenres.

L'artiste a donc commencé par prendre des photos des autres… qui lui tendaient le miroir de son propre visage. Le Cabinet de photographie du Centre Pompidou a acquis une partie de cet ensemble. Pour Damarice Amao, attachée de conservation, "ces portraits frontaux, où chaque personne la regarde dans les yeux, établissent un espace de complicité. Ils sont le fruit d'un dialogue, d'une coconstruction et c'est ce qui fait leur poignante unité".

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Un travail militant et dangereux

COURTESY OF THE ARTIST AND STEVENSON, CAPE TOWN/JOHANNESBURG AND YANCEY RICHARDSON, NEW YORK. ZANELE MUHOLI

Leur auteur·ice formule les choses autrement : "Il s'agit d'inviter les autres à se présenter, afin d'élargir les récits proposés dans le monde." Toute la question est, en effet, de créer des espaces de résistance en produisant ses propres icônes, en imposant son propre panthéon.

La force de son art est intrinsèquement liée à son militantisme.

Car si Zanele Muholi ne photographie pas ses pairs, ne magnifie pas les "invisibles", qui le fera ? Marie-Ann Yemsi, curatrice germano-camerounaise qui a piloté l'an dernier l'exposition Ubuntu, un rêve lucide au Palais de Tokyo, à Paris, considère que "la force de son art est intrinsèquement liée à son militantisme. Zanele Muholi montre une détermination sans faille à réinscrire ces communautés dans l'histoire de l'art du continent africain, à mettre en lumière toutes ces personnes qui sont empêchées d'exister, jusqu'à la mort parfois. Il ne faut pas oublier que les lesbiennes en Afrique du Sud sont victimes de viols dits 'correctifs', censés modifier leur orientation sexuelle".

L'artiste n'est d'ailleurs pas à l'abri de critiques et d'attaques dans son pays. La ministre sud-africaine de la Culture, invitée à l'un de ses vernissages, a ainsi battu retraite en criant à "l'immoralité" lorsqu'elle a découvert ses images. Son studio photo a été vandalisé. "Il faut beaucoup de courage, poursuit Marie-Ann Yemsi. Et je me demande parfois comment Zanele fait pour mener à bien tout ce qu'elle entreprend, entre sa carrière et ses engagements."

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Zanele Muholi veut "rétablir la vérité au nom de tous ceux qui ont souffert" d'injustices

COURTESY OF THE ARTIST AND STEVENSON, CAPE TOWN/JOHANNESBURG AND YANCEY RICHARDSON, NEW YORK. ZANELE MUHOLI

Zanele Muholi se présente non pas comme un·e artiste mais comme un·e "activiste visuel·le", héritier·ère, en cela, de David Goldblatt, le père de la photographie sud-africaine, qui a documenté soixante-dix ans durant l'histoire de son pays.

Au début des années 2000, Zanele Muholi a fréquenté son école de photographie à Johannesbourg et tout appris de ce mentor. Sa carrière photo est en pleine ascension, mais elle ne constitue qu'une partie de son quotidien. En 2002, l'artiste a cofondé le Forum for the Empowerment of Women, une organisation engagée dans le plaidoyer, l'éducation et l'action en faveur des lesbiennes noires.

En 2009, cet·te infatigable activiste a mis en place la plateforme inkanyiso.org ("lumière", en zoulou) pour y réunir les témoignages et les compétences des personnes queer, et a créé en 2022 à Cape Town le Muholi Art Institute, une académie qui a pour but de "développer l'éducation artistique dans les zones marginalisées telles que les townships et les zones rurales, où la majorité des créateurs noirs résident mais ne disposent pas des ressources qu'ils méritent".

La volonté ultime de rétablir l'Histoire

Carole Kvasnevski, sa galeriste à Paris (à Cape Town, c'est Stevenson qui représente l'artiste, et Yancey Richardson à New York), voit en Zanele Muholi un·e guerrier·ère qui "combat toutes les formes de préjugés et d'iniquités. Elle a aussi à cœur que ce que lui rapporte sa carrière soit réinvesti dans ses engagements".

La photographie m'a sauvé la vie.

À cet égard, Zanele Muholi rend au centuple ce qui lui a été donné. "La photographie m'a sauvé la vie. J'ai découvert jeune que l'appareil photo était un outil qui me permettait d'exprimer ce que j'avais en moi – les sentiments, la douleur, les humiliations… Ma tâche essentielle, désormais, est de créer des archives photographiques qui subsisteront après nous. Les gens se sont vu refuser l'accès aux ressources, l'accès à leurs terres, leurs voix ont été réduites au silence, l'histoire a été falsifiée. Je dois trouver un moyen de commencer à rétablir la vérité au nom de tous ceux qui ont souffert de ces injustices, et de la nouvelle génération qui a besoin de s'approprier son histoire."

Zanele Muholi, jusqu'au 21 mai à la Maison Européenne de la Photographie, à Paris

Cet article a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 846, daté mars 2023. 

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