L'inclusion, ou plutôt le manque d'inclusion. Voilà une des problématiques du secteur de la mode. Toutefois, ces dernières années, des efforts conséquents ont été faits par l'industrie, qui se montre plus que jamais encline à faire bouger les lignes.

Les questions de diversité ethnique, d'âgisme, mais aussi de diversité de morphologies dans les castings de mannequins ont progressé, tandis que la volonté de rendre plus accessible la mode adaptée (aux personnes à mobilité réduite) grandit chez de plus en plus de marques.

Reste que la vision très occidentalo-centrée inhérente au secteur du textile, avec ses 4 capitales de la mode mondiale (New York, Londres, Milan, et le berceau de la haute couture qu'est Paris) oublie parfois qu'il existe ailleurs d'autres fructueuses terres de mode. Parmi elles, le vaste continent qu'est l'Asie, avec ses cultures et traditions multiples propres à chaque nationalité.

Et quand on zoome sur la map-monde mode, il n'est pas rare d'oublier le sud de l'Asie. Mais Yamini Banker et Soumil Sharma se sont donné la mission d'y mettre un terme. 

La mode asiatique en Occident : une représentation déséquilibrée

Combien de créateurs sud-asiatiques pouvez-vous nommer ? Il y a bien Rahul Mishra, premier styliste indien à défiler pendant la semaine de la mode de Paris ou encore Gaurav Gupta, couturier prisé par les plus grandes stars internationales, dont Cardi B.

Mais hormis ces grands noms, on ne peut qu'admettre que les designers de cette région sont beaucoup moins visibles que leurs voisins présents par exemple à l'Est du continent.

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Yohji Yamamoto, Kenzo Takada, Issey Miyaké, Guo Pei, Yoon Ambush, Rei Kawakubo à l'origine de la marque Comme des Garçons... Les noms de ces stylistes (la plupart que l'on vient de nommer sont Japonais, ndlr) sont déjà entrés dans l'histoire de la mode, tant elle s'est écrite avec eux.

Kenzo Takada (à gauche) et Karl Lagerfeld (à droite)

Et leur succès rend d'autant plus évident le manque de représentation des créateurs sud-asiatiques sur le marché occidental. Un constat qui a sauté aux yeux de Yamini Banker.

Du constat à l'action : une plateforme pour faire bouger les lignes

À la fin des années 2010, elle travaille pour les plus prestigieuses griffes telles que Schiaparelli via son job de senior account executive chez Stellae Paris. Pour autant aujourd'hui, elle nous avoue ne pas avoir le souvenir "d'avoir travaillé a minima avec un seul client ou retailer indien".

L'entrepreneuse originaire de Jaunpur en Inde en a toujours été consciente, mais c'est en 2023 qu'elle décide de pallier ce problème. Elle fonde The Silk Road, une "plateforme qui se concentre sur la mise en avant de créateurs de mode sud-asiatiques spécialisés dans l'artisanat haut de gamme".

Avec elle, son bras droit Soumil Sharma, quivient de Jammu-et-Cachemire dans le Nord de l'Inde et qui a étudié à l'École normale supérieure de Paris, là où ils se sont rencontrés.

"Yamini et moi partagions le même point de vue", raconte Soumil Sharma. "Le marché de la mode en Europe est tellement saturé. Avec The Silk Road, nous voulions créer une plateforme afin de représenter des personnes et des talents émergents originaires de pays en développement et de pays développés", explique t-il posément.

En soulignant expressément, que c'est sa partenaire qui est à l'initiative du projet. "Elle voulait avoir un vrai impact dans le monde", rapporte t-il.

Tous deux investissent alors un créneau inexistant, conscients d'une réelle inégalité et prêts à changer la donne.

The Silk Road, une marketplace qui relie l'Est et l'Ouest

Les ambitions de la marketplace, née des concertations entre Yamini Banker et Soumil Sharma, se devinent dans son nom : The Silk Road (en français "La route de la soie", ndlr). Une référence non dissimulée aux routes commerciales qui formaient un pont entre l'Asie et l'Europe. Elles servaient jadis de transit de marchandises telles que des épices et des matériaux précieux comme la soie. 

Ce réseau d'échange commercial historique marque les prémices de la mondialisation moderne. "C'est à partir de là que tout a commencé. Et avec The Silk Road, nous voulons apporter cette essence du commerce et de l'échange à travers la mode et l'art", illustre Sharma.

Le principe est donc le suivant : The Silk Road sert de vitrine en ligne à travers laquelle les internautes découvrent le travail de designers sud-asiatiques prometteurs et peuvent, par la même occasion, acheter les designs de ces artistes.

Un système de marketplace classique donc, à la seule différence que l'atout de TSR est sa curation gérée par le duo Banker-Sharma de façon assez impressionnante.

"Il m'est très important de parler aux créateurs. Je ne veux pas choisir une marque simplement pour en avoir une de plus [dans mon catalogue]. J'ai besoin de savoir d'où ils viennent, pourquoi ils créent et quel est leur processus de pensée lorsqu'ils créent. Notre première réunion se déroule toujours avec le fondateur de la marque : nous discutons, nous apprenons à nous connaître. Ensuite, on parle de la façon dont ils produisent. Comment se déroule la fabrication ? Quels sont les matériaux utilisés ? etc.", nous explique Yamini Banker. 

Le sens du détail et du marketing

Un sens du détail qui pousse la businesswoman à effectuer des allers-retours entre Paris et l'Inde pour rencontrer, visiter les ateliers, et analyser chaque prospect.

"En fin de compte, c'est une question d'argent", confie franchement Yamini Banker. "J'ai vraiment besoin de me connecter avec une personne en qui j'ai confiance et que j'apprécie, parce qu'une fois que je présente une marque X ou Y sur ma plateforme, elle devient ma marque. Si un client de The Silk Road a un problème avec un produit, ce n'est pas le problème du fondateur de la dite marque, ça devient mon problème."

Depuis seulement un an d'existence, la plateforme The Silk Road référence 15 griffes basées dans le sud de l'Asie. Impliquant des labels proposant du prêt-à-porter haut de gamme et fondées par des stylistes indiens, coréens, ou encore chinois désireux de promouvoir un savoir-faire qu'on ne trouve nulle part ailleurs : de la marque de couture artisanale Papa Don't Preach au label Studio Rigu dont les items confectionnés en tissus éco-responsables (100% coton, soie végane,...) font envie.

Plusieurs siècles en arrière, il fallait emprunter la mer ou la voie ferrée pour suivre le parcours de la Route de la Soie : aujourd'hui, le projet de Yamini Banker et Soumil Sharma utilise les voies digitales. 

Un double enjeu d'apprentissage

Né au printemps 2023, les fondateurs de l'e-shop ont inauguré cinq mois plus tard un studio sur rendez-vous matérialisant davantage leur volonté de créer un lien entre les designers asiatiques et leurs futurs clients originaires de l'Ouest.

De plus, TSR bénéficie de l'aide de l'agence de mode parisienne PR You pourfaire la promotion de l'e-shop auprès de la presse internationale et organiser des événements physiques comme des pop-ups.

The Silk Road fait face à un double enjeu : s'il faut éduquer les consommateurs européens à la mode sud-asiatique, les gestionnaires de la marketplace doivent également apprendre à leurs collaborateurs sud-asiatiques les codes du marché occidental.

"On leur donne une ligne directrice pour s'améliorer au niveau international car même si ce sont de grandes marques, le marché européen est différent et ici la concurrence est rude", explique l'architecte et chercheur en design Soumil Sharma.

Concrètement, Soumil Sharma et Yamini Banker conseillent leurs collaborateurs notamment sur les fourchettes de prix des vêtements qu'ils proposent. Il s'agit toujours d'échanges ouverts et le dernier mot revient au créateur de mode.

Pour s'assurer de toujours plus de visibilité, The Silk Road redouble aussi d'efforts pour trouver des retailers prêts à exposer dans leurs magasins les créations de nos chers stylistes venus d'ailleurs.

Déconstruire les clichés

Mais l'enjeu principal de The Silk Road derrière toutes ces actions est de déconstruire les clichés qui plombent encore la mode asiatique et notamment indienne, alors même que de nombreuses marques internationales utilisent leur savoir-faire textile. 

"Les occidentaux pensent que nous ne portons que des saris tous les jours, ce n'est pas vrai. On porte beaucoup de choses normales et nous avons de très bons créateurs émergents", soutient la native de Jaunpur en Inde.

Voici un des stéréotypes que Yamini Banker et son allié Soumil Sharma déconstruisent par le biais de leur plateforme consacré au prêt-à-porter haut de gamme. À travers son portefeuille de marques, TSR vise à mettre en lumière les divers savoirs-faire existants dont les designers de mode sud-asiatiques émergents, se saisissent telles que la broderie Sujani maîtrisée par le label Margn.

TSR donne aussi de la visibilité à des talents prometteurs, issus parfois de milieux peu favorisés et travaillant parfois avec seulement un ou deux couturiers dans leur équipe technique.

Rien à voir avec les Rahul Mishra et autres Manish Malhotra qui se sont faits un nom grâce notamment à la couture nuptiale, secteur hyper luxueux et fermé. 

Rêvant d'une meilleure inclusion pour les créateurs sud-asiatiques dans le secteur de la mode internationale, les inventeurs de The Silk Road rejoignent, aux côtés des membres du collectif Air Afrique ou encore du Black In Fashion Council, la liste de personnalités racisées qui, avec la mentalité "pour nous, par nous", remodèlent la face de la mode.