"Les malles seront fermées le 30 novembre, direction Manchester !" claque Aska Yamashita, la flamboyante directrice artistique de Montex, l'une des Maisons d'art qui œuvrent au prochain défilé Chanel prévu le 7 décembre dans le nord de l'Angleterre. Nous sommes deux semaines plus tôt et le compte à rebours pour finaliser les quelque soixante-dix tenues a commencé au 19M, situé dans le 19e, aux portes de Paris.
Sous un ciel d'ardoise battu par la pluie, cette bâtisse de verre et de béton de 25 000 m2 signée par l'architecte Rudy Ricciotti surgit tel un gigantesque métier à tisser qui déploierait gracieusement ses fils de trame blancs.
Depuis 2019, c'est ici que sont rassemblés les ateliers dits « des Métiers d'art », appartenant à la filiale Paraffection de Chanel. Parmi eux : le brodeur Lesage, le plumassier et spécialiste des fleurs Lemarié, le bottier Massaro, l'atelier de broderie et de décoration Montex...
Certaines de ces entreprises, rachetées par Chanel dès 1985, ont été fondées au xixe siècle et perdurent comme fournisseurs de la Maison au double C, mais aussi d'autres griffes de couture et de prêt-à-porter de luxe.
Le défilé qui se tiendra dans quelques jours à Manchester tient du grand bal annuel célébrant l'excellence de leurs savoir-faire.
Reportage au coeur de la préparation du défilé Chanel Métiers d'art 2023-2024
En ce petit matin frisquet, l'atmosphère est studieuse dans les coursives du 19M, labyrinthe moderniste menant vers les rêves les plus fous, pourvu qu'ils soient cousus de paillettes, de camélias (la fleur iconique de la Maison) ou de tweed.
Quelque 600 artisans, dont 81 % de femmes, s'y croisent quotidiennement. "Tout a démarré mi-octobre quand Virginie Viard -directrice artistique de Chanel, ndlr- est venue au 19M donner ses impulsions et sélectionner des échantillons", témoigne Aska Yamashita. Soit Manchester, royaume de la pop mondiale, ancienne ville ouvrière transie de football, cité fameuse pour son industrie du coton au xixe siècle et pour avoir vu naître la star british des suffragettes, Emmeline Pankhurst, en 1858.
"Je n'ai pas voulu faire des looks de rockers. Pour construire cette collection, je me suis davantage inspirée de la fille amoureuse de musiciens. Le tweed est l'élément central mais je n'avais pas envie de recréer le look de Gabrielle Chanel quand elle s'habillait dans les vestes du duc de Westminster. Je me suis inspirée de la Coco qui donnait des couleurs à ses tweeds. J'y ai ajouté une effervescence pop", commente Virginie Viard.
Dont acte : le 7 novembre au soir, la nuit ocre de Manchester est attisée de tweeds pétaradants, vert pré, fuchsia vibrant, orange mécanique.
Sur les mannequins, dont les pétulantes Britanniques Edie Campbell et Karen Elson, on repère aussi des signatures plus punk (cuirs souples, épingles à nourrice rebrodées en double C sur le bustier d'une robe) et des détails d'une Angleterre kitsch (ravissantes tasses à thé brodées sur des sacs) et populaire (écussons façon maillot de foot).
Et bien sûr l'ombre de "Madchester", cette énergie rock vénéneuse qui fait foncer les filles sur un bitume trempé où se reflète l'obsédante brique rouge locale. Parmi les looks, encore, une robe signée Montex brodée de paillettes pastichant des disques vinyles.
Car ici, dans la ville et ses faubourgs, sont nés The Smiths, Joy Division, New Order, Oasis... Ici a surgi la fameuse Factory Records, laboratoire de sons nouveaux et label ayant créé, grâce à Peter Saville, certaines des plus splendides pochettes d'albums au monde.
Ici ont vibré, à partir de 1982, les platines acides de l'Haçienda, club indé devenu culte, précipité chimique de toutes les cultures musicales de la décennie : une folle fièvre vengeant l'âpreté de la ville.
Le même Peter Saville, devenu directeur artistique prisé du luxe, a été embarqué à bord du « Chanel Tour » dans la cité anglaise - il a signé la bande-annonce du défilé. Un symbole de sa mue fulgurante.
"La Factory, très inspirée des avant-gardes de l'entre-deux-guerres, est un mouvement créé par des jeunes gens qui disaient "f ***" à la société et cherchaient à déplaire par une forme de terrorisme esthétique, décrypte Michka Assayas, critique rock et auteur d'In a Lonely Place.
Cette esthétique était minimaliste, portée par un prestige underground : il ne fallait aucune publicité, les noms des groupes étaient à peine visibles sur les pochettes, même la plaque de l'Haçienda se décelait difficilement sur le mur. Les artistes de Factory étaient guidés par une éthique utopiste, un regard lucide et sombre sur la société."
Un héritage remixé par Chanel, et forcément un peu adouci. Il faut la verve du DJ Dave Haslam, prince de l'Haçienda, pour rappeler que, certes, "certains révolutionnaires sont devenus l'establishment ».
Mais derrière Manchester « the Pop Cult City », titre d’un de ses livres , se niche "une ville toujours très fière de sa radicalité, de son esprit d’indépendance et même de résistance, de son goût du risque ", insiste-t-il.
" Cette rébellion de la scène musicale de Manchester m’a passionnée, je voulais témoigner de ce contraste en désacralisant, et même presque en maltraitant le tweed, en le triturant, en le déchirant ", détaille Christelle Kocher, la directrice artistique de la Maison Lemarié, qui assume «"cette irrévérence propre aux Anglais, ce mélange mi-punk, mi-bourgeois ".