Lectrice, ceci est un article de mauvaise foi. Autant l'avouer d'emblée, la personne qui l'écrit est une incorrigible, une épouvantable, une indécrottable retardataire. Elle se demande même si Marie Clairene lui a pas commandé ce travail par pure bienveillance pour qu'à la faveur de son enquête, elle trouve enfin un spécialiste à consulter d'urgence. Hélas, le retardataire n'est pas si facile à réformer. Car il ne l'avouera pas facilement mais, au fond, il pense qu'il a raison. Il est très attaché à ses retards, il s'en vanterait presque.

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Mettez plusieurs retardataires ensemble et ils se livrent à un concours de leurs pires performances. Il y a les optimistes, qui prévoient beaucoup trop de choses à faire dans le temps imparti. Les angoissés, qui ont peur du vide et bourrent leurs soirées de rendez-vous. Les étourdis, incapables de sortir de leur bulle. Les indécis, qui dans le fond n'ont pas envie d'aller à ce rendez-vous mais ne savent pas dire non. Les mal-aimés, qui pensent que de toute façon, personne ne les attend. Les éternels coupables, qui arrivent désolés, contrits.

Et, enfin, la grande famille des procrastineurs, ceux qui repoussent leur devoir jusqu'au dernier moment et trouvent soudain indispensable de repeindre la cuisine ou de se faire les ongles, puis se maudissent et finissent exsangues, le cœur battant, jurant de ne plus jamais recommencer.

Un sas de sécurité avec le monde

Mais les retardataires qui arrivent toujours et systématiquement en retard constituent une espèce rare. Le plus souvent, un partage s'opère dans leur mésemploi du temps. Certains, très à cheval sur les horaires dans leur vie professionnelle, relâchent la pression en privé. D'autres sont ponctuels, sauf chez le médecin, pour payer leurs impôts ou sortir en amoureux : le retard est parfois un langage cristallin. Et une étrange horloge intime creuse d'autant plus le retard qu'un rendez-vous comporte d'enjeu affectif.

La France est le seul pays au monde où les gens s'excusent d'être à l'heure…

"Je ne rate jamais un train ni un avion, dit par exemple Anaïs. Mais je suis en retard chez le psy, aux dîners de famille, aux soirées entre amis, j'ai même été en retard pour un entretien d'embauche. Je ne compte plus les fois où je me suis mise à pleurer dans le métro en me demandant “Pourquoi ?!”" Refus des contraintes ou recherche des limites, peur du succès ou peur de l'échec, peur de la solitude ou au contraire peur de trop d'intimité : les explications des ouvrages de psychologie laissent le choix. Les chercheuses américaines Jane B. Burka et Lenora M. Yuen parlent d'un ensemble de "stratégies de protection"1.

Voilà au moins une idée reçue détruite : le retardataire n'est pas flemmard, il est couard. Le retard lui sert d'amortisseur, de sas de sécurité avec le monde. Le plus étonnant est peut-être qu'il n'interdise pas totalement l'efficacité ni la réussite professionnelle. Diane Ballonad Rolland, coach en gestion du temps2, explique : "Les retardataires savent souvent jusqu'où aller. Mais on peut aussi s'interroger sur le coût de ce comportement, en termes de souffrance, de qualité du travail, de stress. Et puis dans les métiers de création et de réflexion, l'inspiration ne se commande pas. Il y a un juste moment pour faire les choses. La procrastination est parfois une excellente stratégie." 

Mais lorsque le comportement vire au sabotage, elle pointe des processus inconscients : "Il est intéressant d'identifier les mécanismes de répétition et de creuser les raisons". La ponctualité est aussi une affaire de culture. "La France est le seul pays au monde où les gens s'excusent d'être à l'heure…", s'amusait l'humoriste anglais Sebastian Marx dans une chronique sur France Inter. 

Mais combien de temps notre fameux "quart d'heure de courtoisie" résistera-t-il à l'horloge universelle, qui est aussi en train de coloniser l'Amérique du Sud et l'Afrique ? Dans une civilisation qui exalte la vitesse et exècre l'attente, le retard n'est plus un accident mais une faute morale, un crime de lèse-modernité. La France a un "retard numérique", la Chine un "retard démocratique". Les gens qui mangent de la viande sont en retard sur les végétariens, la loi sur la PMA est en retard sur la société, et tout le monde est en retard sur son programme de remise en forme. Le présent a disparu : nous sommes toujours déjà en retard, comme devant ces rayons de cartables que mettent en place les supermarchés dès le mois de juillet. Comment s'étonner de notre apathie lorsque les spécialistes du climat nous répètent que si on ne fait rien, il sera bientôt trop tard ? Nous sommes blasés, immunisés. Trop de retard tue le retard.

Et si Alice retournait aujourd'hui au pays des merveilles, le lapin blanc ne tiendrait plus à la main une montre à gousset mais un téléphone portable.

Le retardataire "brille par son absence"

Dans cette hantise généralisée, prendre son temps acquiert un attrait irrésistible. À défaut de changer le monde, le retardataire résiste. Le tout premier retard de l'humanité n'appartient d'ailleurs pas à n'importe qui. C'est Socrate himself qui arrive en retard à la leçon du sophiste Gorgias dans le dialogue du même nom. Il l'a fait exprès, évidemment, car Socrate se moque de ce rhétoriqueur virtuose et de ses effets de manches. Socrate ne croit pas à la force du discours : son truc à lui, c'est le grain de sable. Grain de sable, le retardataire l'est aussi parce qu'il a un peu trop bien retenu l'avertissement de Sénèque dans De la brièveté de la vie : le temps est ce que nous possédons de plus précieux. Si vous ne savez pas quoi en faire, le retardataire a mille idées à vous proposer.

Le retard coûte cher en angoisse, pour soi et pour les autres, mais il offre des instants de pure jouissance existentielle, ce qui s'approche peut-être le plus d'une expérience physique de la théorie de la relativité. Dans ces instants, le temps s'étire, se déforme, devient trou noir et pâte à modeler, on le vole, on en jouit, on le viole peut-être aussi, en lui prenant de force ce qu'il ne donnera pas autrement. Il glisse aussi le risque du dérapage dans nos existences fléchées. Le retard, c'est la vie, le désordre, l'école buissonnière et le principe de plaisir contre le chronomètre, cette vilaine faucheuse qui marche au pas, anonyme, industrielle, implacable.

Évidemment, pointe là le fantasme de toute-puissance. C'est le président Macron, autoproclamé "maître des horloges", réputé pour ses retards spectaculaires. C'est Lagerfeld, arrivant chez Chanel à quatre heures de l'après-midi. Le retardataire "brille par son absence" et en profite pour vérifier son poids sur le monde. Mais c'est aussi l'enfant qui lambine pour s'habiller et fait enrager ses parents – son seul petit pouvoir sur un emploi du temps entièrement contrôlé par d'autres. Car le retard est aussi une affaire de pouvoir. Plus on s'élève dans la hiérarchie sociale, plus on vous passe vos retards : une injustice criante que les retardataires à la petite semaine entendent réparer en s'appropriant eux aussi ce privilège des rois.

Alors, roi ou mendiant, le retardataire ? Dans son séminaire Comment vivre ensemble, au Collège de France en 1977, Roland Barthes consacrait une leçon à l'idiorythmie. Il y parlait, la voix émue, d'une communauté fantasmée, une utopie du passé, celle des premiers moines chrétiens, qui avaient choisi la solitude mais se retrouvaient pour un repas, une conversation, la prière, suivant chacun leur rythme pour le reste. Barthes se promène, comme souvent, entre la réalité historique et l'invention personnelle, il est dans la liberté de la pensée. Le temps passe très vite pendant qu'on l'écoute et on se souvient de l'étymologie du bonheur, qui est une affaire de chance, mais aussi de "bonne heure" : le bon moment, le juste rythme, le plaisir de l'instant.

1. Comment ne plus être en retard, éd. Payot. 2. Auteure de J'arrête de procrastiner, éd. Eyrolles.