Sauver les autres à défaut de pouvoir se sauver soi-même. Tel est le mantra de ceux qui ressentent le besoin quasi-épidermique de régler les soucis des autres avant les leurs, quitte à s’oublier et à se donner corps et âme à ceux qui les entourent. C’est celui qui, au bureau, comble les manquements professionnels de son collègue dépressif, incapable d’entamer un processus thérapeutique.

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En amour, c’est celle qui s’entête à guérir un homme de ses addictions ou de son incapacité à s’engager, persuadée que c’est elle qui le fera changer. Ce sont ceux qui coachent pendant des heures leurs amis empêtrés dans des troubles alimentaires ou des relations amoureuses toxiques. Ceux qui accompagnent un malade à tous ces rendez-vous médicaux quand bien même il ne serait qu’une connaissance ou un lointain parent. Bref, ces petits et grands héros du quotidien qui, à contre-courant du selfcare et autres anglicismes prônant la revendication ultime de son individualité, font de l’altruisme une religion à laquelle il peut être toutefois périlleux d’adhérer.

Amour et codépendance

“Cette volonté, parfois intense, d’aider les autres révèle en réalité des personnalités qui ne se réalisent et ne peuvent exister qu’à travers le soin apporté aux autres”, prévient Anne-Victoire Rousselet, psychologue et thérapeute parisienne, qui détecte chez ces sauveurs une forme de codépendance. Et pour cause, derrière des apparences empathiques et bienveillantes, se dissimule chez les sauveurs des temps modernes une faille narcissique, révélatrice d’une faible estime de soi symptomatique. “L’image qu’ils ont d’eux même est tellement instable et insecure qu’ils ont besoin que l’autre leur renvoie une image positive d’eux-mêmes.”

Reconnaissance, sentiment d’appartenance, amitié, amour : la contrepartie inconsciemment recherchée par celui qui s’adonner à jouer au bon samaritain traduit en réalité un intense besoin d’exister au regard de l’autre. C’est ainsi que dans le couple, un homme ou une femme qui estime ne pas mériter l’amour de son partenaire va se convaincre qu’il lui faut la ou le sauver, que l’autre doit avoir besoin de lui pour recevoir en échange son amour et sa considération, y compris - et surtout - quand le principal concerné ne lui a strictement rien demandé.

Résultat ? Certains “sauvés” qui refusent de l’être n’offrent pas la contrepartie tant espérée, condamnant le sauveur à ruminer déception et frustration. “J’ai l’impression que je fais toujours tout pour tout le monde et que personne ne fait jamais rien pour moi”, pourra-t-on alors entendre de la bouche d’un sauveur en pleine désillusion. “Au tout début d'une relation, le sauveur semble bienveillant et satisfait de son propre altruisme, mais à mesure que le temps passe, il se montre de plus en plus malheureux, déçu, critique et impuissant”, expliquent Mary C. Lamia et Marylin J. Krieger, deux psychologues californiennes et auteures de l'ouvrage Le Syndrome du sauveur, décrivant l'évolution presque systématique de celui qui s’est durablement oublié au bénéfice d’autrui. “On perd son estime de soi, ses aspirations, son énergie, ses ressources. On ne développe aucun sentiment d’être soi. Après avoir fini d’aider l’autre, on ressort épuisé émotionnellement et psychiquement”, énumère Anne-Victoire Rousselet à propos des méfaits de ce syndrome ambivalent.

Des enfances volées

À l’origine de ce malaise muté en raison d’être, on note des déterminants multiples allant de notre éducation, des valeurs qui nous ont été inculquées, à des sentiments névrotiques plus insidieux tels que la culpabilité ou encore la sensation que nous ne sommes pas accompli et que cet altruisme exacerbé va d’une certaine manière nous épanouir. “Il y a un déclic dans l’existence, un environnement donné, qui fait qu’un jour, on rentre en engagement”, appuie Anne-Victoire Rousselet.

D’autres spécialistes, comme la psychothérapeute française Laurie Hawkes ou la Belge Stéphanie Haxhe pointent plus précisément un déséquilibre affectif et psychologique pouvant remonter à l’enfance. “Ce sont ceux qui ont dû aider une maman malade, contribuer fortement à élever leurs frères et sœurs ou qui ont dû faire face à un parent violent”, détaille Laurie Hawkes. Des “enfants parentifiés” en somme, comme le titre Haxhe dans son ouvrage dédié, qui ont dû se dédier dès le plus jeune âge aux besoins des adultes avec qui ils vivaient, reléguant les leurs en bas de l’échelle des priorités.

L’idée est de se mettre d’accord avec l’autre sur ce qu’on peut effectivement faire pour lui, mais aussi avec nous-même

Problème ? Cet inversement notoire des rôles a tendance à poursuivre le sauveur de fait jusqu'à sa maturité, ce dernier ayant tendance à vouloir s’entourer de partenaires, d’amis ou de collègues qui auront eux aussi besoin de se voir prodiguer des soins. Un désir illusoire voué immanquablement à l’échec, ces relations se trouvant par essence placées sous le signe du déséquilibre. "La difficulté majeure de ces personnes programmées pour prendre en charge l'autre, c'est qu'elles ne savent pas s'abandonner, explique Stéphanie Haxhe. Elles n'ont jamais été enlacées dans des bras qui les rassuraient, et ce qu'elles réclament à l'autre, c'est la part d'amour infantile qu'elles n'ont jamais reçu. Une quête insatiable, forcément". Mais pas impossible.

Travailler l’estime de soi 

Car si personne n’est effectivement à l’abri du syndrome du sauveur, il n’en reste pas moins un simple mécanisme cognitif que l’on peut potentiellement rééquilibrer. “Pour corriger ce réflexe, il faut travailler l’estime, l’amour de soi”, encourage Anne Victoire Rousselet qui encourage les “sauveurs” à oser le saut dans l’inconnu en acceptant d’être aimé non pas pour les soins qu’ils prodiguent, mais pour ce qu’ils sont réellement.

Un risque que certains ne sont pas prêts à prendre, craignant qu’en arrêtant de secourir la veuve et l’orphelin, ces derniers se détournent d’eux et les condamnent à une solitude avérée. “J’encourage alors mes patients à renouer avec la notion de contrat, ajoute Laurie Hawkes. L’idée est de se mettre d’accord avec l’autre sur ce qu’on peut effectivement faire pour lui, mais aussi avec nous-même afin de savoir si nous sommes prêts à rendre ce service sans attendre, ni amour, ni reconnaissance démesurée.” Une façon de se donner à l’autre de manière plus adaptée, plus proportionnée et de troquer le sauvetage pour un service rendu avec consentement.

À l’aise dans ses baskets, on donnera alors de façon plus adaptée, plus proportionnée voire de façon plus efficace pour celui qui reçoit notre aide. Car comme le dit le proverbe, charité bien donnée commence par soi-même.