"C'est le jour le plus important de l'année, celui du défilé de fin de collection tant attendu qui me permettra peut-être, à moi et à mes camarades de promotion, d'être repérée et de devenir un grand nom de la mode. C'est du moins ce dont nous rêvons. Au début des années 2000, j'étudie en troisième année dans une prestigieuse école de mode parisienne, et je viens de mettre une touche finale aux tenues à présenter. Trois filles et trois garçons doivent défiler mais comme dans la chanson de Taxi Girl, il me manque un garçon.

Je cherche une silhouette grande et fine, l'air du temps est aux habits cintrés, portés près du corps, plutôt sombres. Notre roi à tous s'appelle Hedi Slimane.

Vidéo du jour

Chez Dior, il est en train de révolutionner le vestiaire masculin avec ses jeans slim, ses vestes minimalistes surmontant des chemises virginales et ses cravates fines ; notre bande-son, ce sont les “bébés rockers” comme les BB Brunes et Naast. Justement, leurs chanteurs ou leurs guitaristes seraient parfaits pour l'occasion mais c'est impossible.

Une de mes professeur·es suggère une solution plus simple : piocher parmi les étudiants de première année.

Dans ses yeux comme dans les miens, l'attirance est évidente

En effet, il y en a un qui sort du lot, je l'avais repéré à son arrivée : ses ongles sont vernis en noir, il se maquille les yeux avec du khôl, il est très androgyne, il semble avoir des années d'avance sur la mode à venir.

Fébrile, je vais le voir et lui propose de sauver mon défilé, ce que le dénommé Laurent, très flatté, accepte volontiers. L'évènement sera un franc succès, je serai non seulement diplômée avec mention mais les images du défilé seront sélectionnées pour le catalogue et le site de l'école.

Quand nous nous voyons dans un café pour en parler, nous comprenons que de l'électricité passe entre nous, ce n'est plus un café-confidences mais autre chose, un "date", comme on dit aujourd'hui. Dans ses yeux comme dans les miens, l'attirance est évidente. Le soir venu, nous franchissons le pas.

Au départ, notre relation est fluide

Et voilà que sans même prendre le temps d'y réfléchir, nous sortons ensemble. Il a 20 ans, j'en ai 21, je vis encore chez ma mère en banlieue, et lui loue un appartement. En fonction de nos emplois du temps, on dort chez l'un ou chez l'autre jusqu'à ce qu'on décide de prendre un appartement ensemble dans le quartier de la Bastille.

Très vite, on devient inséparables, de jour comme de nuit. Pourtant, nos caractères diffèrent : Laurent a une personnalité extravertie et festive, moi, je suis plus impulsive, voire capricieuse.

Mes copines m'ont demandé s'il n'était gay. [...] Et quand bien même le serait-il, je m'en moque car je serais alors son exception.

À plusieurs reprises, mes copines m'ont demandé s'il n'était pas gay. Efféminé, oui, mais je leur assure qu'au lit, tout se passe bien, nos galipettes nous font grimper au rideau et il n'y a pas de sa part de demande particulière. Et quand bien même le serait-il, je m'en moque car je serais alors son exception. C'est beau d'être une exception à une règle.

Avant lui, j'ai eu de petites histoires, elles ne duraient pas des années. S'il fallait trouver un mot pour définir cette relation, je dirais qu'elle était “fluide”, fluide comme les vêtements qu'on portait, qu'on imaginait et qu'on créait. Jusqu'au moment où sont arrivés les premiers accrocs au contrat.

Dans le cadre de ses études, Laurent fait un stage dans une boutique, comme nous autres avant lui. Il s'en sort très bien d'ailleurs, son manager l'apprécie et l'encense.

Seulement, quand je lui rends visite, je sens que je gêne un peu, il y a une autre forme d'électricité dans l'air, celle d'un flirt entre collègues, mais je n'en suis pas certaine, je peux me tromper.

Les mois passent et voilà qu'une autre menace pointe le bout de son nez refait : une jeune Américaine, fille de l'actionnaire new-yorkaise de la marque pour laquelle il travaille désormais, débarque à Paris avec ses “total looks” de créateurs. Grande, belle, toujours juchée sur des talons, elle semble sortie de la série Gossip Girl.

Un nouveau test pour notre couple

Je la vois clairement jeter son dévolu sur lui, et lui finit par céder. Ce n'est peut-être qu'une aventure mais je ne transige pas : du jour au lendemain, je pars.

Ce n'est qu'une fois que suffisamment d'eau a coulé sous les ponts que nous nous remettrons ensemble. Beaucoup de couples ont connu ça, c'est une épreuve à surmonter mais notre complicité fusionnelle reste inchangée.

Seulement, plus tard, je me retrouve face à un nouveau test grandeur nature. Laurent change, je le sens et en fouillant dans ses textos et ses e-mails, je découvre qu'il m'a à nouveau trompée. Cette fois-ci, je suis autant en colère que désemparée car, à ma grande surprise, il l'a fait avec un homme, un ami d'ami, et face à ce désir-là, je suis totalement impuissante.

Dans cette configuration-là, je ne peux pas rivaliser et, de toute façon, je n'ai plus l'énergie nécessaire. Immédiatement, je pars avec mes affaires et mon chat, je retourne vivre chez mes parents. On ne se reparlera pas pendant un an, sauf pour des soucis de logistique.

Renouer autrement

Cette nouvelle blessure va prendre beaucoup de temps à se cicatriser, je retombe peu à peu sur terre, je repense aux avertissements de mes amies et me dis que nous avons de toute façon vécu cinq belles années ensemble. Une nouvelle vie commence, je fais des rencontres, je l'oublie, jusqu'au jour où il m'appelle.

Laurent me dit qu'il a besoin de moi, qu'il veut me parler : "J'ai compris que je suis complètement homo et non bi comme je l'ai cru. Il faut que je fasse mon coming out et, pour ça, j'ai besoin de ton aide."

Nous avons toujours aimé nous confier l'un à l'autre, nous nous connaissons trop bien. Je l'aide, bien sûr, et sans le savoir il m'aide aussi.

À cette époque, styliste freelance, je travaille beaucoup, je dessine des collections pour plusieurs créateurs, cette partie-là de mon rêve s'est réalisée. Après la rupture, j'ai réussi à me reconstruire et, malgré le mal qu'il m'a fait, sa fragilité me touche. Je sais à quel point il est douloureux de ne pas pouvoir affirmer sa véritable identité, surtout auprès de sa famille, ça peut dévorer de l'intérieur.

Aussi, alors que nous parlons à bâtons rompus, notre amitié retrouve vite ses marques. Nous avons toujours aimé nous confier l'un à l'autre, nous nous connaissons trop bien. Je l'aide, bien sûr, et sans le savoir il m'aide aussi. En quelques mois, nous devenons les meilleurs amis du monde.

Une sorte de famille recomposée

Bien plus tard, un soir d'ivresse,nous avons bien essayé de recoucher ensemble mais c'était vain. La machine était cassée, cela nous a semblé impossible : Laurent est devenu mon frère, mon âme sœur.

D'ailleurs, cette nuit-là, il m'a dit : “Tu es la femme que j'aurais voulu être et celle que j'aurais aimé avoir.”

Aujourd'hui, j'ai 38 ans, j'ai vécu des histoires sérieuses et des aventures dont nous parlons ensemble. Il me dit souvent que mes mecs ne me méritent pas, que je me mets toujours dans des histoires pas possible. Finalement, son coming out auprès de sa famille s'est bien passé, il vit depuis une longue histoire avec un homme et il a déménagé loin de Paris.

Nous continuons de voyager ensemble en Europe et je rends visite à sa famille à la campagne. Il m'a appelée hier depuis une gare, il fumait une cigarette en attendant son train.

Étrangement, avoir vécu tout ça a renforcé nos liens. Bien sûr, d'autres couples se seraient fâchés à vie, d'autres femmes se seraient senties humiliées et trahies après avoir eu le cœur brisé. Je crois en fait qu'on ressemble aux personnages d'un film de Xavier Dolan, que nous avions beaucoup aimé, Les Amours imaginaires, sur un triangle amoureux d'un nouveau genre.

À notre façon, Laurent et moi, nous sommes une sorte de famille recomposée."

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Article publié dans le magazine Marie Claire n°858, daté mars 2024 - paru en février 2024